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Lentulus, dans le fond, doit assez me connoître
Pour croire que je n'ai sacrifié qu'un traître,
Et que ces cruautés qui lui font tant d'horreur
Sont de ma politique, et non pas de mon cœur.
Ce qui semble forfait dans un homme ordinaire,
En un chef de parti prend un aspect contraire :
Vertueux ou méchant au gré de son projet,
Il doit tout rapporter à cet unique objet.
Qu'il soit cru fourbe, ingrat, parjure, impitoyable,
Il sera toujours grand s'il est impénétrable,
S'il est prompt à plier ainsi qu'à tout oser,

Et qu'aux yeux du public il sache en imposer.
Il doit se conformer aux mœurs de ses complices,
Porter jusqu'à l'excès les vertus et les vices,
Laisser de son renom le soin à ses succès.
Tel on déteste avant, que l'on adore après.
Je ne vois sous mes lois qu'un parti redoutable,
A qui je dois me rendre encor plus formidable.
S'il ne se fût rempli que d'hommes vertueux,
Je n'aurois pas de peine à l'être encor plus qu'eux.
Hors Céthégus et toi, dignes de mon estime,
Le reste est un amas élevé dans le crime,
Qu'on ne peut contenir sans les faire trembler,
Et qui n'aiment qu'autant qu'on sait leur ressembler.
Un chef autorisé d'une juste puissance

Soumet tout, d'un coup-d'œil, à son obéissance :
Mais, dès qu'il est armé pour troubler un état,
Il trouve un compagnon dans le moindre soldat;
Et l'art de le soumettre exige un art suprême,
Plus difficile encor que la victoire même.

LENTULUS.

Songe à les subjuguer sans te rendre odieux.
Mais, avant que le jour nous surprenne en ces lieux,
Au temple de Tellus dis-moi ce qui t'appelle
Son grand-prêtre Probus te sera-t-il fidèle ?
Quoique rien en ce lieu ne bornc son pouvoir,
Je ne sais si Probus remplira notre espoir.
Il est vrai qu'à ses soins nous devons cet asile,
Dont il nous rend l'accès aussi sûr que facile;
Mais au nouveau consul le grand-prêtre est lié
Par l'intérêt, le sang, l'orgueil ou l'amitié.
Lorsqu'à des conjurés ses pareils s'associent,
C'est par des trahisons que tous se justifient.
Aujourd'hui le sénat doit s'assembler ici;
Ce n'est pas cependant mon plus cruel souci.
Je crains, je l'avoûrai, les fureurs de Fulvie;
Et je crains encor plus ton amour pour Tullie
Fille d'un ennemi dangereux et jaloux,

De Cicéron enfin, l'objet de ton courroux.

Eh! comment, dans un cœur qu'un si grand soin entraîne,
Peux-tu concilier tant d'amour et de haine?
L'amour pour tes pareils auroit-il des appas?

CATILIN A.

Ah! si je le ressens, je n'y succombe pas.

Qu'un grand cœur soit épris d'une amoureuse flamme,

C'est l'ouvrage des sens, non le foible de l'ame;

Mais, dès que par la gloire il peut être excité,
Cette ardeur n'a sur lui qu'un pouvoir limité.
C'est ainsi que le mien est épris de Tullie.
Ses graces, sa beauté, sa fière modestie,

Tout m'en plaît, Lentulus; mais cette passion
Est moins amour en moi, qu'excès d'ambition.
Malgré tous les objets dont son orgueil se pare,
Tullie est ce que Rome eut jamais de plus rare :
Je vois à son aspect tout un peuple enchanté,
Et c'est de tant d'attraits le seul qui m'ait tenté:
Sans la foule des coeurs qui s'empressent pour elle,
Tullie à mes regards n'eût point paru si belle.
Mais je n'ai pu souffrir que quelque audacieux
Vînt m'enlever un bien qu'on croit si précieux.
Enfin je l'ai conquis, et sans cette victoire

Je croirois aujourd'hui que tout manque à ma gloire.
Ce n'est pas que l'amour en soit le seul objet :
Loin que de mes desseins il suspende l'effet,

Cette flamme, où tu crois que tout mon cœur s'applique,
Est un fruit de ma haine et de ma politique.
Si je rends Cicéron favorable à mes feux,
Rien ne peut désormais s'opposer à mes vœux:
Je tiendrai sous mes lois et la fille et le père,
Et j'y verrai bientôt la république entière.
Je sais que ce consul me hait au fond du cœur,
Sans oser d'un refus insulter ma faveur;

Il craint en moi le peuple, et garde le silence :
Mais, tandis qu'entre nous Rome tient la balance,
J'ai cru devoir toujours poursuivre avec éclat
Un hymen qui le perd dans l'esprit du sénat.
Au temple de Tellus voilà ce qui m'appelle.
Probus, qu'à Cicéron je veux rendre infidèle,
M'y sert à ménager des traités captieux,

Où, sans rien terminer, je les trompe tous deux.

Mais, loin de confier nos desseins au grand-prêtre,

De ses propres secrets je suis déjà le maître.
J'ai flatté son orgueil par le pontificat;

J'ai parlé pour lui seul en public, au sénat,
Tandis que pour César, aidé de Servilie,
J'engageois Cicéron trompé par Césonie.
Enfin, Probus sait trop que, s'il m'osoit trahir,
Il ne me faut qu'un mot pour le faire périr.
Même ici, par ses soins, je dois revoir Tullie.
Ne crains point cependant le courroux de Fulvie :
Son coeur fut trop à moi pour en redouter rien.

LENTULUS.

Elle a trop pénétré l'artifice du tien,
Pour ne se point venger de tant de perfidie.
Elle est femme, jalouse, imprudente, hardie;
Elle sait tout bientôt nous serons découverts,

Et je n'entrevois plus que de tristes revers.
Que faisons-nous dans Rome? et sur quelle espérance,
Parmi tant d'ennemis, avoir tant d'assurance?
Contre César et toi les clameurs de Caton

Ne cessent d'irriter Antoine et Cicéron.

Ces deux consuls, tous deux amis de la patrie,
Brûlant de cet amour que tu nommes manie,
Peut-être trop instruits de nos desseins secrets,
Préviendront d'un seul coup ta haine et tes projets.
Déjà de toutes parts je vois grossir l'orage :
Crassus devient suspect, t'en faut-il davantage ?
Et tu n'ignores pas que depuis plus d'un jour
Les lettres de Pompée annoncent son retour;

Que Pétréius, suivi de nombreuses cohortes

Bientôt de Rome même occupera

les portes.

César, dont le génie égale le grand cœur,
T'accuse d'imprudence et de trop de lenteur.

CATILINA.

Oui, je sais que César désire ma retraite,
Pour briguer au sénat l'honneur de ma défaite,
Pour voir nos légions marcher sous ses drapeaux,
Et pour profiter seul du fruit de mes travaux :
Mais, si le sort répond à l'espoir qui m'anime,
Je ferai de César ma première victime.

Il est trop jeune encor pour me donner la loi,
Et je n'en veux ici recevoir que de moi.

Qu'ai-je à craindre dans Rome, où le peuple m'adore,
Où je veux immoler ce sénat que j'abhorre?

Le péril est égal, ainsi que la fureur;

Et j'ai de plus sur eux ma gloire et ma valeur.
L'exemple de Sylla n'a que trop fait connoître
Combien il est aisé de leur donner un maître ;
Et ce Pompée enfin, si fameux aujourd'hui,
Tremblera devant moi comme il fit devant lui.
Manlius, avec nous toujours d'intelligence,
Aussi prompt que toi-même à servir ma vengeance,
Avec sa légion doit joindre Célius,

Et Céson avec lui rejoindre Manlius.

Sunnon, des fiers Gaulois le ministre fidèle,
Qui les voit menacés d'une guerre nouvelle,
Habile à profiter de celle des Romains,
Doit de tout son pouvoir appuyer nos desseins.

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