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jugions que l'air qu'elle contient n'est pas une chose ou une substance.

18. Comment on peut corriger la fausse opinion dont on est préoccupé tou chant le vide.

Nous avons presque tous été préoccupés de cette erreur dès le commencement de notre vie, parce que, voyant qu'il n'y a point de liaison nécessaire entre le vase et le corps qu'il contient, il nous a semblé que Dieu pourrait ôter tout le corps qui est contenu dans un vase, et conserver ce vase en son même état sans qu'il fût besoin qu'aucun autre corps succédât en la place de celui qu'il aurait ôté. Mais, afin que nous puissions maintenant corriger une si fausse opinion, nous remarquerons qu'il n'y a point de liaison nécessaire entre le vase et un tel corps qui le remplit, mais qu'elle est si absolument nécessaire entre la figure concave qu'a ce vase et l'étendue qui doit être comprise en cette concavité, qu'il n'y a pas plus de répugnance à concevoir une montagne sans vallée qu'une telle concavité sans l'extension qu'elle contient, et cette extension sans quelque chose d'étendu, à cause que le néant, comme il a été déjà remarqué plusieurs fois, ne peut avoir d'extension. C'est pourquoi si on nous demande ce qui arriverait en cas que Dieu ôtât tout le corps qui est dans un vase, sans qu'il permît qu'il en rentrât d'autre, nous répondrons que les côtés de ce vase se trouveraient si proches qu'ils se toucheraient immédiatement. Car il faut que deux corps s'entre-touchent lorsqu'il n'y a rien entre eux deux, parce qu'il y aurait contradiction que deux corps fussent éloignés, c'est-à-dire qu'il y eût de la distance de l'un à l'autre, et que néanmoins cette distance ne fût rien car la distance est une propriété de l'étendue, qui ne saurait subsister sans quelque chose d'étendu.

19. Que cela confirme ce qui a été dit de la raréfaction.

Après qu'on a remarqué que la nature de la substance matérielle ou du corps ne consiste qu'en ce qu'il est quelque chose d'étendu, et que son extension ne diffère point de celle qu'on attribue à l'espace vide, il est aisé de connaître qu'il n'est pas possible qu'en quelque façon que ce soit aucune de ses parties occupe plus d'espace une fois que l'autre, et puisse être autrement raréfiée qu'en la façon qui a été exposée ci-dessus; ou bien qu'il y ait plus de matière ou de corps dans un vase lorsqu'il est plein d'or ou de plomb, ou de quelque autre corps pesant et dur, que lorsqu'il ne contient que de l'air et qu'il paraît vide car la grandeur des parties dont un corps est composé ne dépend point de la pesanteur ou de la dureté que nous sentons à son occasion, comme il a été aussi remarqué, mais seulement de l'étendue qui est toujours égale dans un même vase.

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20. Qu'il ne peut y avoir aucuns atomes ou petits corps indivisibles.

Il est aussi très aisé de connaître qu'il ne peut pas y avoir d'atomes, c'est-à-dire de parties des corps ou de la matière, qui soient de leur nature indivisibles, ainsi que quelques philosophes ont imaginé. D'autant que, pour petites qu'on suppose ces parties, néanmoins, parce qu'il faut qu'elles soient étendues, nous concevons qu'il n'y a pas une d'entre elles qui ne puisse être encore divisée en deux ou un plus grand nombre d'autres plus petites, d'où il suit qu'elle est divisible. Car de ce que nous connaissons clairement et distinctement qu'une chose peut être divisée nous devons juger qu'elle est divisible, parce que si nous en jugions autrement, le jugement que nous ferions de cette chose serait contraire à la connaissance que nous en avons ; et quand même nous supposerions que Dieu eût réduit quelque partie de la matière à une petitesse

si extrême qu'elle ne pût être divisée en d'autres plus petites, nous ne pourrions conclure pour cela qu'elle serait indivisible, parce que quand Dieu aurait rendu cette partie si petite qu'il ne serait pas au pouvoir d'aucune créature de la diviser, il n'a pu se priver soi-même du pouvoir qu'il a de la diviser, à cause qu'il n'est pas possible qu'il diminue sa toute-puissance, comme il a été déjà remarqué '. C'est pourquoi nous dirons que la plus petite partie étendue qui puisse être au monde peut toujours être divisée, parce qu'elle est telle de sa nature.

21. Que l'étendue du monde est indéfinie.

Nous saurons aussi que ce monde, ou la matière étendue qui compose l'univers, n'a point de bornes, parce que quelque part où nous en voulions feindre, nous pou vons encore imaginer au-delà des espaces indéfiniment étendus, que nous n'imaginons pas seulement, mais que nous concevons être tels en effet que nous les imaginoes; de sorte qu'ils contiennent un corps indéfiniment étendu, car l'idée de l'étendue que nous concevons en quelque espace que ce soit est la vraie idée que nous devons avoir du corps.

22. Que la terre et les cieux ne sont faits que d'une même matière, et qu'il ne peut y avoir plusieurs mondes.

Enfin, il n'est pas mal aisé d'inférer de tout ceci que la terre et les cieux sont faits d'une même matière; et que quand même il y aurait une infinité de mondes, ils ne seraient faits que de cette matière; d'où il suit qu'il ne peut y en avoir plusieurs, à cause que nous concevons manifestement que la matière: dont la nature consiste en cela seul qu'elle est une chose étendue, occupe maintenant tous les espaces imaginables où ces autres mondes

1 Voyez lettre XXV 5o, et lettre XXVI 5o.

pourraient être, et que nous ne saurions découvrir en nous l'idée d'aucune autre matière.

25. Que toutes les variétés qui sont en la matière dépendent du mouvement de ses parties.

Il n'y a donc qu'une même matière en tout l'univers, et nous ne la connaissons que par cela seul qu'elle est étendue; et toutes les propriétés que nous apercevons distinctement en elle se rapportent à cela seul qu'elle peut être divisée et mue selon ses parties, et partant qu'elle peut recevoir toutes les diverses dispositions que nous remarquons pouvoir arriver par le mouvement de ses parties. Car encore que nous puissions feindre par la pensée des divisions en cette matière, néanmoins il est constant que notre pensée n'a pas le pouvoir d'y rien changer, et que toute la diversité de formes qui s'y rencontre dépend du mouvement local: ce que les philosophes ont sans doute remarqué, d'autant qu'ils ont dit en beaucoup d'endroits que la nature est le principe du mouvement et du repos, et que par la nature ils entendaient ce qui fait que les corps se disposent ainsi que nous voyons qu'ils font par expérience1.

24. Ce que c'est que le mouvement pris selon l'usage commun.

Or le mouvement (à savoir celui qui se fait d'un lieu à un autre, car je ne conçois que celui-là, et je ne pense pas aussi qu'il en faille supposer d'autre en la nature), le mouvement donc, selon qu'on le prend d'ordinaire, n'est autre chose que l'action par laquelle un corps passe d'un lieu en un autre. Et partant, comme nous avons remarqué ci-dessus qu'une même chose en même temps change de lieu et n'en change point, de même aussi nous pouvons dire qu'en même temps elle se meut et ne se meut

1 Voyez lettre XXIV, au commencement.

DESCARTES. T. I.

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point, Car, par exemple, celui qui est assis à la poupe d'un vaisseau que le vent fait aller croit se mouvoir quand il ne prend garde qu'au rivage duquel il est parti, et le considère comme immobile; et ne croit pas se mouvoir quand il ne prend garde qu'au vaisseau sur lequel il est, parce qu'il ne change point de situation au regard de ses parties. Toutefois, à cause que nous sommes accoutumés à penser qu'il n'y a point de mouvement sans action, nous dirons que celui qui est ainsi assis est en repos, puisqu'il ne sent point d'action en soi, et que cela est en usage.

25. Ce que c'est que le mouvement proprement dit.

Mais, si, au lieu de nous arrêter à ce qui n'a point d'autre fondement que l'usage ordinaire, nous désirons savoir ce que c'est que le mouvement selon la vérité, nous dirons, afin de lui attribuer une nature qui soit déterminée: qu'il est le transport d'une partie de la matière ou d'un corps du voisinage de ceux qui le touchent immédiatement, et que nous considérons comme en repos, dans le voisinage de quelques autres. Par un corps, ou bien par une partie de la matière, j'entends tout ce qui est transporté ensemble, quoiqu'il soit peut-être composé de plusieurs parties qui emploient cependant leur agitation à faire d'autres mouvemens; et je dis qu'il est le transport et non pas la force ou l'action qui transporte, afin de montrer que le mouvement est toujours dans le mobile, et non pas en celui qui meut; car il me semble qu'on n'a pas coutume de distinguer ces deux choses assez soigneusement. De plus, j'entends qu'il est une propriété du mobile et non pas une substance : de même que la figure est une propriété de la chose qui est figurée; et le repos, de la chose qui est en repos.

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