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des familles influentes, s'étaient ligués pour faire donner à leur maître une place de professeur à l'université, et ils y avaient réussi: c'était ainsi que Descartes était devenu, sans le savoir, l'instrument de sa prospérité. Henri Leroy lui envoya des Essais de médecine, et lui demanda ses avis ainsi que les réponses qu'il avait faites aux objections contre la circulation du sang. Enfin, quelques mois après (le 9 mars 1639), il sollicita la permission de venir voir Descartes alors retiré dans sa solitude d'Egmond près d'Alcmar.

par

Sur ces entrefaites Reneri, qui venait de se marier à l'âge de quarante-cinq ans, mourut le jour même de ses noces. Emilius, professeur d'éloquence et d'histoire, composa l'oraison funèbre de son collègue, et y inséra l'éloge de Descartes qu'il appela l'unique Archimède du siècle, l'unique Atlas de l'univers, le confident de la nature, le puissant Hercule, l'Ulysse, le Dédale, etc. Cet éloge fut imprimé par l'ordre des magistrats; il avait été communiqué en manuscrit à Descartes, avec des vers à sa louange composés aussi Émilius. Le philosophe ne permit pas l'impression des vers, parce qu'il est impossible, dit-il, d'être loué sans que ceux qui ne le sont pas s'en offensent: mais, par je ne sais quelle contradiction, il laissa passer les épithètes que nous signalons plus haut. Dès ce moment l'orage se forma contre Descartes dans le sein de l'université d'Utrecht. Un des membres les plus influens était Gisbert Voët ou Voëtius, principal ministre du temple et premier professeur de théologie; homme plein d'orgueil, ami de la dispute, « ayant toujours été, dit de Sorbière, le contre-tenant de quelqu'un de ses collègues ou de quelque autre savant; » hardi calomniateur, que le ministre Heydanus, alors son supérieur, fit un jour descendrede chaire, et interdit de ses fonctions, pour une grossière calomnie avancée dans un sermon. Cet homme commença les hostilités contre Descartes par des thèses sur l'athéisme, qu'il fit soutenir en juin 1639, et dans lesquelles il avait relevé plusieurs propositions du Discours de la Méthode qu'il accusait d'impiété.

Henri Leroy avait cependant obtenu la permission d'exposer la philosophie nouvelle, non pas en leçons régulières,

mais sous la forme de problèmes et à certaines heures d semaine. Mais il fit soutenir à son tour, le 9 juillet 16: une thèse en faveur de la philosophie nouvelle, et à pro de laquelle il fit une imprudente sortie contre les ennemis cette doctrine. Voëtius répliqua par de secondes et de t sièmes thèses où il lança encore, d'une manière détourr une accusation d'athéisme contre Descartes, et s'attaqua rectement à Leroy. Celui-ci prépara ses défenses par thèse sur la circulation du sang, qu'il soumit d'avance à I cartes. Le maître y fit plusieurs corrections, adoucit l'ar tume des termes, retrancha du titre son nom que Leroy y a cité, effaça les épithètes dont ce nom était accompagné d le corps de la thèse, et offrit de se rendre à Utrecht d'assister à l'argumentation, pourvu que personne n'en instruit et qu'il pût se cacher dans la loge d'où une der selle de Schurmans écoutait les leçons. On ignore s'il mi projet à exécution.

Les curateurs de l'université voyant le débat s'envenin et cédant à l'influence de Voëtius, défendirent d'introd dans l'enseignement des nouveautés ou des maximes c traires aux statuts de l'université. Descartes fit une répo dans laquelle, tout en ayant l'air d'expliquer seulement donnance, il la réfutait et justifiait les thèses qui avaient soutenues. Voëtius, cherchant de toutes parts à soulever ennemis contre Descartes, engagea les catholiques, et ticulièrement le père Mersenne, à entrer en lutte contre homme qui mettait, disait il, en danger les vérités de la il trav commune aux deux religions, et en même temps auprès des réformés et tenta de leur faire prendre Desca pour un jésuite de robe courte, pour un affreux jésuite né s l'astre de Loyola: « Jesuistaster sub Ignatii Loyolæ sidere tus. » Le père Mersenne, qui ne cherchait qu'à susciter chocs entre les savans pour en faire jaillir la lumière, Voë pondit qu'il était prêt à entrer en lice pourvu que lui envoyât des armes.

Le 16 mars 1641, Voëtius fut nommé recteur de l'univer Leroy, voyant alors en lui un ennemi à ménager, lui sou les thèses qu'il se proposait de faire soutenir, et lui dema

ses corrections. Voëtius se montra très satisfait de cette déférence, et permit de mettre le nom de Descartes en tête des thèses qui furent soutenues le 17 avril 1641 par le jeune de Raey. Mais les élèves péripatéticiens, à l'instigation soit du recteur, soit de leurs propres préjugés, troublèrent l'argumentation par des sifflets. Leroy écrivit à Descartes la relation de cette séance, se plaignant de Gisbert Voëtius et de son fils qui était alors maître-ès-arts et commençait à remuer dans l'université. Il lui envoyait en même temps d'autres thèses pour le 5 mai suivant avec les remarques du recteur. Descartes trouva que ces corrections n'étaient pas trop déraisonnables, il en fit lui-même quelques autres, et ces thèses passèrent, mais non sans orage. De nouvelles thèses augmentèrent encore la tempête.

Cependant Voëtius, qui avait mal compris la réponse de Mersenne, attendait toujours un livre de ce père contre Descartes, et il l'avait annoncé dans la préface d'un de ses ouvrages. Mersenne le détrompa par une lettre où se trouvait ce passage:

J'ai cru qu'il était de mon dévoir de vous avertir de ce que je pense et même de ce que j'ai toujours pensé de cette philosophie.

« Premièrement donc, après avoir lu plusieurs fois, suivant l'avis de l'auteur, les six Méditations qu'il a écrites touchant la première philosophie, je lui proposai ces objecs'il vous tions qu'il a mises au second rang (ce qui soit dit, plaît, entre nous, car il ne sait pas d'où elles lui viennent), auxquelles j'ai encore depuis peu ajouté les sixièmes, à quoi il a fait la réponse que vous avez maintenant entre les mains, et qui m'a ravi en admiration de voir qu'un homme qui n'a point étudié en théologie, y ait répondu si pertinemment. Ce que considérant en moi-même, et relisant de nouveau ses six Méditations et les réponses qu'il a faites aux quatrièines objections, qui sont très subtiles, j'ai cru que Dieu avait mis en ce grand homme une lumière toute particulière, que j'ai trouvée depuis si conforme à l'esprit et à la doctrine du grand saint Augustin, que je remarque presque les mèmes choses dans les écrits de l'un, que dans les écrits de l'autre

Car, par exemple, quelle différence y a-t-il entre ce que dit M. Descartes en sa préface au lecteur: «... en sorte que, pourvu que nous nous ressouvenions que nos esprits sont finis et que Dieu est incompréhensible et infini, toutes ces choses ne nous feront plus aucune difficulté, et ce que dit $int Augustin en sa Dialectique: Car celui qui est capable de bien discourir et de résoudre les plus grands doutes, qui -pénètre et qui dévore tous les livres, qui méprise et qui est audessus de toute la sagesse humaine; quand il vient à contempler la Divinité, il se trouve si ébloui de l'éclat de sa lumière que, tout tremblant, il en détourne les yeux et se cache en fuyant dans l'abíme des secrets de la nature, où, après s'être rompu la tête à démêler les embarras de ses syllogismes et raisonnemens, tout étourdi et confus il se tait et se condamne au silence?

Secondement, je vois que dans toutes ses réponses son esprit se soutient si bien, et qu'il est si ferme sur ses principes, et, de plus, qu'il est si chrétien et qu'il inspire si doucement l'amour de Dieu, que je ne puis me persuader que cette philosophie ne tourne un jour au bien et à l'ornement de la vraie religion, » etc.

Voëtius vit bien qu'il fallait chercher ailleurs des auxiliaires; il engagea le professeur de médecine Stratenus et le professeur de mathématiques Ravensperger à opposer thèses contre thèses dans leur spécialité, se réservant de soutenir le combat pour la théologie. Leroy avait inséré dans une thèse que l'homme en tant que composé de corps et d'ame était un étre par accident, et non un être par soi-même: Voetius vit dans ces expressions, qui nous paraissent à nous si peu graves, l'occasion d'inquiéter sérieusement son adversaire, de le faire déclarer coupable d'hérésie, et de le dépouiller de sa chaire. Leroy essaya de l'apaiser par ses soumissions, alléguant que l'expression n'était pas de lui, et qu'il l'avait empruntée à Gorlæus. Voëtius ne fit pas moins défendre aux élèves de théologie d'assister au cours de Leroy, et se mit à l'œuvre pour lui faire perdre sa place. Leroy alla trouver l'un des consuls ou curateurs de l'université, pommé Vanderhoolck, ami de Descartes, et dont il était protégé. Celui-ci se fit apporter

les thèses, changea les expressions qui avaient déplu, et envoya Leroy à l'assemblée de la faculté de théologie déclarer qu'il n'avait pas eu l'intention d'empiéter sur les matières théologiques.

Les thèses anticartésiennes provoquées par Voëtius furent soutenues en décembre 1641. Descartes, qui avait blâmé Leroy de ses imprudences, lui donna le conseil de ne point répondre; cet avis fut aussi celui du consul Vanderhoolck et du professeur d'éloquence Émilius. Leroy persista cependant et soumit à son maître un projet de réponses. Celui-ci conseilla la prudence, la dissimulation, et même la flatterie, car il écrivit : « Je voudrais commencer par une lettre à Voëtius en laquelle je dirais qu'ayant lu les très doctes, très excellentes et très subtiles thèses qu'il a publiées touchant, les formes substantielles... j'ai été extrêmement aise de ce qu'un si grand homme ait voulu traiter de ces matières, ne doutant pas qu'il n'ait usé de toutes les meilleures raisons qui peuvent se trouver pour prouver les opinions qu'il défend...; que ce me sera même de la gloire si je suis vaincu par un si fort adversaire, » etc. Et, comme pour faire mieux ressortir l'excès d'adulation qu'il conseille ici assez peu noblement, il termina cette même lettre par ces mots : « Je croyais que votre ville jouissait d'une grande liberté; et j'ai compassion d'elle, voyant qu'elle veut être sous l'esclavage d'un si vil pédagogue et d'un si misérable tyran 1. »

Leroy ne suivit pas, à ce qu'il paraît, les conseils de son maître; ou Voëtius ne fut pas dupe du faux encens qu'on lui offrait, car il s'anima d'une violente colère, et sous prétexte que la réponse avait été imprimée sans les ordres du magistrat, que l'imprimeur était catholique, et le libraire un partisan des Remontrans, secte qui avait été vaincue dans le synode de Dordrecht, il convoqua l'université, et députa trois professeurs vers le magistrat, pour demander la suppression de cet écrit. Leroy écrivit à Descartes, le 5 mars 1642, le priant d'employer son crédit auprès de Vanderhoolck: son maître le félicita de souffrir pour la vérité, et s'employa en sa

Lettre XX, édition in-4°, II volume.

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