Images de page
PDF
ePub

ses voisins, méprisée en son propre pays, bannie de toute sorte de bons livres, mais que répandue dans toutes les Cours de l'Europe, elle y est elle-même les délices de leurs Princes et l'interprête de nos Ambassadeurs ; que sans rien perdre de sa simplicité première, elle ait acquis de la finesse ; que sans s'éloigner en rien par l'ordre de ses expressions, de celui de nos pensées, elle se soit rendue capable d'un tour ingénieux; et que disputant de délicatesse avec l'italienne, et de majesté avec l'espagnole, elle se soit encore enrichie par tant de fameuses traductions, des dépouilles de ces immortelles mortes, la grecque et la latine, qui n'ont plus d'autre avantage sur elle que celui de leur vénérable ancienneté ?

[ocr errors]

Toute la France, Messieurs, s'en glorifie et vous en applaudit. Florissante par votre culture, elle vous invite à la continuer ; elle paye vos veilles gratuites par des louanges intéressées; et parce que vous êtes la seule Compagnie de l'Etat qui travaille sans gages, elle se croit obligée de récompenser votre travail d'une gloire qui vaut mieux que tous les gages du monde. Ce n'en fut jamais une médiocre que de bien parler sa langue maternelle. Les plus grands hommes de l'antiquité, les Sylla, les Pompée, et mille autres, en ont été particulièrement estimés; après tant de batailles gagnées, tant de provinces conquises, ils n'ont

pas dédaigné d'être loués d'avoir bien su une langue qu'ils avoient apprise de leur nourrice.

En effet, les hommes ne paroissent plus spirituels les uns que les autres, qu'à proportion qu'ils s'énoncent mieux. Tous sentent à peu-près les mêmes mouvemens; tous pensent presque les mêmes choses; les plus belles pensées sont même celles qui paroissent les plus faciles et les plus naturelles. Ce qui les distingue done, ce qui les rehausse, ce n'est que la manière de les dire, et le tour qu'on leur donne en les exprimant: ce sont des diamans naturellement bruts, qui ne brillent qu'autant qu'ils sont polis, et qui ne doivent pas davantage leur prix à la nature qui les forme, qu'à l'art qui les met en œuvre. Désirable et ingénieux talent, qui n'orne pas seulement l'esprit d'une infinité de graces qui le rendent agréable aux autres, mais qui l'ennoblit même par l'alliance de toutes les vertus qui le rendent utile à soi-même ; car il est constant que la beauté du langage et la véritable éloquence ne peut pas davantage se former sans l'innocence des mœurs, qu'une fleur éclore sans l'influence de sa tige, et sur-tout, Messieurs, dans un royaume dont la langue a ce don particulier d'être si chaste et si sévère, qu'elle ne peut souffrir les moindres licences dans le discours ordinaire, qui demande tant de liberté ; qu'elle ne les pardonne pas même à notre poésie, qui, par-tout ailleurs s'en donne de si grandes;

qu'elle voile, pour ainsi dire, toutes les idées qu'elle montre au jour, et qu'enfin elle se cor rompt et s'altère bientôt si elle n'est soutenue de l'honnêteté du cœur; ensorte que l'Académicien françois peut être défini avec plus de justice que ne l'a été autrefois l'orateur parfait : un honnéte homme qui parle bien.

Il y a sans doute un admirable rapport entre l'ame et ses expressions. Ce sont ses portraits les plus naturels; et celui des Romains qui en avoit autant étudié la langue et les mœurs, a remarqué que la langue n'a été pure à Rome qu'autant que les mœurs l'ont été, et qu'on n'a cessé d'y bien parler que quand on s'y est lassé de bien vivre.

Allons encore plus loin sur la foi des his toires: il semble que par je ne sais quelle fa talité, la destinée des Empires soit attachée à celle de leur langue.

L'Empire des Grecs n'a été florissant qu'autant que l'élégance attique, qui charmoit jus qu'à leurs ennemis, et que les dieux même, disoient-ils, auroient empruntée, s'ils avoient voulu parler, a régné parmi eux ; dès que cette divine élégance parut s'altérer, l'indépendance absolue, dont ils étoient si jaloux, commença à déchoir, et l'on vit tomber en même temps leur Empire et leur éloquence.

La domination romaine n'a-t-elle pas eu aussi le même sort que la latine? L'une et l'autre qui

ne sont parvenues à toute leur force et à toute leur beauté que sous le règne d'Auguste, n'ontelles pas aussi paru s'affoiblir et se corrompre sous celui de son successeur ? Mais pourquoi chercher des exemples si loin quand nous en avons de si proches et de si illustres ? N'est-il pas vrai', Messieurs, que si jamais cette monarchie n'a été dans un si haut comble de gloire que celui où notre invincible Monarque l'a portée par la sagesse de ses conseils et par les prodiges de sa valeur, jamais aussi notre langue n'est parvenue à un si haut point de perfection que celui où vous l'avez mise, par la délicatesse de vos expressions, et par la justesse de vos ou

vrages.

Le lustre qui s'en répand sur cette nation, est trop visible pour être ignoré de personne; mais je doute que le monde ait assez compris combien il a fallu de peines et de talens pour y parvenir, et combien votre emploi est étendu et laborieux. Toutes les autres sciences ont des objets limités qu'elles n'outre-passent jamais ; celle d'un Académicien est immense et infinie, et c'est la seule dont les vues ne doivent point être bornées. Comme il lui appartient de juger de toute sorte de discours, il faut qu'il soit profond en toute sorte de matières; que le Parnasse et le Lycée, la Chaire et le Barreau, la Ville et la Cour, soient pour lui des pays connoissance; que tantôt il rappèle l'antiquité,

de

pour sauver certains termes qu'elle a consacrés, tantôt qu'il reprenne la mode, qui parle souvent aussi follement qu'elle agit; en un mot, il faut qu'il acquière une érudition aussi universelle que sa jurisdiction; qu'implacable aux mauvaises dictions, il aille les attaquer jusques dans leur fort; qu'il sache et qu'il ose quelquefois réformer des arrêts rendus en des Cours souveraines; critiquer des harangues faites par des Généraux d'armée, appeler à soi-même des ordonnances des Rois, censurer des paroles prononcées dans la chaire de vérité.

Tous les tribunaux du Royaume, Messieurs, veulent bien relever du vôtre, et sur-tout tant qu'il sera sous la glorieuse protection de ce grand personnage, aussi juste dans ses discours que dans ses actions, aussi instruit des lois du langage que de celles de l'état, qui pèse ses paroles comme les intérêts d'autrui, et que le Ciel ne conserve dans son éminente dignité plus longtemps qu'il n'a fait aucun de ceux qui l'y ont précédé, que parce qu'il importe davantage au bonheur de la France et à la gloire de l'Académie. L'usage même, ce tyran des langues vivantes qui prétendoit autrefois droit de vie, de mort et de résurrection, pour ainsi parler, sur tous les mots, qui en ordonnoit plutôt suivant le caprice du vulgaire, que par l'avis des Sages, écoute présentement les vôtres, et n'est jamais contesté dans le monde qu'il ne vous consulte

« PrécédentContinuer »