Images de page
PDF
ePub

Pour terminer la série des tableaux népâlais, je m'arrête plus particulièrement au dernier, qui porte le n° 10. C'est une œuvre charmante, qui paraît assez récente, et qui ferait honneur même à nos artistes les plus délicats et les plus fins en ce genre. Il a 50 centimètres de large sur 80 de hauteur. Il est encadré d'une raie verte extérieure, et ensuite d'une raie rouge mêlée de jaune, qui produisent un fort joli effet. Une bande de 10 à 12 centimètres règne au sommet et représente quinze Bouddhas et Bhikshous de dimensions et d'attitudes pareilles. Ils ont tous les mains jointes; leur tête, couverte d'une tiare ou toute nue, est toujours entourée d'une auréole. Pour la plupart d'entre eux, un lotus, dont la tige verte part de l'intervalle de leurs mains, s'élève à droite et à gauche jusqu'à la hauteur des épaules et déroule sa feuille et sa fleur élégantes. En bas du tableau, une bande correspondante contient aussi quinze personnages; mais ils sont moins uniformes que ceux d'en haut. Presque tous sont des femmes ou des déesses dansant et jouant de divers instruments de musique, la flûte, le tambourin, etc. Vers l'extrémité droite, deux divinités à face hideuse, dont l'une est sans doute Çiva, font un vif contraste avec le calme béat ou la gaieté des autres figures. La dernière est une déesse à quatre bras, montée de côté sur un cheval blanc. Dans une de ses mains elle porte un glaive.

Voilà pour l'encadrement général.

Dans l'intérieur du carré ainsi tracé se développe un large cercle, formé par des dieux et des Bhikshous au nombre de 80 environ, disposés de la manière la plus symétrique; tous ont les jambes croisées, et leurs pieds sont soutenus sur des ornements du meilleur goût. Puis se succèdent dans la circonférence plusieurs carrés concentriques formés aussi de Bhikshous et de Bouddhas en moindre nombre; et, dans ces carrés, des circonférences plus petites encore, composées de Bhikshous et de Bhikshounis. Enfin tout à fait au centre, et dans un très-petit carré, un Bouddha blanc, qui est probablement le Dhyâni-Bouddha Vairotchana, à qui la couleur blanche est attribuée.

Sur les côtés des carrés concentriques s'élèvent des tchaityas, espèces de temples ou de chapelles, qui sont tous quatre identiques et ornés d'une foule de symboles. A chacun des tchaityas, des hommes qui paraissent en sortir, à droite et à gauche, soutiennent dans leurs mains étendues et à force de bras des girandoles très-gracieuses, qui montent vers le sommet de l'édifice. Dans les espaces assez larges qu'on a ménagés entre les angles des carrés et la circonférence, il y a quatre petites compositions particulières dont les sujets se ressemblent : ce sont

des Bouddhas ou des déesses placés au centre d'un rond et entourés d'autres Bouddhas ou de divinités qui les adorent.

Tel est le n° 10 des tableaux népâlais. C'est, comme on le voit, une très-vaste scène, d'un effet général qui flatte l'œil, quoique très-divers, et où les moindres détails sont rendus avec la plus exquise finesse. Le fond de ce tableau vraiment ravissant est un entrelacement d'arabesques bleus et noirs, qui sont enlevés avec une vivacité d'arêtes extraordinaire et une sûreté d'exécution bien rare. On dirait d'un travail fait à l'emporte-pièce; et notre propre industrie n'a rien de plus achevé en impressions de couleur.

Ce petit tableau est précisément ce qu'on appelle un mandala, c'està-dire une de ces figures magiques par lesquelles on s'assure la prolection de toutes les divinités qu'on y accumule avec un choix plus ou moins éclairé. Sur celui-ci on en peut compter plus de deux cents, qui chacune ont une puissance et une attribution spéciale, qu'invoque la superstition aveugle des fidèles. Parmi les dix tableaux népâlais que je viens de parcourir, et parmi les tableaux tibétains dont j'ai encore à m'occuper, il y en a sans doute un bon nombre qui servent de mandalas; car ces pratiques paraissent jouir toujours d'une grande vogue, et faire aujourd'hui autant de dupes que jamais dans les contrées soumises au bouddhisme.

BARTHÉLEMY SAINT-HILAIRE.

(La fin à un prochain cahier.)

LE GUIDE DES ÉGARES, traité de théologie et de philosophie, par Moïse ben Maimoun, dit Maïmonide, publié pour la première fois dans l'original arabe, et accompagné d'une traduction française et de notes critiques, littéraires et explicatives, par S. Munk, membre de l'Institut. Tomes I et II, 2 vol. grand in-8°, chez Franck. Paris, 1856 et 1861.

TROISIÈME ARticle1.

Le problème de l'origine du monde, quand on croit à l'existence de Dieu, ne peut, selon Maimonide, être résolu que de trois manières. Ou tout a commencé, tout est nouveau dans le monde, non-sculement les êtres qui existent et se meuvent dans son sein, mais la matière même dont les êtres sont formés; ou rien n'a commencé, rien n'est nouveau, mais ce qui est maintenant a toujours été, aussi bien la matière, c'està-dire la substance des choses, que le mouvement, qui la fait passer sans cesse d'une forme à une autre, et le temps, qui est la mesure du mouvement; ou, enfin, le monde est en partie nouveau et en partie éternel; nouveau quant au mouvement et au temps, quant à l'ordre qui règne actuellement dans la nature; éternel quant à la matière. La première solution est contenue dans le dogme biblique de la création; la seconde appartient à Aristote, et la troisième est celle que Platon a développée dans le Timée. Mais, quand on considère que les deux philosophes grecs s'appuient sur ce même principe, que rien ne vient de rien, ou que toute génération, même celle qui est un effet de la puissance divine, suppose nécessairement une matière préexistante, on se trouve amené à réunir leurs systèmes en un seul et à les soumettre à une discussion commune. A plus forte raison ne doit-on pas tenir compte de l'opinion de ceux qui, non contents d'affirmer l'éternité de la matière, s'efforcent encore de la présenter comme la seule cause de l'univers, et expliquent tous les phénomènes de la nature par la rencontre et la séparation des atomes. L'hypothèse de Démocrite et d'Épicure, et, en général, toutes les hypothèses matérialistes, sont réfutées par cela même qu'on a établi précédemment l'existence d'un premier moteur. Le débat se trouve donc circonscrit entre la Bible et la proposition

1

Pour le premier et le second article, voir les cahiers de février et mars 1

1862.

d'Aristote, et il faut absolument qu'on prenne parti pour l'une ou pour l'autre, car il n'existe aucun moyen de les mettre d'accord.

Voici d'abord les arguments qu'on a fait valoir en faveur de l'éternité du monde. Ils sont au nombre de sept. Mais, sans remonter jusqu'à leur véritable origine, Maïmonide a assez de critique pour reconnaître qu'ils n'appartiennent pas tous à Aristote. C'est précisément ce qui nous engage à les reproduire ici; car, plus ils s'écartent des écrits d'Aristote, plus nous sommes sûrs d'y trouver l'esprit et les procédés du péripatétisme arabe.

Si le monde avait commencé, le mouvement aurait commencé, puisque la génération et la corruption, la naissance et la mort, ne sont qu'une forme du mouvement. Mais, si le mouvement avait commencé, ce ne pourrait être qu'en vertu d'un mouvement antérieur; car, pour appeler à l'existence une chose qui, tout à l'heure, n'était encore que possible, il faut l'intervention du mouvement. Le mouvement est le passage d'un état à un autre. Donc le mouvement est éternel, et, avec le mouvement éternel, il faut admettre aussi le temps éternel, l'un ne pouvant se concevoir sans l'autre. L'éternité du mouvement et du temps implique nécessairement l'éternité du monde.

Le monde se compose, non-seulement de mouvement, mais de matière. Or, de même que les corps sont tous formés de quatre éléments, de même les éléments sont formés d'une matière première, qui, n'étant elle-même formée d'aucune matière antérieure, est nécessairement éternelle. Mais, si la matière est éternelle, il est difficile d'admettre que le monde ne le soit pas.

Le monde, d'ailleurs, est contenu dans la sphère céleste, celle qui donne le mouvement et qui sert d'enveloppe à toutes les autres sphères. La sphère céleste, tournant sur elle-même ou se dirigeant précisément vers le point d'où elle part, ne rencontre dans son sein aucune opposition, aucune contrariété, par conséquent, aucune cause de destruction; car la destruction d'une chose ne s'explique que par l'opposition qui est en elle. La sphère céleste, étant indestructible, n'a jamais eu de commencement; car rien ne commence que ce qui doit finir et rien ne finit que ce qui a commencé. La sphère céleste est donc éternelle, ainsi que le monde qu'elle contient.

Le monde, si on le considère avant sa naissance, était possible, ou impossible, ou nécessaire. Nécessaire, il devait exister toujours; impossible, il ne devait exister jamais; simplement possible, il suppose un sujet, un substratum, une matière qui se prête à la réalisation de cette possibilité, et qui n'admet qu'une existence éternelle. Ce raisonnement

fait une grande impression sur Maimonide; aussi, en dépit d'Averrhoès, qui l'attribue formellement à Al-Farabi 1, ne manque-t-il pas d'en faire honneur à Aristote; mais il reconnaît aux arguments suivants une origine beaucoup plus récente.

Si Dieu avait tiré le monde du néant, il serait resté inactif pendant un temps infini, ce qui revient à dire qu'il n'était Dieu que virtuellement ou en puissance, et qu'il a fallu une cause supérieure à lui pour le faire passer de cet état à celui de Dieu effectif ou de Dieu en action. Une telle proposition étant inadmissible, il faut renoncer à l'idée que le monde a commencé.

Quand nous remarquons chez un agent des alternatives de repos et d'activité, nous sommes obligés de lui supposer des empêchements et des besoins; les empêchements nous expliquent pourquoi son action a été suspendue, et les besoins pourquoi elle a recommencé. Mais rien de semblable ne pouvant être attribué à Dieu, il faut en conclure que son action sur le monde est éternelle et continue, comme son existence.

Enfin, le monde est une image de la perfection de son auteur; il est le meilleur et le plus beau qui puisse exister; par conséquent il n'existe réellement que parce qu'il est conforme à la divine sagesse. Mais la sagesse de Dieu est éternelle comme son essence, avec laquelle elle se confond dans notre pensée : donc aussi le monde est éternel.

Toutes ces prétendues preuves de l'éternité de la nature, grâce à une ancienne version du Guide des égarés, ont été recueillies par Albert le Grand dans sa Somme théologique, d'où elles ont passé dans le commerce général de la scholastique chrétienne. Quelques-unes d'entre elles, se dépouillant de leur forme péripatéticienne et arabe, sont devenues, entre les mains de Bayle et des libres penseurs du xvII° siècle, après avoir passé par l'école de Bologne, des objections sérieuses contre la croyance générale. Mais, dans la pensée de Maimonide, elles ont toutes assez d'importance pour qu'il se croie obligé de les renverser une à une. Il commence par celle qui se fonde sur la nécessité d'une matière première.

Rien de plus difficile à comprendre pour nous que l'origine de n'importe quelle existence; car l'origine ou l'état primitif des êtres n'est nullement déterminée par leur état actuel. Supposez un homme élevé dans une île déserte, qui n'a connu ni sa mère ni aucune autre femme, qui n'a gardé aucun souvenir de son enfance, et qui, privé de

Voyez Munk, Le Guide des égarés, tome II, p. 27, note 1, et p. 117, note 3.

« PrécédentContinuer »