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la société des animaux, n'a pu, d'après leur exemple, se faire une idée des lois physiques de la nature humaine. Quelle que soit l'intelligence de ce solitaire, jamais il ne pourra comprendre, quand on voudra pour la première fois lui ouvrir les yeux sur son passé, qu'avant d'être homme il a été enfant, qu'avant d'être enfant il a vécu dans le sein maternel, et que cette vie elle-même a été précédée d'un autre mystère. Ce qu'il ne peut pas comprendre, jamais il ne voudra le croire, et il n'hésitera pas à accuser ou la bonne foi ou le bon sens de ses instituteurs. Eh bien, si, dans le sein même de la nature, telle que nous la connaissons aujourd'hui, et sous l'empire de ses lois immuables, le commencement des choses ressemble si peu à leur état définitif, avons-nous le droit de dire que le monde n'a jamais changé? avons-nous le droit d'affirmer qu'il soit éternel? et, parce qu'il n'y a rien à la portée de notre expérience qui ne soit formé d'une matière préexistante, faut-il en conclure qu'il en a toujours été ainsi, ou que la matière première n'a pas pu être tirée du néant?

La même observation suffit pour faire tomber les deux arguments qu'on a tirés de la nature du mouvement. Oui, le mouvement général de l'univers, soit qu'on le considère dans la génération et la dissolution des êtres, soit qu'on le place dans la rotation des sphères, ce mouvement est continu, il ne souffre pas d'interruption : par conséquent, nous ne le voyons pas commencer. Mais sa continuité actuelle ne nous autorise pas à croire à son éternité. Si la matière a été créée (et l'on vient d'établir que cela est possible), le mouvement n'a-t-il pas été créé avec elle? Si la sphère céleste a été créée, la révolution qu'elle accomplit sur elle-même sera-t-elle éternelle?

On en peut dire autant de la possibilité du monde employée à démontrer son éternité. Dans l'ordre actuel de la nature, une chose possible ne peut se réaliser que dans un sujet ou dans une matière déjà existante. Mais, si l'on remonte de l'ordre actuel de la nature à son état primitif, et si l'on admet que la matière première a été créée de rien, où est la nécessité d'une matière antérieure?

De l'idée de la création il ne résulte nullement, comme on l'a soutenu, que Dieu soit resté une éternité dans l'inaction, et qu'il ait fallu, pour l'en faire sortir, une puissance supérieure à la sienne, ou bien que, passant du repos à l'activité, il ait cessé d'être immuable. Dieu est actif, par cela seul qu'il est; car, pour lui, être et agir sont une seule et même chose. Son essence est indivisible; mais son action ne se manifeste pas nécessairement hors de lui. Elle attend pour se manifester le moment favorable, et ce moment, il ne nous appartient pas de le

déterminer. Après tout, Dieu est un être libre; il dépend de sa seule volonté, et l'essence de la volonté étant de vouloir ou de ne pas vouloir, Dieu est absolument le maître de renfermer son activité en luimême ou de la produire hors de lui par la création. La création est essentiellement une œuvre de liberté. Nous voilà bien loin de la théorie des attributs négatifs et du principe alexandrin de l'émanation. C'est bien l'esprit de la Bible, le pur esprit hébraïque, qui se fait sentir ici, et qui renverse tout l'échafaudage du péripatétisme arabe.

Reste une dernière objection à résoudre. Le monde étant conforme à la sagesse divine, ne s'ensuit-il pas qu'il a toujours existé, comme cette sagesse même dont il est le plus bel ouvrage? Non, répond Maïmonide; car la sagesse de Dieu, inséparable de sa liberté, peut avoir décidé que le monde commencerait, comme elle a décidé, sans que nous puissions en pénétrer la raison, que les astres semés dans l'espace seraient tels qu'ils sont en effet, ni plus ni moins nombreux, ni plus grands ni plus petits. Que le monde soit conforme à la sagesse divine, cela est incontestable; mais les voies de cette sagesse nous sont inconnues, et il nous est impossible de dire d'avance : Voilà ce qu'il faut qu'elle fasse; voilà ce qui lui est interdit.

Cette argumentation, assurément, ne manque pas de force, si on la compare aux raisonnements qu'elle a pour but de détruire. Cependant Maimonide est loin de s'en exagérer la portée. Il ne se flatte pas d'avoir résolu les difficultés qui s'élèvent contre l'idée de la création ex nihilo; mais il croit avoir rendu impossible la démonstration de la thèse contraire: celle que le monde a toujours existé. «Je montrerai, « dit-il 1, que, si nous sommes conduits à quelque conséquence absurde « en admettant la création, on est poussé à une absurdité plus forte en«core en admettant l'éternité. » Il va même jusqu'à soutenir qu'Aristote, dans le système de l'éternité du monde, n'a jamais vu qu'une hypothèse, et qu'il était persuadé tout le premier de la faiblesse des raisons qu'il a mises au service de cette cause. Ce n'étaient, dans sa pensée, que des probabilités, et il n'y a pas de sa faute si ses disciples inintelligents les ont prises pour des preuves 2. La création ex nihilo, quand on la considère en philosophe, est une autre hypothèse, tout aussi peu susceptible de démonstration, mais plus vraisemblable que celle d'Aristote, et qui a l'avantage de s'accorder à la fois avec les phénomènes de la nature et avec les fondements de la révélation. On peut donc, sur ce point ca

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Il partie, ch. xvi, tome II, p. 129 de la traduction française. — II' partie, ch. xv, t. II, p. 121-128..

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pital, s'écarter d'Aristote sans lui être infidèle, puisque Aristote n'a rien voulu affirmer. Pour s'affermir dans cet acte d'indépendanee, Maïmonide lui donne encore un autre motif, que nous lui laissons le soin d'expliquer lui-même : «Tout ce qu'Aristote a dit sur tout ce qui existe « au-dessous de la sphère de la lune jusqu'au centre de la terre est indubitablement vrai, et personne ne saurait s'en écarter, si ce n'est <«< celui qui ne le comprend pas, ou bien celui qui a des opinions pré«< conçues, qu'il veut défendre à tout prix et qui le conduisent à nier « l'évidence. Mais, à partir de la sphère de la lune et au-dessus, tout ce « qu'Aristote a dit ressemble, à peu de chose près, à de simples con«jectures; à plus forte raison, ce qu'il dit de l'ordre des intelligences, « ainsi que quelques-unes de ces opinions métaphysiques qu'il adopte << sans pouvoir les démontrer, mais qui renferment de grandes invrai<< semblances ou des erreurs évidentes et manifestes 1. »

Voilà ce qui s'appelle faire à Aristote sa part. Ce compromis, si étrange qu'il nous paraisse, a l'incontestable avantage de soustraire à l'empire de la tradition et de la routine les problèmes où l'esprit humain a le plus besoin de sa liberté, les vérités qui avaient le plus souffert d'une restauration aveugle de l'éclectisme alexandrin. Il relègue l'infaillibilité prétendue de l'oracle dans le domaine de la physique et lui refuse toute autorité sur la métaphysique et la théologic. C'est la première fois qu'un péripatéticien, ou, ce qui est la même chose pour les Arabes du xn siècle, qu'un philosophe ose pousser jusque-là l'esprit d'insur

rection.

Et qu'on ne se figure pas qu'en abandonnant Aristote sur la question de l'origine de l'univers, Maimonide n'ait eu d'autre but que de conformer ses opinions au texte de l'Écriture; il avoue naïvement que, grâce à son système d'exégèse, qui change en allégorie tout ce qui offense la raison, il peut faire dire aux livres saints ce qui lui convient, et que, s'il pensait que la nature n'a pas eu de commencement, il ne serait pas embarrassé de trouver ce système dans les paroles de Moise et des prophètes. Une telle liberté avec les choses de la foi nous paraît aujourd'hui à peine croyable, parce que nous nous imaginons que le libre examen est une invention toute moderne; mais ce passage, que j'emprunte à la savante traduction de M. Munk, fera taire tous les doutes: «Sache que, si nous évitons de professer l'éternité du monde, ce «n'est pas parce que le texte de la Loi proclamerait que le monde a été « créé, car les textes qui indiquent la nouveauté du monde ne sont

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1 II' partie, ch. XXII, t. II, p. 179 de la traduction française.

« pas plus nombreux que ceux qui indiquent la matérialité de Dieu 1. « Au sujet de la nouveauté du monde, les moyens d'interprétation allé«gorique nous manqueraient tout aussi peu et ne seraient pas plus ina terdits à notre usage; au contraire, nous pourrions employer ici ce « mode d'interprétation, comme nous l'avons fait pour écarter de Dieu « les attributs matériels. Peut-être même cela serait-il beaucoup plus « facile et serions-nous très-capable d'interpréter les textes en question « et d'établir l'éternité du monde, de même que nous avons interprété <«<les autres textes et écarté la matérialité de Dieu 2. »

C'est donc en toute liberté d'esprit, et par des raisons puisées en luimême, que Maïmonide se déclare pour la création. La première de ces raisons, c'est qu'il n'y a que la libre volonté d'un Dieu créateur et tout-puissant qui soit capable de nous expliquer la diversité infinie des phénomènes et des lois, ou, pour parler la langue philosophique du XII° siècle, des mouvements et des formes qui existent dans la nature. Dans l'opinion d'Aristote, au contraire, tous ces mouvements et toutes ces formes, étant éternels, sont, par là même, nécessaires, et il faut que la science donne la raison de leur existence; il faut qu'elle démontre que l'univers n'aurait pu s'en passer et que Dieu n'aurait pu se passer de l'univers; que chacune des espèces, que chacun des individus qui couvrent la surface de la terre, que chacune des sphères qui se meuvent dans l'espace est un effet inévitable, non pas d'un plan arrêté par une souveraine intelligence, mais des lois de la physique et de la mécanique. Or une telle démonstration est absolument impossible; elle est en désaccord non-seulement avec la faiblesse humaine, mais avec l'ordre de la nature, qui témoigne visiblement d'un dessein préconçu. La seconde raison pour laquelle Maïmonide préfére l'idée de la création à l'hypothèse d'Aristote, c'est que, sans être imposée par la lettre de la Loi, dont on fait tout ce qu'on veut, elle est la seule qui puisse se concilier avec l'existence d'une révélation, ou, comme nous dirions aujourd'hui, d'une religion positive, et particulièrement de la religion des Écritures. Sur quoi reposent, en effet, toutes les croyances enseignées dans l'Ancien Testament? sur deux choses: la prophétie et les miracles. Or il n'y a pas de miracles dans un système où toutes

1Je ne répéterai point ici l'observation que j'ai faite dans un précédent article sur les mots corporéité, incorporalité, que M. Munk a adoptés de préférence à ceux de matérialité et d'immatérialité; mais je saisis cette occasion pour relever une faute typographique qui a été commise au préjudice de mon savant confrère. Jamais M. Munk ne s'est servi de l'expression barbare d'incorporabilité.' II' partie, ch. xxv, tome II, p. 195 et 196 de la traduction française.

les lois de la nature sont éternelles, nécessaires, immuables. Il n'y a pas de prophétie dans un système où l'avenir doit ressembler au présent, comme le présent ressemble au passé. Les récits et les dogmes bibliques pourraient, à la rigueur, s'accommoder de la doctrine de Platon, à savoir, que le monde a commencé, bien que la matière soit éternelle, ou que l'ordre et l'harmonie qui règnent actuellement dans l'univers ont été précédés par le chaos. On pourrait même trouver dans l'Écriture un certain nombre de passages entièrement favorables à cette opinion; par exemple, le second verset de la Genèse, qui nous montre, à la place de la terre, un tourbillon confus, au moment où paraît la puissance créatrice. Mais la doctrine de Platon n'étant pas mieux démontrée que celle d'Aristote, pourquoi ne pas admettre simplement l'hypothèse qui est à la fois la plus probable selon la nature et la plus conforme à la religion révélée, c'est-à-dire le dogme de la création ex nihilo?

Cette concession une fois faite à l'orthodoxie religieuse, et il faut le dire, sous peine d'être injuste, à sa conviction personnelle, Maïmonide emploie toutes les ressources de son intelligence à se rapprocher, autant que possible, de la philosophie péripatéticienne. Il semble qu'il ne veuille laisser à la liberté divine, qu'il défendait tout à l'heure, et à l'autorité de la Bible, qu'autant de place qu'il est absolument nécessaire pour ne pas rompre visiblement avec la foi de ses ancêtres. Ainsi, de ce que le monde a commencé, il n'en résulte en aucune façon, selon lui, qu'il soit destiné à finir. Cette conclusion ne lui paraît justifiée, ni par la raison ni par la foi. Elle ne l'est point par la raison; car, si l'expérience nous enseigne que tout ce qui a été engendré dans les conditions actuelles de la nature est réservé à une dissolution inévitable, il serait illogique d'étendre cette loi jusqu'à l'œuvre de la création ou à la nature elle-même. D'ailleurs, ne nous flattons-nous pas de démontrer, par la seule puissance de la philosophie, que les âmes, quoique certainement créées, ou tout au moins les âmes des justes, sont préservées à jamais des atteintes de la mort? La croyance à la fin du monde n'est pas non plus justifiée par la Loi; tout au contraire l'Écriture nous parle de l'univers comme s'il devait durer éternellement. « Une généra<«<tion s'en va, une génération arrive, dit Salomon dans l'Ecclésiaste, « et la terre dure toujours. » « Le monde, dit le Psalmiste, ne chan<«< cellera jamais. >> Cependant il y a aussi des passages qui nous offrent un sens tout opposé : « Les astres sont tombés; le ciel a été bouleversé ; « le soleil a été obscurci; la terre chancellera comme un homme ivre. » Mais, grâce à la méthode allégorique, Maimonide n'est pas embarrassé pour concilier ces textes avec les précédents. Quand le prophète Isaïe

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