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riger, sur ce point, d'après des informations plus complètes. Aucun exemple ne montre mieux, ce me semble, combien l'histoire de l'humanité primitive offre encore de lacunes, et combien la critique doit mettre de réserve à déclarer mensongères des traditions qui conservent souvent un vieux fond de vérité recouvert par la fable. M. Chassang lui-même a senti ailleurs (p. 290), en parlant de l'ouvrage du chrétien Palladius sur les Brachmanes, que des peintures infidèles de faits authentiques peuvent nous inspirer une juste défiance sans être, pour cela, rangées parmi les romans.

A propos des romans sur la géographie durant la période qu'il est convenu de désigner sous le nom de période romaine, M. Chassang nous rappelle le voyage d'Horace à Brindes et l'Itinéraire de Rutilius Numatianus, qu'il écarte de son cadre comme « appartenant à la poésie. » Mais était-ce même la peine de les mentionner? Ces deux compositions ont un caractère sincèrement historique. Horace racontant avec agrément un voyage qui faisait époque dans l'histoire de ses nobles et délicates amitiés; et, cinq siècles plus tard, Rutilius décrivant en détail une longue excursion à travers l'Italie, n'ont vraiment rien de commun avec le plat romancier qui a rédigé l'Itinéraire d'Alexandre le Grand. Ils inventent beaucoup moins, quoique poëtes, si même ils inventent quelque chose, et je les trouve beaucoup plus sérieux que l'auteur, encore inconnu, de l'Itinéraire plaisant à travers les villes de la Grèce, qui, selon la remarque de notre auteur, ne ressemble pas mal à quelque feuilleton de voyage ou à quelqu'un de ces Guides beaucoup plus jaloux d'amuser que d'instruire. Cette fois, un scrupule d'exactitude a entraîné trop loin la critique de M. Chassang. Si quelques citations surabondent chez le scrupuleux érudit, en revanche quelques rares omissions lui pourraient être signalées. Lorsqu'il remarque comment, chez les sophistes, certains personnages de la tradition héroïque, tels que Thersite, Hélène et Diomède, prenaient une figure de convention et fournissaient matière à des déclamations sans vraisemblance, où la fausseté des idées se rachetait par une savante élégance de langage, il devrait rappeler aussi l'Éloge de Busiris et même l'Éloge d'Évagoras, deux compositions d'Isocrate que l'antiquité a fort estimées. Le portrait du célèbre roi de Chypre est déjà fort embelli dans les pages que lui consacre un ami, un flatteur de son fils Nicoclès; à chaque instant on y devine, sinon le mensonge, du moins l'hyperbole complaisante. Quant au Busiris, c'est à peu près une œuvre de pure imagination. L'Égypte était fort mal connue des Grecs, malgré leurs fréquents rapports avec ce pays depuis le règne de la dynastie Saïte. Ils en savaient peu l'histoire et ils en observaient les mo

numents avec une curiosité superficielle, acceptant presque toujours sans critique ce que leur en apprenait la vanité des prêtres, exposés d'ailleurs, par leur ignorance de la langue indigène, aux plus graves méprises sur les personnes ct sur les choses1. Aussi, même en cet étroit voisinage, l'Égypte leur apparaissait toujours un peu, comme au temps d'Homère, sous un jour mystérieux. Cela rendait facile aux rhéteurs d'y placer la scène de certaines aventures merveilleuses et de certaines utopies politiques. Le discours d'Isocrate à l'honneur de Busiris appartient à cette dernière classe de fictions. Mettez dans le Busiris un peu plus de vivacité ingénieuse et je ne sais quel tour de paradoxe plus aimable, vous aurez un de ces contes comme Voltaire en a tant écrit, ou comme les contes sceptiques de Lucien, qui n'ont pas échappé à l'attention de M. Chassang (p. 190). Mais il n'y a pas là, que je sache, dix lignes à recueillir pour M. Lepsius ou pour M. de Rougé sur les mœurs, les institutions ou la chronologie des temps pharaoniques; tout au plus y peut-on reconnaître quelques traits d'une géographie assez exacte. C'est, suivant toute apparence, au même genre de biographie fabuleuse qu'appartenait la Vie d'Hercule par Plutarque. On peut s'en faire une idée par la Vie même de Thésée, où l'histoire proprement dite tient si peu de place, et où les aventures du héros athénien ne sont guère qu'un thème de politique et de morale à l'usage du narrateur philosophe.

Le champ de la fiction romanesque est donc bien vaste dans les littératures classiques de l'antiquité. Mais, chose singulière! de ce champ si vaste la partie la moins cultivée est précisément ce qui s'appelle chez nous du propre nom de roman. Dans sa longue et minutieuse revue, M. Chassang n'arrive au roman tel que l'entendent les modernes que sur la fin même de son livre, et il n'y consacre qu'un chapitre. Sur ce sujet, en effet, bien des critiques l'avaient précédé qui lui laissaient peu à dire, entre autres et au premier rang, M. Villemain dans son mémorable Essai, ensuite le dernier traducteur des romans grecs, M. Ch. Zévort 2. Depuis longtemps on avait reconnu l'extrême faiblesse de tous. ces romans et les taches qui déparent le meilleur de tous, Daphnis et Chloé; depuis longtemps on s'était demandé quelles causes frappèrent,

On a un exemple curieux de ces méprises dans les récits de Diodore sur Osymandias et le monument qu'on rapportait à ce prince. (Voir, sur ce sujet, le mémoire de M. Letronne, dans le Journal des Savants de 1821 et dans le tome IX des Mémoires de l'Académie des Inscriptions. Cf. Chassang, Histoire du Roman, p. 77, note 3, où il faut lire 1821 au lieu de 1812.) 2 Romans grecs traduits en français, deux séries en deux volumes, Paris, 1855, in-12 (Bibliothèque Charpentier).

en ce genre littéraire, l'imagination grecque d'une sorte de stérilité; depuis longtemps on avait fait à cette question des réponses que M. Chassang n'a guère pu que résumer.

D'abord, dit-on, le polythéisme, avec ses fictions charmantes, était lui-même un roman de la plus riche variété; d'ailleurs, les légendes païennes, habituellement développées en vers, soit dans l'épopée, soit dans le drame, avaient habitué les esprits à n'aimer les fables que sous des formes poétiques; d'avance elles avaient ôté toute saveur à des récits en prose, à des récits d'événements tout humains. Cette brillante publicité de la récitation poétique convenait à merveille au peuple grec durant les jours de son orageuse indépendance. Alors la vie privée n'était rien auprès de la vie publique. Le citoyen, qui appartenait à l'État avant d'appartenir à la famille, qui passait sa vie à l'agora ou dans les camps, avait peu le temps de courir les aventures, de la vie domestique; il avait peu le goût de les raconter ou de les entendre. Ainsi les occasions manquaient au romancier comme les encouragements.

Toutefois, et M. Villemain lui-même n'a pas manqué de se faire cette judicieuse objection, Ménandre n'était-il pas déjà un admirable peintre de mœurs, et comment la comédie de Ménandre n'a-t-elle pas suscité toute une école d'imitateurs? L'objection est d'autant plus grave, que Ménandre n'est point un personnage isolé, qu'il a eu des maîtres, des rivaux et des disciples: des maîtres dans les poëtes de la Moyenne Comédie, des rivaux et des disciples dans les poëtes de la Nouvelle Comédie 1. C'est par centaines que se comptaient les œuvres de ces deux fécondes générations. Nous ne les apprécions aujourd'hui que sur des ruines; mais il y a des ruines éloquentes. Le moindre chapiteau d'un temple d'Athènes ou d'Agrigente, le moindre débris d'une statue de Phidias parlent aux yeux de l'artiste et lui révèlent, aussi sûrement que le feraient des monuments intacts, le haut degré où l'art antique avait pu s'élever. Ainsi en est-il de la poésie. Une tirade de Philémon ou de Ménandre suffit à

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A ce propos, je remarque qu'il est échappé à M. Chassang, p. 389, de placer Alexis, qui est un des principaux poëtes de la Comédie Moyenne, entre Ménandre et Philémon, qui sont tous deux de la Nouvelle. C'est une inadvertance qu'il aura, j'espère, occasion de corriger. A la page 295 « l'éclat des esprits» pour « l'état des « esprits » n'est évidemment qu'une faute d'impression. Page 421, on s'étonne que l'auteur ne veuille pas « attribuer à un écrivain grec le nom de Longus, quand il reconnaît, quelques lignes plus bas, pour un Grec le romancier Achille Tatius ou Statius, et quand il pouvait rapprocher de ces noms ceux de Cassius Longinus, le rhéteur grec, de Dion-Cassius, d'Arrianus, d'Appianus, tous écrivains en langue grecque. D'autres négligences, aussi vénielles, ne valent pas la peine d'être relevées, même

en note.

montrer en eux la rare finesse de l'observateur et l'exquise habileté du peintre. Il n'y a pas jusqu'aux simples titres de ces comédies qui ne nous apportent là-dessus de piquantes révélations. J'en prends quelques-uns au hasard : Le Menteur, le Complaisant, l'Amant pris en aversion, l'Ennemi des femmes, la Gynécocratie (ou la Femme maîtresse au logis?) la Concubine, le Superstitieux, le Mélancolique, le Misanthrope, le Quinteux, etc. Qui ne devine là autant de tableaux où la vie bourgeoise venait se peindre avec la plus agréable variété de situations et de caractères? Mais Térence et Plaute nous dispensent de deviner d'après des titres, quand ils nous conservent dans leurs imitations latines la substance et souvent la couleur de tant d'originaux grecs aujourd'hui perdus. L'Heaatontimorumenos, ou le Bourreau de soi-même, était certainement chez Ménandre ce qu'il est chez Térence, la peinture vraie d'une misère trop réelle. Il faut donc l'avouer, le roman de mœurs abondait, sur le théâtre d'Athènes, dès le milieu du quatrième siècle avant notre ère, sans parler même des tribunaux, où maint épisode conservé dans les plaidoyers des orateurs attiques nous montre au vif le drame de la vie domestique des Athéniens, avec tous leurs travers et tous leurs vices. Cette profonde science du cœur humain, que nous représente Aristote dans sa Rhétorique et dans ses Morales; cet art ingénieux d'animer les caractères, dont nous avons un échantillon dans l'opuscule de Théophraste, et que nous retrouvons jusque chez les froids moralistes de l'école d'Epicure', tout cela n'était pas simple théorie, tout cela trouvait mainte application dans les comédies de ces cent vingt poëtes qui ont illustré le siècle de Philippe, celui d'Alexandre et des premiers Ptolémées. Ces moralités dramatiques étaient écrites en vers, je l'avoue, mais en vers ïambiques, sans chœurs ni accompagnement musical; c'est-à-dire qu'elles se rapprochaient singulièrement de la prose, et, par la prose, du roman. C'est au point qu'il y a telle définition grecque ou latine de la comédie qui conviendrait assez bien au roman de mœurs 2. Que restait-il donc à

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Voir les extraits, retrouvés dans les papyrus d'Herculanum, du traité de Philodème Sur les vertus et les vices. Le chapitre de l'Orgueil présente une description analytique de plusieurs caractères, qui est, sauf la mesure et l'élégance, tout à fait dans le goût de Théophraste. M. Hartung en a donné, en 1857, une édition grecque-allemande, où il a fort heureusement réuni, deux autres opuscules de Théophraste et de Philodème sur un même sujet : l'Économique et les Caractères.

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Diomedis Ars grammatica, p. 485, éd. Putschius: «Comoedia est private civilisque fortunæ, sine periculo vitæ, comprehensio, apud Græcos ita definita: κωμῳδία ἐστὶν ἰδιωτικῶν πραγμάτων ἀκίνδυνος περιοχή. » Voilà pour le roman qui fait rire. La définition correspondante de la tragédie, que cite le grammairien Diomède, s'appliquerait sans peine au roman qui fait pleurer.

faire à Philémon ou à Ménandre pour que la comédie devînt le roman? Il leur fallait rompre les liens d'une métrique d'ailleurs fort simple, et développer plus librement l'action hors des gênes du théâtre : c'était bien peu de chose, à ce qu'il me semble, et pourtant ce peu de chose manqua toujours à l'honneur des lettres grecques. Pourquoi? Dirons-nous avec M. Zévort que le génie grec était épuisé, qu'après tant de siècles d'une activité féconde, il était à bout d'inventions? Ajouterons-nous, ce que M. Villemain, M. Zévort et M. Chassang paraissent admettre, qu'une influence orientale, particulièrement celle des conquêtes d'Alexandre, a distrait les Grecs de cette voie des observations morales, des peintures modestes et vraies, pour les jeter dans la manie du merveilleux et du bizarre, qui est devenu, sauf de rares exceptions, le caractère commun de leurs prétendus romans? Toutes ces raisons peuvent être alléguées avec quelque vraisemblance; aucune, je crois, n'explique suffisamment l'étrange contraste que nous trouvons entre la perfection des œuvres grecques en tant de genres et leur trop réelle infériorité dans le roman.

D'ailleurs, qu'on veuille bien le remarquer, si l'homme, dans la société païenne vivait trop loin du foyer domestique, si la femme honnête y languissait dans une obscurité peu favorable au développement des passions qui font le principal intérêt d'une fable romanesque, le christianisme, en relevant la femme comme il relevait les esclaves, en ouvrant à la lumière le gynécée antique, livrait au ronancier une riche variété de modèles et de sujets. La virginité, plus que jamais exaltée comme une vertu, plus que jamais observée dans ses combats, honorée dans ses triomphes; la pudeur des veuves aux prises avec mille séductions. honnêtes ou déshonnêtes, n'étaient pas une matière moins féconde pour l'imagination d'un romancier chrétien. Et pourtant les premiers siècles de notre ère n'ont pas plus produit que n'avaient fait les siècles païens cette littérature du roman en prose. A part quelques heureux essais, quelques pages d'une touchante délicatesse, tout le génie de la fiction, chez les chrétiens, s'est exercé dans les légendes pieuses; et, chez les hérétiques, il a débordé en fables grossières comme celles dont nous avons récemment retrouvé de si étranges exemples dans les Philosophumena qui portent le nom d'Origène. L'immense ébranlement moral qui fut le bienfait de la religión nouvelle est resté longtemps sans effet dans les lettres, si ce n'est pour l'éloquence; il a fallu qu'il se propageât à travers le moyen âge et la chevalerie pour vivifier en Europe le roman d'aventures, que l'antiquité chrétienne n'avait pas réalisé.

Mais peut-être la critique n'a-t-elle pas encore marqué toutes les raisons

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