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Il jouit de la vie en toute liberté,

Et j'use rarement de mon autorité.

De là vient que jamais il ne me fait mystère
De ce qu'à tant de gens leurs fils ont soin de taire;
Or, qui ment à son père et se cache de lui,
Combien plus hardiment trompera-t-il autrui!

L'honneur, la confiance, aux garçons comme aux filles,
Valent mieux pour gardiens que la crainte et les grilles.
Mon frère à cet avis ne s'est jamais rendu;

Il m'arrive criant : « Micion, que fais-tu ?

« Notre enfant se perdra. C'est grâce à tes largesses

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Qu'il s'habille trop bien, s'enivre, a des maîtresses;

« C'est toi qui lui fais tort par excès de bonté. >

A quoi j'ajoute: «Et toi, par trop de dureté.

« Tout homme, crois-le bien, se trompe qui ne pense
« Fonder mieux par l'amour que par la violence.
Tels furent de tout temps mes principes, ma loi,

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« Et ce principe-là dirige tout chez moi.

« Pour peu qu'à contre-cœur on remplisse une tâche,
«Dès que l'on n'est point vu, trop vite on se relâche;

« Mais celui qu'un bienfait enchaîne à son labeur,

Qu'on le surveille ou non, y va du même cœur.

« D'où je maintiens qu'un père est digne de ce titre,

Qui respecte en son fils l'homme et son libre arbitre,

« Afin que de son choix, et sans redouter rien,

« Il n'évite le mal que par amour du bien.

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Un père à ces façons se distingue d'un maître;

« Et qui n'en convient pas doit bientôt reconnaître

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Ce style coulant et naturel ne trahit guère la gêne et la lutte laborieuse du copiste. On y retrouve, ainsi qu'en beaucoup d'autres passages, non-seulement la correction et l'élégance, mais le ton et la couleur de l'original. Il y a une sorte de sympathie et de ressemblance entre les talents de l'un et l'autre écrivain, un agréable et modeste enjouement où ne domine pas le vis comica, mais une rare élégance, un tact exquis, une vivante peinture de mœurs et de caractères, et souvent de suaves accents de sentiments tendres ou généreux.

Je me souviens d'avoir vu représenter, au Théâtre Français, il y a, je crois, dix ans, une comédie intitulée : Damon et Pythias. Elle me plut beaucoup par un habile mélange de sensibilité vraie et de gaieté contenue, par l'heureuse et vive expression des plus beaux dévouements d'ami

tié sans déclamation et sans forfanterie, enfin par l'atticisme du style et par une saveur d'antiquité. Je ne savais pas alors que j'applaudissais un disciple de Térence. La pièce, que je sache, n'a pas paru depuis sur la scène. Qui me dira pourquoi? A moins que le disciple, comme le maître, ne soient plus faits pour plaire aux lecteurs instruits qu'à la foule des spectateurs.

Les critiques de profession, chez les Romains, ont proclamé Térence un des maîtres les plus parfaits de l'art, poeta artificiosissimus; non pas cet art de la fantaisie et du caprice, qui éblouit et qui entraîne par les extravagances tantôt ingénieuses, tantôt grotesques des situations, des incidents, des figures et des discours, mais un art qui consiste à se tenir toujours dans la mesure du vrai, dans les convenances du monde réel, dans la juste imitation de la nature. Ce n'était pas ce qu'il fallait aux Romains. Le dirai-je? Térence manquait aussi un peu de ce que demandent même les modernes, la pointe acérée du ridicule et la peinture vigoureuse des méchancetés et des vices. Sa comédie est trop débonnaire; personne n'y est résolûment et radicalement ni vicieux ni méchant. Ses fripons d'esclaves, ses prostitueurs perfides, ne seraient que de timides écoliers auprès des Chrysale et des Pseudole, des Cappadox et des Ballion de Plaute. On ne trouve pas chez lui un seul vieillard compromis par des amours hors de saison, une seule épouse acariâtre et impérieuse, un jeune étourdi vraiment audacieux, une courtisane tout à fait perverse.

Ce n'est pas lui qui ferait dire par ses amoureux à une maîtresse : «Je vendrai mon père, s'il le faut, pour que rien ne te manque1. >> Voici la boutade la plus hardie qu'il imagine pour un des plus évaporés d'entre eux, lorsqu'on lui apprend que, pour laisser le champ libre à ses galanteries, une ruse de valet a fait courir son père à la

Utinam quidem

campagne :

Quod cum salute ejus fiat, ita se defatigârit velim,

Ut triduo hoc perpetuo prorsum e lecto nequeat surgere1.

Térence a fait, dans ses six comédies, quatre rôles de courtisanes; Thaïs3 est aimante et loyale; elle demande à son amant la permission

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de lui faire une infidélité de deux jours sans être infidèle, seulement pour obtenir d'un certain capitaine qu'elle hait le don d'une jeune esclave, née libre, qu'elle veut rendre à sa famille :

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Deux autres du nom de Bacchis, dans l'Heautontimorumenos1 et dans l'Hécyre 2, se plaisent à rendre témoignage et honneur à des femmes chastes et vertueuses; la dernière même se trouve heureuse de procurer une réconciliation inespérée entre son ancien amant, qui l'avait délaissée pour se marier, et la jeune épouse injustement soupçonnée.

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J'ai sauvé mon amant et j'en rends grâce aux dieux.
Bien d'autres, parmi nous vont me blâmer, je gage.
« Un homme ne doit point goûter du mariage,
Dira-t-on. Je le sais. Mais fi d'un cœur vénal!
Jamais l'amour du gain ne m'a conduite au mal.
Tant qu'il lui fut permis d'avoir une maîtresse,
J'ai trouvé près de lui bonté, douceur, tendresse;
Quand vint ce mariage il m'a blessée au cœur;
Mais je sais n'avoir point mérité mon malheur,
Et l'on doit pardonner, même des injustices,
A qui vous a comblé d'égards et de services.

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Enfin, la moins saillante de ces quatre figures, Philotis, qui ne paraît que pour aider à l'exposition de la fable, donne encore des signes d'une bonne nature.

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Où donc vois-tu du mal à se venger d'un traître?
A dompter l'insolent qui nous parlait en maître?
Que ne peux-tu savoir ce que je sais, hélas!

Ou pourquoi n'ai-je plus ton âge et tes appas '!

Les courtisanes de Térence étaient, à ce qu'il paraît, trop bonnes et de trop bonne compagnie. Cette décence relative, cette critique morale presque sans médisance, cette douce gaieté, traversée quelquefois d'un

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sourire mélancolique, pouvaient plaire aux délicats, mais n'amusaient pas le gros du public qui faisait la fortune des directeurs de troupes comiques et des auteurs. Aussi Térence eut-il plus de succès de lecture que de théâtre. C'est ce qui fut cause aussi que ses pièces nous ont été conservées entières, sans être mutilées par la main des copistes timorés, comme celles de Plaute.

Il se présente ici un phénomène littéraire curieux à observer. Térence est, par le style, même par le langage, contemporain, et, pour ainsi dire, frère jumeau de Virgile, tandis que près d'un siècle et demi sépare les dates de leurs naissances1. Même pureté de formes, même fraîcheur de diction, même pudeur de pensées et d'images. Il est moins archaïque grammaticalement que Lucrèce, quoique plus vieux que lui d'un siècle 2.

Autre ressemblance avec Virgile : chez lui, les jeunes filles d'honnête condition et de sentiments conformes à leur naissance, quoique dans des situations équivoques par suite d'accidents malheureux, ne sont que des figures de second plan, plutôt indiquées dans des récits, en traits fugitifs et rapides, que mises en relief dans l'action, délicieuses esquisses qu'on regrette d'avoir seulement entrevues, comme Galatée3, comme Lavinie. Ces silhouettes de Glycérie 5, de Philomène, si elles se rencontraient quelque part sans nom d'auteur, ne sembleraient-elles pas empreintes et marquées de ce molle atque facetum de Virgile et d'Horace? Voyez encore ce portrait d'Antiphile 7:

Texentem telam studiose ipsam offendimus.
Mediocriter vestitam veste lugubri

Ejus anuis causa, opinor, quæ erat mortua :

Sine auro tum ornatam, ita uti quæ ornantur sibi;

Nulla mala re expolitam esse muliebri;

Capillus passus, prolixus, circum caput

Rejectus negligenter,

Et cette autre peinture d'un objet pareil, où l'auteur semble avoir voulu rivaliser avec lui-même 8:

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Modo quamdam vidi virginem hic viciniæ
Miseram, suam matrem lamentari mortuam.

1 Térence meurt très-jeuné à la fin du vi° siècle de Rome; Virgile naît l'an 684. Lucrèce mourut dans les premières années du viıı' siècle.- Virg. Eglog. III, 64. Æneid. XII, 64. Andr. I, 1, 91-96, 107-109.· Hecyr. Cette figure,

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absente de la scène, est sans cesse présente dans les discours des auteurs de la pièce. — ' Heautontim. II, 111, 44. — 3 Phorm. I, 11, 50.

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