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et donnait à entendre qu'on abusait du nom du roi pour opprimer un peuple fidèle.

Un jour qu'il donnait à dîner dans sa maison à plusieurs des colonels cosaques et à l'ataman lui-même, il attendit le moment où le vin avait échauffé toutes les têtes pour demander tout à coup à Barabache s'il était vrai que le roi lui eût envoyé un privilége qui rendait aux Cosaques leurs anciennes libertés? Barabache n'était pas tellement ivre qu'il ne soupçonnât un piége. «Que t'importe? compère, dit-il à Chmiel"nicki. Ne sommes-nous pas heureux, nous autres chefs? On nous paye, << on nous donne le drap sans l'auner. Ne serait-ce pas une belle chose « que d'aller rôder dans les bois et les fondrières pour plaire à la canaille « et se faire manger aux moucherons comme des ours? »

Chmielnicki ne répondit pas, mais pressa ses hôtes de boire. Le dîner se prolongea tant et si bien, que Barabache tomba sous la table ivre mort. La plupart des autres convives étaient dans le même état; leur ' hôte seul, qui s'était ménagé, prit le bonnet de l'ataman, le donna à un de ses Cosaques, en lui ordonnant de courir ventre à terre à la maison de l'ivrogne, de montrer le bonnet à sa femme et de lui demander de sa part le parchemin qu'il avait reçu du roi. Faute de cette pièce, devait dire le Cosaque, les colonels et l'ataman allaient s'entr'égorger. La femme de Barabache prit le parchemin dans une cachette et le remit à l'émis saire de Chmielnicki. Celui-ci était bien déterminé à ne pas le rendre.

Ce tour, dont Barabache ne soupçonnait pas encore toute la portée, l'indisposa contre son hôte, et il s'appliqua à le représenter au staroste polonais de Tchighirine comme un homme dangereux dont il fallait surveiller de près la conduite. Chmielnicki, déjà suspect aux nobles propriétaires du pays par le crédit dont il jouissait parmi les paysans, était encore l'objet de leur envie à cause de sa fortune personnelle. Son père avait reçu du staroste de Tchighirine une certaine étendue de terres en friche, qu'il avait obtenu la permission de cultiver en y amenant des paysans; c'est ce qu'on appelait peupler un domaine (поселить). Pour les malheureux paysans de l'Ukraine, un officier de Cosaques, professant la religion grecque, ami des pauvres gens, c'était l'idéal du propriétaire. Aussi les bras ne manquaient pas à la ferme de Subotof: c'est ainsi que s'appelait le bien de Chmielnicki. Quoiqu'il fût, par sa profession, le jurisconsulte de l'armée cosaque, il est vraisemblable que Chmielnicki n'avait pas observé minutieusement les formalités voulues pour assurer son droit de possession ou la transmission de l'héritage paternel. Sa ferme, qui était d'un revenu considérable, était convoitée par un certain Czaplinski, gentilhomme polonais, sous-staroste de

Tchighirine et l'âme damnée du staroste Koniecpolski, fils de celui qui avait fait la donation au père de Chmielnicki; en outre, Czaplinski avait un grief personnel contre Chmielnicki, son rival heureux auprès d'une jeune dame du pays, qu'il venait d'épouser en secondes noces.

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Dans une rencontre contre un parti de Tartares en course dans le pays, au moment où Chmielnicki chargeait en avant de ses escadrons, un Cosaque, gagné par Czaplinski, lui déchargea par derrière un coup de sabre sur la tête. Chmielnicki toucha du front l'arçon de sa selle. Quel malheur! s'écria l'assassin je vous prenais pour un Tartare. » Un épais bonnet de fourrure avait amorti le coup, et la blessure n'était pas grave. Chmielnicki crut ou feignit de croire à une méprise, mais il fut quelque temps à se remettre; sa troupe ne donna pas à propos, et Czaplinski en prit avantage pour l'accuser de lâcheté ou de trahison auprès du staroste Koniecpolski. « Vous ne m'avez jamais rien donné, « lui dit-il, à moi qui vous ai bien servi; donnez-moi la terre de Su<«<botof, que Chmielnicki possède contrairement aux lois, car il a des «paysans, ce qui n'appartient qu'à un gentilhomme polonais. » Koniecpolski hésita longtemps; il lui répugnait de disposer d'une terre que son père avait adjugée à Chmielnicki. Toutefois, sans rien décider publiquement, il ferma les yeux sur un projet qui fut bientôt mis à exécution. A la tête d'une troupe de bandits, Czaplinski s'établit en maître dans la ferme de Subotof, brûla le moulin et pilla la récolte. Chmielnicki était absent; son fils cadet, enfant de dix ans, qui menaçait les brigands de la vengeance de son père, fut si cruellement battu qu'il mourut le lendemain. Quant à Mme Chmielnicka, elle devint la plus belle conquête du vainqueur, qui, usant de violence ou de séduction, en fit sa femme. Convertie au catholicisme, elle épousa Czaplinski; le clergé catholique de Pologne tenait alors qu'entre schismatiques le sacrement de mariage n'existait pas.

Le malheureux dépouillé courut au staroste, qui le renvoya au tribunal. Le tribunal le renvoya à la diète. Avant de s'y présenter Chmielnicki défia son ennemi en combat singulier. Il faut croire qu'en Pologne, à cette époque, on ne savait pas raffiner sur le point d'honneur comme en France, car Czaplinski se présenta sur le terrain accompagné de deux serviteurs armés, et Chmielnicki vint seul, mais pourvu d'une cotte de mailles sous ses habits. Il attaqua si bravement ses adversaires, qu'ils prirent la fuite, et il leur cria : « Souvenez-vous que j'ai un « sabre et que la Mère cosaque1 n'est pas morte encore!» C'est ainsi

Dans le dialecte de l'Ukraine: Ище козацька не умерла маты.

que les Cosaques appelaient l'Ukraine, leur patrie, ou plutôt leur association militaire et politique.

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Cette menace de la Mère cosaque, toujours effrayante pour les Polonais, acheva de perdre Chmielnicki. Les dénonciations arrivaient contre lui de toutes parts. On le jeta en prison, et il n'en sortit que lorsque sa femme, maintenant celle de son ennemi, eut demandé et obtenu sa liberté. Chmielnicki courut aussitôt à Varsovie, mais il n'y rencontra que des juges prévenus. Ses titres de propriété furent trouvés défectueux. Des témoins complaisants attestèrent que son fils n'était pas mort des coups qu'il avait reçus, mais probablement par belle malice. En Pologne, les maris infortunés n'excitaient pas plus de compassion qu'en France. Les juges eurent grand' peine à tenir leur sérieux pendant l'enquête. Me Chmielnicka avait changé de religion, de mari ensuite, quoi de plus simple? la justice n'avait rien à y voir. « Cherchez une autre femme, <«<lui dit son juge, il n'en manque pas en Ukraine. » Ruiné, confus, bafoué, Chmielnicki, en désespoir de cause, alla trouver le roi et lui peignit avec passion la situation de l'Ukraine. Ses malheurs personnels n'étaient, dit-il, qu'un exemple entre mille des violences auxquelles se livraient les oppresseurs. Le roi ne fera-t-il rien pour des sujets fidèles, écrasés sous son nom par des tyrans impitoyables? Vladislas, non moins opprimé et encore plus dépourvu de ressources que Chmielnicki, s'écria: «Que puis-je faire? n'avez-vous donc plus vos sabres? et n'êtes« vous plus les Cosaques d'autrefois? »

L'auditeur général des Zaporogues n'avait pas besoin d'un semblable conseil, et depuis longtemps il était résolu à se venger et à venger son pays. On dit que le séjour qu'il fit à Varsovie pendant quelques mois le mit à même d'étudier le gouvernement qu'il haïssait, et d'en connaître la faiblesse. L'insolence des grands seigneurs, leur égoïsme, leur légèreté, la misère profonde du peuple, l'indifférence de tous pour la gloire et le bonheur de la patrie commune ne purent lui échapper. De quelque côté qu'il jetât les yeux, il ne voyait que désordre et anarchie. Une armée vivant de pillage, des chefs sans expérience, des paysans abrutis par la misère et prêts à suivre quiconque porterait le fer et le feu chez leurs maîtres, une assemblée souveraine impatiente de toute supériorité, des délibérations tumultueuses, les suffrages obtenus par la terreur ou la corruption, tel était le spectacle que Varsovie présentait à cette époque, et, si le Cosaque comparait dans son esprit la diète qui venait de le juger avec le cercle des Zaporogues, il put se dire: Nous valons mieux que nos maîtres, et nous serons libres dès que nous saurons le vouloir.

De retour en Ukraine, Chmielnicki s'appliqua à recruter des partisans et à tout préparer pour une insurrection. Les ecclésiastiques du rit grec lui furent de puissants auxiliaires. Mogila, le métropolitain de Kief, lui donna sa bénédiction et l'exhorta à poursuivre hardiment ses desseins. Chmielnicki montrait le privilége de Vladislas, rapportait ses discours, et laissait entendre qu'à Varsovie même, des protecteurs, encore timides, n'attendaient qu'une occasion pour se déclarer. Evitant les villes et le voisinage des seigneurs qui entretenaient dans leurs châteaux une armée de valets, il allait de village en village prêchant la révolte. Bien accueilli partout, et surtout par les Cosaques, il rencontrait cependant chez eux des objections difficiles à surmonter. — « Nous << n'avons plus de canons, lui disaient-ils, nous n'avons que peu de fusils, <«<et les Polonais ont une artillerie immense. Comment pourrions-nous «<les combattre, pauvres gens que nous sommes?» Alors Chmielnicki proposa de prendre pour alliés les Tartares, et s'offrit pour aller auprès du kan, solliciter son appui. Cette proposition fut reçue avec applaudissement. Pour ces gens au désespoir tout allié était bon, et, dans leur haine contre les catholiques, ils n'hésitaient pas à mendier la protection des musulmans.

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Ces menées ne purent demeurer longtemps secrètes; Barabache en fut instruit, ainsi que le staroste de Tchighirine; tous les deux en firent leur rapport au général de la couronne, Potocki. Un jour que Chmielnicki, à court d'argent, selon l'ordinaire des conspirateurs, était venu dans une foire pour vendre un cheval de race qui lui restait, il fut arrêté et conduit au staroste. On fit une enquête à la hâte; mais tous les Cosaques, tous les paysans cités comme témoins à charge, déposèrent sans hésiter que l'auditeur n'avait jamais tenu le langage qu'on lui prêtait, et qu'en toute occasion sa conduite avait été celle d'un citoyen paisible et attaché au gouvernement de la République. Le staroste, qui d'ailleurs se reprochait un peu ses torts envers un homme déjà si malheureux, ne voulut pas presser l'instruction, et en référa au général de la couronne. En attendant, le prisonnier fut confié à la garde d'un colonel de Cosaques, nommé Krepczowski, attaché à Chmielnicki de vieille date par les liens du compérage, très-respectés dans l'Église grecque, et qui, chez les Cosaques, avaient autant de force qu'une proche parenté. Personne ne fut surpris en apprenant que Chmielnicki avait gagné la steppe, et bientôt après arrivait dans la Sietche des Zaporogues, avec son fils aîné et une trentaine de cavaliers. A peine était-il libre que le staroste recevait l'ordre de le mettre à mort.

La Sietche n'était plus ce qu'elle avait été jadis, un asile inviolable.

Les priviléges ou la licence des Zaporogues avaient été réduits en même temps que ceux des autres Cosaques. La forteresse de Kodak avait été bâtie aux bords du Dniepr pour les tenir en bride, et la République tenait toujours dans leur voisinage la plus grande partie de ses troupes régulières. Néanmoins, protégée peut-être par son ancienne réputation, surtout par sa pauvreté, la horde des Zaporogues était demeurée indépendante de fait. La piraterie continuait, mais avec quelque mystère, et les gouverneurs polonais fermaient les yeux et en retiraient quelque profit. Chmielnicki se présenta hardiment à ses anciens camarades et leur conta ses malheurs. «Les Polonais, dit-il, nous ont livrés en es<«< claves à la maudite engeance des Juifs. Regardez-moi, moi l'auditeur « général de l'armée des Zaporogues, moi vieux Cosaque. Je n'aspirais « qu'à vivre tranquille après avoir combattu pour eux. Ils m'ont pris ma « maison, usurpé mes biens, enlevé ma femme. Ils ont tué mon fils, ils << viennent de me voler jusqu'à mon cheval. Ils m'ont condamné à mort, «je viens vous demander asile. Ayez pitié d'un vieux camarade, et que mon exemple vous apprenne le sort que vous réservent nos com

muns ennemis. »

En ce moment il n'y avait dans la Sietche qu'un petit nombre de Cosaques, mais tous vieux flibustiers aguerris, gens qui, selon l'expression d'un historien polonais, étaient rebelles par nature, comme un rossignol est chanteur. «Sois le bienvenu, Pane Chmielnicki, lui dirent les «Anciens, nous t'offrons le pain et le sel, et nos cœurs aussi. » Cependant un détachement de troupes régulières suivait le proscrit à la piste, et s'avançait vers la Sietche; mais celui-ci était sur ses gardes, et trouva bientôt des amis disposés à lui prêter main-forte. Le détachement tomba dans une embuscade, et personne n'en revint pour dire quels ennemiş il avait rencontrés.

Peu après des cavaliers parcouraient tous les hameaux à plusieurs lieues à la ronde, annonçant que tel jour le cercle des Zaporogues se tiendrait à la Sietche, pour affaire grave. Tous les affiliés s'y rendirent, et avec eux bon nombre de serfs fugitifs et de gens sans aveu des deux rives du Dniepr. Chacun s'attendait à quelque grand événement, mais, à l'exception des Anciens, parmi les Zaporogues, personne ne connaissait les desseins de Chmielnicki. Ses confidents disaient seulement qu'il s'agissait de rédiger de respectueuses représentations, que des députés iraient porter au roi et à la diète. Malgré ces assurances chacun s'armait, fondait des balles, et faisait sa provision de poudre. On retirait mystérieusement du Dniepr quelques canons cachés dans le sable du fleuve. Personne ne doutait d'une expédition prochaine. Pour dérouter les Po

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