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ses hôtes de l'eau-de-vie de grains dans des tasses d'or. Sa femme bourrait les pipes et les allumait. Échauffés par le vin, les officiers cosaques effrayaient les ministres étrangers par leur grossièreté et leurs habitudes querelleuses, et la position des envoyés était souvent embarrassante. Ön raconte qu'un jour l'ambassadeur de Transilvanie dit en latin à un de ses collègues, au milieu d'une orgie à laquelle il était forcé d'assister Me pœnitet ad istas crudeles bestias venisse!

Le prince de Transilvanie ne prétendait à rien moius qu'à devenir roi de Pologne, tout prêt d'ailleurs à partager l'autorité avec celui qui lui donnerait la couronne. La Porte offrait à Chmielnicki de prendre I'Ukraine sous sa protection, et pour lui-même un titre tel que celui d'Hospodar. Quant au Tsar, tout en félicitant les Cosaques de leurs succès, qui avaient vengé et relevé la religion orthodoxe, il les exhortait à une sincère réconciliation avec la Pologne. Malgré tout son désir de reprendre les provinces que Sigismond et Vladislas avaient enlevées à la Russie, la cour de Moscou n'avait pas voulu accepter pour alliés des paysans insurgés contre leurs maîtres. Elle tremblait que l'incendie ne s'étendît au nord et à l'est. Propriétaires de serfs, les boyards avaient en effet tout à redouter d'auxiliaires tels que les Cosaques, dont les institutions pouvaient exercer les plus dangereuses séductions sur les Moscovites.

En arrivant en Ukraine les commissaires polonais ne furent pas peu mortifiés de s'y voir prévenus par les ministres étrangers qui allaient traiter avec Chmielnicki comme avec un prince indépendant. En outre, ils avaient eu sous les yeux, pendant tout leur voyage, le plus triste spectacle des églises ruinées ou profanées, des châteaux saccagés ou réduits en cendres. Au lieu de serfs timides et respectueux comme autrefois, ils ne rencontraient plus que des soldats pleins d'arrogance. A chaque instant ils étaient insultés et menacés. Sans leur escorte de Cosaques réguliers, il est douteux qu'ils eussent pu parvenir au quartier général de Pereïaslaw. Il existe une relation du voyage des commissaires polonais, et M. Kostomarof en a fait grand usage. Elle raconte jour par jour les tribulations et les difficultés de tout genre qu'ils eurent à traverser, et, de plus, elle contient un récit plein d'intérêt, ou plutôt une sorte de procès-verbal de tous leurs entretiens avec Chmielnicki.

On se ferait, je crois, une idée fausse du chef russien, si on ne le jugeait que d'après cette relation. Les envoyés polonais ont vu un barbare dans l'insolence du triomphe, grossier, souvent ivre et se laissant aller à des emportements pleins d'extravagance. Comment reconnaître

là le général qui, ayant naguère le pied sur la gorge de la Pologne, pour ainsi parler, arrêtait ses bandes victorieuses, et, sur un mot du roi, les ramenait en Ukraine? Il me semble qu'à Pereiaslaw Chmielnicki joua la comédie devant les Polonais et les Cosaques pour suivre le plan qu'il s'était tracé et que nous avons déjà cherché à faire connaître1. Il s'agissait pour lui de faire adopter par la diète les conditions de paix qu'il avait à proposer. Il fallait les faire adopter encore par le cercle cosaque enivré de ses victoires. Ce double but, il le poursuivait en effrayant les députés polonais, et en paraissant tout disposé à recommencer la guerre. En donnant une satisfaction de vanité à ses propres soldats, il les rendait moins difficiles sur les conditions de la paix; il leur suffisait de voir leurs ennemis humiliés par le chef de leur choix. Poli et affable avec les ambassadeurs, Chmielnicki aurait pu exciter la défiance de ses Cosaques. Au contraire, ils souscriraient sans examen à tous les articles qu'il semblerait imposer aux plénipotentiaires rudoyés et souvent menacés par lui. Telle est, je pense, l'explication de sa conduite et de la contradiction apparente entre son langage dans les conférences de Pereïaslaw et la modération réelle de ses prétentions.

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A la première entrevue, Chmielnicki commença à jouer son rôle. - « Nous avons eu notre dispute de famille, dit-il aux commissaires; « fasse le ciel qu'elle finisse à l'amiable! La ménagère a mis le pot-au« feu mangeons et buvons au retour du bon accord. » Les nobles commissaires eurent le désagrément de s'asseoir à table avec les colonels cosaques, et, qui plus est, avec les ambassadeurs étrangers. Ils demandèrent qu'on leur indiquât le jour et le lieu où ils pourraient remettre l'étendard et le bâton de commandement, insignes de la dignité d'Ataman, que le roi venait de conférer à Chmielnicki. Celui-ci indiqua le lendemain et la grande place de Pereïasław, car chez les Cosaques tout se faisait en plein air. Les jeunes gentilshommes de la députation polonaise en furent irrités. «Nous allons nous trouver confondus avec «la canaille, disaient-ils, c'est une insulte pour la République. » Kissel les exhortait à la patience.

Le 10 février 1649 les commissaires parurent sur la place où les attendait Chmielnicki, revêtu d'une magnifique pelisse de renard noir, entouré de ses colonels et des Anciens. Auprès de lui flottaient les queues de cheval dont les Cosaques, à l'exemple des Tartares, se servaient en guise de drapeaux. Toute la place était couverte de soldats. Kissel s'avança, tenant d'une main la lettre du roi, et de l'autre, une bulava,

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ou masse d'armes, dont le manche était incrusté de saphirs. C'était la marque du commandement et le symbole de l'autorité militaire de l'Ataman. «Sa Majesté, dit-il, m'a commandé d'assurer de ses bonnes grâces « le sérénissime Hetman et toute l'armée zaporogue... » Kissel passait pour éloquent, et cette phrase semblait l'exorde d'un discours étudié, lorsqu'il fut brusquement interrompu par un des colonels: «Le roi, <«< c'est le roi, s'écria-t-il, et vous vous êtes des roitelets. Il y a longtemps <«< que vous faites du tapage chez nous; à présent, il s'agit de payer les "pots cassés 1. Et toi Kissel, toi que nous tenions pour une esquille de <«< nos os, tu nous as quittés pour te faire Polonais! » Chmielnicki imposa silence au colonel. Un peu déconcerté par l'apostrophe et les murmures des Cosaques, l'orateur ajourna sa harangue et remit silencieusement à Chmielnicki la bulava et un étendard rouge, à l'aigle de Pologne, portant pour légende Casimirus rex. La foule parut apprécier médiocrement le présent royal, et plusieurs crièrent : « Nous n'avons que faire « de vos babioles! » Le colonel Djedjalyk, s'avançant, dit à Kissel : « Vous << pensez nous attraper et nous remettre le joug sur le cou; mais nous ne << nous laisserons pas prendre à vos belles paroles; notre manière à nous << de discuter, c'est à coups de sabre. Mêlez-vous de votre Pologne, et << laissez là notre Ukraine!» Djedjalyk était un des favoris de Chmielnicki; c'était lui qui avait tué de sa main Barabache, l'ancien Ataman. «Que le diable t'emporte! s'écria Chmielnicki, j'avais préparé quelque «< chose pour dire à ces messieurs, et tu me l'as fait oublier. Mais cela me <«< reviendra. En attendant, allons dîner. » Avec ses festins homériques et sa bonhomie patriarcale de commande, l'Ataman ne parvenait pas moins à désespérer les commissaires que ses colonels avec leurs incartades et leur grossièreté. Pendant plusieurs jours il fut impossible de parler d'affaires. Lorsqu'à table la conversation s'engageait sur la politique, les officiers cosaques expliquaient à leur manière les motifs qui leur avaient fait prendre les armes, s'échauffaient les uns les autres au récit des injures que leur pays avait souffertes, et, des paroles menaçantes, semblaient disposés à passer aux voies de fait. Un ecclésiastique polonais ayant une fois exprimé le doute que Chmielnicki fût exactement renseigné sur un fait allégué dans la discussion, un des colonels s'écria : << Comment, pope, tu oses donner un démenti à l'Ataman!» et saisissant sa masse d'armes, il aurait fendu le crâne au prêtre, si celui-ci n'eût aussitôt quitté la table.

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Les dîners succédaient aux dîners, mais les conférences ne commen

1 J'ai essayé de rendre ainsi cette phrase : бройте много, й набройлисте.

çaient pas. Impossible d'obtenir de l'Ataman qu'il fixât un jour pour ouvrir la discussion. Kissel, impatienté, se rendit au logement de Chmielnicki et le trouva à table avec ses officiers et l'envoyé transilvain, qui allait retourner auprès de Ragoczi. La table était couverte de bouteilles d'eau-de-vie, et tous les convives semblaient plus qu'à demi ivres. Au premier mot de Kissel, Chmielnicki lui répondit avec humeur : <«< A demain les questions et les réponses ! A présent je suis gris. Je viens « de boire le coup de l'étrier avec le Hongrois; aussi je ne puis pas en << dire long. Mais votre commission ne fera que de l'eau claire. Dans << trois ou quatre petites semaines, la guerre recommencera. Je vous «< culbuterai tous, vous, messieurs les Polonais. Je vous mettrai sous mes «pieds, et ensuite je vous vendrai au Turc. Que le roi soit roi! qu'il «fasse marcher sa noblesse, ses ducs et ses princes. Je veux qu'il soit «libre! Un prince fait une sottise; qu'on lui coupe le cou! Si un Co<«< saque en fait une, j'en fais mon affaire; voilà ce que c'est que la justice! «Je sais que je ne suis qu'un pauvre diable, mais Dieu m'a élevé, et « m'a fait le seigneur de toute la terre russienne. Sur ce, bonsoir; à << demain les questions et les réponses ! »

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L'Ataman parlait facilement le polonais, mais il affectait de se servir du dialecte des Cosaques, probablement pour être mieux compris de ses officiers, et peut-être pour imiter en tout un prince souverain.

commune.

Le lendemain, Kissel trouva Chmielnicki plus sobre, mais non moins fier et brutal. Il le supplia de se laisser toucher au nom de leur foi « Votre Excellence veut-elle donc, lui dit-il, livrer aux << païens la Pologne et la terre russienne, la foi orthodoxe et nos «saintes églises! Avez-vous quelque grief particulier? on vous donnera « satisfaction. Czaplinski vous a offensé; il sera châtié. Si l'armée zapo« rogue n'est pas assez nombreuse, si elle n'a pas assez de terres, le roi « est prêt à lui faire de nouvelles concessions. Faut-il qu'elle s'élève à a 15,000, à 20,000 hommes? indiquez un chiffre. Si les Cosaques veu<«<lent faire la guerre, ne vaut-il pas mieux qu'ils la fassent aux infidèles "qu'aux chrétiens? Croyez que Sa Majesté sera reconnaissante si vous "portez vos troupes sur la frontière. »

— « Assez parlé! s'écria Chmielnicki. Il était temps de parlementer << avec moi lorsque Potocki me chassait au delà du Dniepr. Il en était « encore temps, après la farce des Eaux jaunes, après celle de Korsun, " après même celle de Piliawce; à présent il est trop tard. Pourtant, je "vais vous dire tout ce que je veux. Eh bien, je veux délivrer tous les «Russiens de l'esclavage des Polonais. Deux cent mille, trois cent mille Cosaques sont prêts à me suivre. Toute la Horde va monter à cheval.

«Les Nogaïs sont en marche. J'ai tout près de moi Tougai-Bey, mon « frère, mon âme, l'unique faucon du monde; il ira partout où je voudrai. « L'Ukraine, la Podolie, la Volhynie, sont à moi. Je serai sur la Vistule « et je regarderai les Liakhs, si loin qu'ils soient. Assis, Liakhs! Silence, <«<Liakhs! S'ils font trop de bruit derrière la Vistule, j'irai les ranger. En « Ukraine, je ne veux ni prince ni gentilhomme, et, s'il en reste quelqu'un qui mange notre pain, qu'il soit soumis à l'armée zaporogue, « et qu'il ne s'avise pas de ruer contre le roi!» En prononçant ces paroles l'Ataman frappait du pied et s'arrachait les cheveux. «Il semblait << une furie, et les éclats de sa voix nous pétrifiaient, » écrit un des commissaires, témoin de cette scène. On remarquera dans le langage de Chmielnicki le respect constant qu'il a, ou qu'il affecte, pour l'autorité royale. Après les intérêts de l'armée zaporogue, il n'en a pas de plus chers que ceux de la royauté. Voyait-il en politique les vices énormes de la constitution polonaise, ou bien se souvenait-il du temps où il conspirait contre elle avec Vladislas, et pensait-il trouver dans son successeur un auxiliaire contre cette aristocratie, à laquelle il avait juré une guerre à mort?

Il y avait alors à Pereïasław un gentilhomme polonais, nommé Mitiagowski, que ses opinions religieuses avaient exposé à des persécutions dans son pays. Il était arien, car il y avait alors des ariens en Pologne. Obligé de fuir, il avait été accueilli par les Cosaques, qui ne savaient pas trop ce qu'était un arien, mais qui l'avaient bien traité comme un homme en butte à la haine des catholiques. Chmielnicki en faisait cas et lui montrait une bienveillance singulière. Les commissaires s'adressèrent donc à Mitiagowski, et le supplièrent d'employer son crédit auprès du redoutable Ataman. Mitiagowski pénétra dans le logement de Chmielnicki et lui demanda hardiment ce qu'il prétendait faire? Assurément il ne comptait pas retenir les commissaires prisonniers, action que les infidèles eux-mêmes regardaient comme coupable. Il devait alors les congédier en leur donnant une réponse catégorique, un ultimatum. L'Ataman tira de dessous le tapis de sa table un papier sur lequel étaient écrits, dans le dialecte de l'Ukraine et dans le style le moins diplomatique, les articles suivants, qu'il le chargea de remettre aux commissaires.

1. Le nom et le souvenir de l'Église grecque unie sont abolis dans les provinces

russiennes.

2. Plus d'église romaine ni grecque unie.

3. Le métropolitain de Kiew aura le premier rang après le primat de Pologne.

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