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lonais, Chmielnicki, avec une troupe d'environ 500 hommes, quitta la Sietche et se fortifia dans une petite île du Dniepr; puis, laissant ses compagnons, il se rendit dans le plus grand secret à Bakhtchi Sarai: c'était la résidence d'Islam Ghereï, kan de Crimée.

Pour gagner le prince tartare il fallut que Chmielnicki déployât toute son adresse et la séduction pour laquelle il était renommé. Soupçonné de méditer quelque trahison, traité d'abord plutôt en espion qu'en ambassadeur, il parvint enfin à se faire écouter, lorsqu'il eut baisé le sabre du kan en prononçant une formule de serment, dont le sens était qu'il dévouait sa tête à la lame de ce sabre, s'il ne disait pas la vérité. Pour les Tartares, dont Chmielnicki connaissait les coutumes, et dont il parlait facilement la langue, cette cérémonie ne pouvait manquer de dissiper leur méfiance. Le proscrit dépeignit au kan la situation de l'Ukraine et des autres provinces russiennes soumises à la Pologne. Tout était prêt, disait-il, pour une insurrection. Une armée tartare ferait soulever tous les Cosaques, tous les paysans. Les riches châteaux des seigneurs polonais, les trésors amassés par les Juifs payeraient au centuple les frais d'une expédition, et la Crimée et la Porte ottomane se feraient des alliés braves et fidèles. Le kan répondit qu'à la vérité le roi de Pologne était en retard pour le payement du tribut annuel qu'il envoyait à la Horde sous le titre de présent, mais qu'à moins d'un refus formel il ne pouvait déclarer la guerre. « Attendez, ajouta-t-il, que les Polonais «aient répondu à mes réclamations. Si vous commencez la guerre, je «<vous suivrai de près, dans le cas où le roi ne tiendrait pas ses engage<«<ments. Vous pouvez, cependant, vous adresser à Tougaï-Bey, et lui « demander des cavaliers pour marcher avec vous. »

Tougaï-Bey était le gouverneur de Pérécop, vassal du kan, mais vassal très-peu docile et à peu près indépendant. On prétendait néanmoins que le prince tartare était d'accord avec son lieutenant, et qu'il trouvait avantageux d'avoir sur sa frontière un chef de partisans qu'il pouvait lancer en avant, puis désavouer au besoin. Tougaï-Bey, après quelque hésitation, promit quatre mille cavaliers, mais à la condition que ses Tartares formeraient le corps de réserve, et qu'ils ne s'engageraient qu'après que les Cosaques auraient prouvé qu'ils étaient de bonne foi en attaquant les Polonais. Les préparatifs de campagne n'étaient pas longs chez les Tartares. Sur un signe du chef chaque cavalier accourait au rendez-vous avec son arc et ses flèches. Ils n'avaient besoin ni de chariots, ni de provisions; chaque homme menait plusieurs chevaux. Ils mangeaient la chair crue de leurs montures écloppées, coupée en tranches minces et amortie quelques heures sous leurs selles, et, dès

que l'herbe avait percé la neige, la steppe leur offrait partout des pâtu

rages.

Les armements des Zaporogues de la Sietche et ceux de leurs alliés avaient lieu au commencement de l'année 1648. Instruit de la fermentation qui régnait depuis quelque temps parmi les Cosaques et les paysans, mais ignorant encore leur alliance avec les Tartares, le général de la couronne, Potocki, et le général de campagne, Kalinowski, son lieutenant, avaient réuni toutes leurs troupes autour de Tcherkask. Ils avaient rappelé tous leurs détachements, ainsi que les Cosaques enregistrés sous les ordres de l'ataman Barabache. Enfin ils avaient requis les milices de la province de prendre les armes, et, par surcroît de précaution, ils demandaient en Pologne qu'on leur envoyât des renforts. A la faveur de ces préparatifs guerriers, les rigueurs redoublaient à l'égard des schismatiques. Potocki faisait publier partout une proclamation qui défendait aux habitants de l'Ukraine de se rendre à la Sietche, sous peine de mort, non-seulement contre les déserteurs, mais contre leurs femmes et leurs enfants. Ces menaces épouvantables, appuyées de quelques exécutions sanglantes, n'eurent d'autre effet que d'exaspérer un peuple déjà mûr pour la révolte. Les fugitifs arrivaient à la Sietche, non plus isolés, mais par grosses bandes. L'enthousiame religieux, la fureur, avaient succédé à l'abattement et au désespoir.

Pendant tout le mois de mars 1648, des alternatives de froid et de dégel avaient rendu la steppe impraticable pour tous autres que des Cosaques ou des Tartares, en sorte que les troupes concentrées à Tcherkask ne sortaient pas de leurs quartiers. Les généraux et les officiers polonais passaient le temps de leur mieux, en fètes et en festins; les soldats, mal payés, vivaient à discrétion chez les habitants; personne ne songeait à faire des reconnaissances au midi de Tcherkask et à découvrir le point de ralliement où se rendaient tous les fugitifs. Du côté de la Pologne, non-seulement on n'envoyait pas de renforts, mais le chancelier Ossolinski écrivait aux généraux que les Zaporogues de la Sietche ne songeaient nullement à la rébellion; qu'ils préparaient une expédition contre les Turcs, et qu'on avait tout à gagner en les laissant partir. Le chancelier blàmait énergiquement les mesures de rigueur commandées par Potocki, et lui recommandait, pour pacifier le pays, de faire quelques exemples des starostes polonais et des colonels cosaques qui se seraient rendus coupables d'excès trop scandaleux envers leurs paysans. C'était surtout contre la conduite de Koniecpolski, du staroste de Tchighirine, que le chancelier appelait toute la sévérité du général. Il annonçait, au surplus, que des commissaires royaux allaient se rendre en

Ukraine pour examiner les plaintes des Russiens. Cette lettre excita aussitôt de vives discussions parmi les généraux. Kalinowski soutenait qu'on ramènerait les Cosaques par la douceur; Potocki, à défaut d'arguments, s'emportait, et déclarait que lui seul avait le droit de commander. A l'exemple des chefs, le quartier général était divisé en deux partis. Les paysans, se croyant appuyés par le roi, redoublaient d'audace, et cependant Chmielnicki était en campagne avec une armée nombreuse, que suivaient les Tartares de Tougaï-Bey.

Le 2 avril 1648, on annonça à Potocki que les rebelles se fortifiaient au confluent de la Tiasmine et du Dniepr; mais on ne connaissait encore exactement ni leur nombre ni leurs ressources. Dans le conseil de guerre, Potocki dit qu'il était honteux de faire marcher l'armée de la couronne contre un rassemblement de paysans, et qu'une avant-garde suffirait pour les disperser. Il donna à son fils Étienne un corps de troupes, et, pour instructions, lui prescrivit de s'enfoncer dans la steppe jusqu'à ce qu'il eût fait justice des Zaporogues. «Parcours les bois et << la plaine, lui dit-il, détruis la Sietche, extermine cette canaille, et « amène-moi leurs chefs enchaînés. Fais en sorte, mon fils, que l'histoire << parle de toi. >> En même temps l'ataman Barabache recevait l'ordre de descendre le Dniepr avec une flottille en suivant le mouvement d'Étienne Potocki. Ces deux corps, destinés à se soutenir mutuellement, s'élevaient ensemble à sept ou huit mille hommes. Barabache emmenait ses Cosaques enregistrés et des dragons habillés et équipés à l'allemande, mais presque tous levés dans les provinces russiennes. Étienne Potocki avait plusieurs escadrons polonais, bon nombre de volontaires tirés des milices nobles du pays, enfin quelques compagnies d'infanterie et de dragons, allemands seulement de nom et d'uniforme, car, depuis les exploits des soldats de la guerre de Trente Ans, toute l'organisation militaire était empruntée à l'Allemagne.

Au lieu de maintenir soigneusement ses communications avec Barabache, Étienne Potocki s'avança dans la steppe, et, après huit jours de marches et de contre-marches, sans avoir eu la moindre nouvelle des mouvements de l'ennemi, se trouva tout à coup en vue du camp des Zaporogues établi non loin d'une petite rivière qu'on appelait les Eaux-Jaunes [OBTIе BOAы]. Selon l'usage des Cosaques, ce camp formait un grand rectangle bordé de fossés et de plusieurs lignes de chariots. Le lieu semblait fort d'assiette et choisi par des chefs expérimentés. Les Polonais remarquèrent, non sans surprise, que les insurgés observaient un profond silence et gardaient leurs rangs sans venir à l'escarmouche. Ordinairement tout combat dans la steppe commençait par une suite de

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duels. Les plus vaillants s'avançaient à portée de la voix, et défiaient leurs adversaires avec force injures, en un mot pratiquaient la guerre homérique. Cette fois les Cosaques, silencieux et immobiles, montraient une discipline toute nouvelle. Les Polonais, jugeant qu'il serait difficile de forcer le camp ennemi, résolurent d'attendre l'arrivée de Barabache, et prirent position laissant les Eaux-Jaunes entre eux et les Cosaques.

Chmielnicki n'était point alors avec le gros de ses troupes. Bien servi par ses espions, il attendait au bord du Dniepr la flottille de Barabache. Celui-ci descendait le fleuve s'arrêtant toutes les nuits pour mettre à terre une partie de ses équipages. Le bateau sur lequel tous les autres réglaient leur marche était monté par le colonel Krepczowski, ce compère de Chmielnicki; l'homme dont on aurait dû le plus se méfier était le guide de l'expédition, aussi Chmielnicki était-il informé jour par jour de tous ses mouvements. La nuit du 3 au 4 mai 1648, laissant la flottille amarrée au rivage, une partie des soldats dormant dans les bateaux ou bivouaquant sur les bords du fleuve, Krepczowski courut prévenir son compère. Un des colonels de Chmielnicki, nommé Ganja, aventurier hardi, se jeta au milieu des bivouacs des dragons soidisant allemands et leur cria: «Vive la foi, les Cosaques et le peuple « russien! Êtes-vous pour le roi de Pologne qui vous paye, ou pour notre << mère Ukraine?—-Vive l'Ukraine ! répondirent les dragons, nous ne nous << battons pas contre nos frères!» En un instant la révolte passa sur la flottille. Les soldats jetaient dans le fleuve leurs insignes étrangers et tuaient leurs officiers et les gentilshommes polonais venus avec eux. Barabache surpris dans son bateau essaya d'abord de se défendre, puis bientôt jeta ses armes et demanda grâce. On l'accabla d'injures et de coups. Chacun lui reprochait les violences exercées par ses ordres ou plutôt par ceux des généraux polonais. Enfin un Tartare baptisé nommé Djedjalyk le perça de sa lance et le jeta dans le fleuve. Avec lui furent massacrés tous les officiers cosaques connus pour leur attachement aux gouverneurs polonais.

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Grande fut la surprise de Potocki et de ses compagnons en voyant arriver au camp zaporogue la troupe de Barabache conduite par Chmielnicki et reçue en triomphe par le gros des insurgés. Les officiers polonais tinrent conseil. Se retirer en présence d'un ennemi nombreux et exalté par le succès semblait une entreprise trop périlleuse. On se fortifia à la hâte par des retranchements en terre et des chariots, et on résolut d'attendre dans cette position l'arrivée du général de la couronne, auquel on dépêcha un courrier chargé de demander un prompt secours.

Pendant plusieurs jours, les Cosaques attaquèrent le camp polonais,

mais mollement. L'artillerie nombreuse de Potocki les tenait en respect; mais ils l'empêchaient d'aller au fourrage, de communiquer avec la rivière, et le fatiguaient par de continuelles escarmouches, dans lesquelles les dragons désertaient toujours en grand nombre, aussitôt qu'on les menait à quelque distance de leur camp. L'unique courrier que le jeune Potocki avait expédié fut enlevé, et apprit aux Cosaques que les Polonais commençaient à manquer de vivres.

Lorsque Chmielnicki jugea ses ennemis suffisamment épuisés et inquiets, il s'approcha à cheval de leurs retranchements, et demanda à parlementer. «Assez de sang répandu, disait-il. Envoyez-nous des gens «< avec qui nous puissions nous entendre et traiter honorablement. » Un gentilhomme polonais, nommé Czarnecki, sortit du camp et s'avança de la part de son général. Chmielnicki le complimenta sur sa bravoure et ne voulut pas parler d'affaires avant dé l'avoir fait dîner avec lui. A l'exemple de leur chef, les Anciens des Zaporogues le reçurent plutôt comme un camarade que comme un parlementaire. Tout le jour se passa sans qu'il fût question du sujet de la guerre, Czarnecki oubliant peut-être à table ses amis harassés et mourant de faim. Il s'en souvint le lendemain; mais, pendant la nuit, les Tartares de Tougaï-Bey, qui, jusqu'alors, avaient campé à l'écart, et comme incertains du parti pour lequel ils devaient se déclarer, avaient fini par se rendre aux instances de Chmielnicki, et, passant en grand silence les Eaux-Jaunes, assez loin du camp des Polonais, s'étaient portés sur le chemin qu'ils devaient suivre pour se retirer sur Tcherkask. Chmielnicki déclara qu'il ne pouvait traiter de la paix, puisque le général de la couronne n'avait pas donné de pleins pouvoirs à son fils. Mais il voulait, disait-il, épargner de braves soldats dont il connaissait parfaitement la position désespérée, et il leur permettrait de regagner le quartier général, à une condition cependant : c'est qu'ils lui livreraient leur artillerie. Quelque humiliante que fût cette condition, elle fut acceptée avec joie. Les vingt-six canons de Potocki furent remis aux Cosaques. Peu après, il sortit lui-même de son camp avec sa division, réduite aux seuls Polonais, et commença sa retraite, suivi, à quelque distance, par les Cosaques, qui, d'ailleurs, ne montraient point d'intentions hostiles. On chemina de la sorte environ trois milles, jusqu'à un ravin entouré de bois. Là la route se trouva coupée par des fossés et des arbres abattus. La tête de la colonne polonaise s'arrêta. Tout d'un coup le bois retentit du cri Allah! et les Tartares, se montrant de tous côtés, chargèrent les malheureux Polonais. Instinctivement la tête et la queue de la colonne se rejetèrent sur le centre. L'ennemi, occupant les deux versants du ravin, tirait à coup sûr sur

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