Images de page
PDF
ePub

plus ses rangs. Les uns allaient chercher un abri dans les maisons, les autres s'occupaient des apprêts de leur repas. Les chariots avançaient pêle-mêle avec les cavaliers. La plupart avaient mis pied à terre et quitté leurs armes. Cependant Chmielnicki, monté sur un arbre de la forêt, observait tous leurs mouvements, les comptait à loisir et choisissait sa proie. Lorsque la moitié de chacune des deux colonnes polonaises eut passé la rivière, il donna le signal de l'attaque. L'avant-garde du roi, qui avait dépassé Zbaraz, fut brusquement refoulée, et annonça que l'ennemi se montrait en masse. Personne ne bougea, on crut que c'était une fausse alerte. Cependant le bruit de la mousqueterie redou blait et se rapprochait. On s'imagina, telle était la confiance générale, que ces coups de feu n'annonçaient qu'une querelle entre les soldats pour leur logement, accident presque journalier dans la marche. Enfin l'avant-garde parut fuyant pêle-mêle avec les Tartares et les Cosaques. L'arrière-ban de Lwow et de Przemysl, surpris à pied et dans le plus grand désordre, fut taillé en pièces avant d'avoir pu se mettre en ligne. En un instant le pont que les Polonais venaient de traverser fut obstrué par des chariots poussés en sens contraire, et tout ce qui se trouvait sur la rive gauche fut massacré sans rendre de combat. Lå périrent plusieurs seigneurs de haute distinction et près de 5,000 gentilshommes. Les fastes militaires de la Pologne ont conservé le souvenir du porteenseigne du régiment de Lwow, qui, les deux mains hachées à coups de sabre, tomba en serrant son drapeau entre ses bras mutilés.

L'attaque des Cosaques et des Tartares contre la colonne qui suivait la route de Zbaraz ne fut ni moins soudaine ni moins impétueuse, mais, de ce côté, les Polonais, marchant sous les yeux du roi, étaient mieux préparés et soutinrent le choc avec vigueur. Laissant dans Zborow quelques compagnies d'infanterie pour contenir la populace, qui déjà sonnait le tocsin et prenait les armes pour se joindre aux Cosaques, le roi replia ses troupes sur la rive droite de la Strina, fit rompre le pont derrière lui, et forma sa petite armée en bataille, après avoir recueilli les fuyards qui arrivaient de l'autre colonne. « Je mourrai ici, disait-il aux soldats, «ou je serai prisonnier chez les Tartares, mais personne ne me verra « tourner le dos. » Cependant l'ennemi passait la Strina sur plusieurs points, et, grâce à son immense multitude, débordait l'armée royale des deux côtés à la fois. A l'approche des Cosaques, un officier polonais courut au-devant d'eux, et leur cria qu'ils eussent à obéir à l'Ataman ZaJuski, que le roi venait de nommer; que Chmielnicki était déclaré impie et traître, et que 10,000 ducats étaient offerts à qui le livrerait mort ou vif. Il fallait une hardiesse peu commune pour faire cette proclamation,

et le héraut dut à la vitesse de son cheval de n'être pas mis en pièces. L'engagement devint général. Les Cosaques portèrent leur plus grand effort sur le centre de l'armée royale formé de l'arrière-ban. Trois fois la ligne polonaise plia, et trois fois ses chefs la ramenèrent au combat. Après quelques charges simulées contre l'aile droite, la cavalerie tartare se rua tout d'un coup sur le centre et y fit une large trouée. L'épouvante se répandit dans tous les rangs et un flot de fuyards se précipita vers le carré de chariots qui renfermait les bagages. En ce moment un cavalier tout couvert de sang arrive devant le roi, qui se trouvait à l'aile gauche, criant que tout est perdu et qu'il songe à son salut. Pour toute réponse, Jean Casimir galoppe au-devant des fuyards: «Messieurs, criait-il, « n'abandonnez pas votre roi, ne trahissez pas la patrie ! » Il saisissait les rênes des cavaliers et les obligeait à faire face à l'ennemi. Ses prières, ses menaces, son exemple surtout, arrêtèrent la foule débandée. Quelques compagnies d'infanterie allemande, tenues jusqu'alors en réserve, arrêtèrent un instant les Tartares par un feu roulant. De la droite où commandait Ossolinski, car un chancelier polonais devait être général au besoin, survinrent quelques troupes fraîches, et le combat recommença. Mais, à chaque instant, de nouveaux renforts arrivaient à l'ennemi. Sans cesser de faire tête aux assaillants, sans se laisser rompre, les Polonais étaient pourtant refoulés en arrière, sous la pression d'une masse irrésistible; le jour tombait lorsqu'ils gagnèrent l'enceinte de leurs chariots; c'était leur dernier asile. Les Cosaques et les Tartares s'arrêtèrent; certains que leur proie ne pouvait leur échapper, ils voulurent bien lui donner quelques heures de repos.

Pendant qu'on élevait à la hâte un parapet en terre devant les chariots, les chefs de l'armée polonaise se réunissaient autour du roi. Tous étaient encore à cheval, quelques-uns blessés et couverts de sang. La consternation était peinte sur tous les visages. Le roi seul conservait cette noble fierté que donne la conscience d'avoir fait son devoir. Tenter le sort d'une nouvelle bataille semblait impossible aux plus hardis. Résister dans des retranchements ébauchés, sans vivres, sans espoir de secours, personne n'osait le proposer. Après un assez long silence, un des généraux, d'une voix émue, dit que rien n'était perdu, si le roi était sauvé. A tout prix, il fallait essayer de le faire sortir secrètement d'un camp impossible à défendre.

Jean Casimir répondit simplement : « Non, je veux vivre ou mourir << avec vous. » Un autre proposa de tenter une trouée, à la faveur de la nuit; mais avec des troupes épuisées et découragées, l'entreprise fut déclarée inexécutable. Articzewski, vieux général plein d'énergie, préten

[ocr errors]

dit qu'en se jetant dans les bois voisins on pourrait gagner Zbaraz, en combattant, sans trop de désavantage. Mais trouverait-on Zbaraz encore entre les mains des Polonais, et que gagnerait-on en y amenant une ar mée battue et démoralisée? Personne n'appuya cette proposition. Ossolinski prit la parole: «Je ne vois, dit-il, qu'un moyen de salut. Il faut « essayer de diviser l'ennemi, de séparer les Tartares des Russiens. Que « le roi écrive au kan, qu'il lui rappelle qu'autrefois Vladislas lui a rendu « des services considérables; qu'on lui promette des subsides, et j'ose espérer que cette démarche de Sa Majesté touchera le prince tartare. » Tout le monde se rendit à cet avis qui fut aussitôt mis à exécution. Jean Casimir écrivit ou signa une lettre destinée à flatter l'amourpropre du kan. Le roi s'adressait à lui comme à son égal, et lui reprochait doucement de s'être allié, lui prince souverain, à un ramas de rebelles, ses anciens ennemis, qui, au premier jour, pourraient se tourner contre lui et profiter de la puissance qu'il leur avait donnée, pour dévaster ses États. Vraisemblablement le parlementaire chargé de cette lettre portait des propositions verbales, de nature à satisfaire l'avidité du Tartare.

La dépêche expédiée, le roi pria longuement devant une image de la vierge, patronne de la Pologne, puis, se jetant sur une botte de paille, il prit quelque repos. Il fut bientôt réveillé. Le bruit se répandit dans l'armée que le roi et les principaux seigneurs allaient quitter le camp en secret et abandonner les soldats à leur sort. En un instant, tout le monde fut sur pied. Les uns se préparaient à fuir, quelques soldats voulaient piller les bagages; on sellait les chevaux, on criait que tout était perdu et que la nuit offrait la seule chance d'échapper à la mort ou à l'esclavage. Un prêtre réveilla le roi. Jean Casimir, sans hésiter, sauta sur le premier cheval qui s'offrit à lui, et, entouré de pages et de gardes portant des torches, se montra aux troupes mutinées. «Me voici, mes « enfants, leur criait-il. Reconnaissez votre roi. Dieu nous a châtiés; « mais il est clément, et demain avec son aide nous pourrons vaincre « encore. Croyez qu'en aucun cas je ne vous abandonnerai, et que, si «Dieu le veut, je suis prêt à mourir à votre tête. » Ces paroles arrachaient des larmes aux vieux soldats. Tous firent serment de périr aux pieds de leur souverain.

Le jour parut. Les Cosaques seuls commencèrent l'attaque, à la fois contre la ville de Zborow et contre le camp. Favorisés par les habitants, ils s'emparèrent de la ville, égorgèrent la faible garnison qui la défendait, et, se déployant sur les derrières du camp polonais, qui, de ce côté, n'avait encore ni fossé ni parapet, ils commencèrent à tirailler

comme prêts à donner l'assaut. Ils semblaient encore plus nombreux que la veille, et, à chaque instant, on s'attendait à les voir pénétrer dans l'enceinte de chariots. Tout à coup un cri s'éleva Trêve! On vit Chmielnicki à cheval, ordonnant à ses Cosaques de se retirer, et les assiégés respirèrent. Bientôt après, un mourza tartare entrait dans le camp royal avec une lettre d'Islam Ghereï. Le kan, avec toutes les formules de la politesse orientale, complimentait Sa Majesté Polonaise. Il se plaignait de n'avoir pas reçu plus tôt de ses nouvelles, ce qui l'avait obligé, disait-il, à venir en chercher en personne. « Nous sommes à présent tes <«< hôtes, ajoutait-il, et tu peux nous envoyer ton chancelier ou quelque homme de confiance pour que nous traitions avec lui. » Malgré le ton un peu ironique de cette lettre, il était évident que le kan était disposé à la paix et qu'il ne s'agissait plus que de savoir à quel prix il voudrait

l'accorder.

Avec la lettre d'Islam Ghereï, le Tartare en apportait une de Chmielnicki écrite en latin, soit pour se conformer aux usages de la chancellerie polonaise, soit peut-être pour en dérober la connaissance à ses alliés les Tartares. Chmielnicki rappelait au roi en peu de mots ses malheurs et ceux de son pays. « Je ne suis pas un factieux, disait-il. Je « me suis réfugié aux pieds de Son Altesse le kan de Crimée, dans «<l'espoir qu'il me ferait rentrer en grâce auprès de vous. J'aimerais mieux << mourir que de vivre l'ennemi de mon gracieux souverain. Je suis prêt « à remettre à Zaluski la masse d'armes et l'étendard que j'ai reçus de «Votre Majesté, pourvu que je sois assuré de sa bienveillance, et je ne « désire qu'une chose, c'est de finir mon existence en paix sous sa royale << protection. >>

«

(

Que s'était-il passé dans la nuit qui suivit la bataille de Zborow? Les historiens ne nous donnent à ce sujet que des conjectures. Si l'on en croit la plupart des auteurs polonais, le roi aurait détaché le kan de son alliance avec les Cosaques, et l'aurait subjugué par sa noble confiance, après l'avoir étonné par son courage; d'autres donnent à entendre que Jean Casimir aurait acheté la paix du Tartare; tous paraissent croire que l'Ataman des Cosaques, non-seulement n'aurait eu aucune influence dans les négociations, mais que le traité même se serait conclu sans sa participation; en un mot qu'il aurait été sacrifié par son allié.

A notre avis, ni l'une ni l'autre de ces suppositions ne sont admissibles. Islam Ghereï n'était pas un Alexandre, qui, après avoir battu un prince, lui rendît ses États par estime pour son courage. Sans doute l'appât d'une grosse somme d'argent pouvait exercer une influence décisive sur un chef de maraudeurs habitués à vivre de la guerre; mais

[blocks in formation]

telle était la situation des Polonais, qu'ils ne pouvaient lui offrir que ce qui était déjà, pour ainsi dire, entre ses mains. La rançon qu'ils étaient en état de payer valait-elle le pillage des fourgons du roi et le sac de ses villes? On verra tout à l'heure combien il fut difficile à Jean Casimir de trouver les moyens de présenter au kan un à-compte acceptable. Enfin, en supposant même que le souverain des Tartares ou ses ministres se fussent laissé gagner par des promesses dans la nuit qui suivit la bataille, il eût suffi sans doute d'un mot de Chmielnicki pour lancer ses Cosaques à l'assaut du camp polonais et pour l'emporter avant que les Tartares eussent conclu leur marché. Tout se réunit, au contraire, pour faire croire que l'influence de Chmielnicki fut toute-puissante auprès de son allié, et qu'il se montra ferme et résolu pour l'empêcher d'abuser de sa victoire. Fidèle à sa politique, l'Ataman fut à Zborow ce qu'il avait été à Piliawce; il tenait ses ennemis sous ses pieds. S'il leur donnait le coup de grâce, qu'y gagnait-il? De partager le butin du camp royal avec les Tartares, et bientôt après, sans doute, de leur disputer la possession du pays, de la disputer peut-être à d'autres princes, à d'autres peuples plus éclairés, plus puissants, irrités contre l'imprudent qui aurait livré aux musulmans des provinces chrétiennes. Chmielnicki, nous l'avons déjà dit, sentait qu'il ne devait pas prétendre à devenir un souverain reconnu par ses voisins, mais il voulait cependant régner sous le nom d'un autre, et, cette fois, la Pologne semblait si complétement abattue, qu'il dut se flatter de n'avoir pour longtemps rien à en redouter. Cette fois encore il se méprit.

Le chancelier Ossolinski, du côté du roi, et le vizir du kan, Cheffer Kazi, s'entendirent assez vite sur les conditions de la paix. Les Tartares ne demandaient que de l'argent, une somme de 90,000 ducats payée annuellement, plus 200,000 pour les frais de la guerre. Le vizir avait prononcé le mot de tribut, et l'orgueil du plénipotentiaire polonais en fut révolté. « Les Polonais, s'écria-t-il, sont un peuple libre et ne payent << tribut à personne : ils sont prêts à faire des présents à leurs amis et à « reconnaître les services rendus par un don gratuit, mais jamais ils ne " consentiront à devenir tributaires? >>

« Tribut, présent, don gratuit, qu'importe le mot, dit Cheffer Kazi « en souriant, pourvu qu'on soit d'accord sur la somme?»

Dans la caisse militaire de Jean Casimir, on ne put trouver que 30,000 ducats à donner comptant aux Tartares, outre un cadeau au vizir et à quelques autres chefs. Vers la fin des conférences, Chmielnicki se montra, salua respectueusement le chancelier de Pologne, mais ne prit aucune part, du moins en apparence, au traité qui allait se con

23

« PrécédentContinuer »