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jaune et verte, et, à gauche, une femme de couleur blanche, sont en adoration. Plus loin, à gauche, un autre Bouddha rouge est adoré par quatre Bhikshous placés au-dessous de lui; et, à droite, un Bouddha vert, Amoghasiddha, a de même ses quatre adorateurs. A la hauteur de la roue symbolique, huit femmes d'un côté et autant de l'autre, contemplent le Bouddha; leur tête est couronnée et surmontée d'une brillante auréole. Comme pour relier ces deux groupes de femmes, et dans l'intervalle, six personnages vénérables sont assis en demi-cercle et sur des tapis. Ils ont la tête nue, et leurs épaules sont couvertes de chasubles richement ornées.

Enfin se déroulent au bas du tableau trois autres scènes. Dans l'une à gauche, c'est un Bouddha rouge, Amitâbha, sous un tchaitya, qui est adoré par neuf personnages, presque entièrement pareils, et dont la principale différence est que les uns sont à genoux tandis que les autres sont assis. A droite, le même épisode se répète, mais les personnages sont au nombre de dix au lieu de neuf. Entre ces deux petites scènes règne un vaste lac que traverse un homme nu jusqu'à la ceinture; suivant la formule bouddhique, il s'efforce de passer à l'autre rive. Sur le lac, qui figure la mobilité et l'incertitude de la vie, se jouent des cygnes et s'épanouissent des lotus.

Pour terminer l'examen des tableaux, il ne me reste plus qu'à parler du numéro 10 de la série tibétaine. Mais ici, je l'avoue, mon embarras est extrême pour plus d'une raison. D'abord, ce tableau très-vieux est presque indéchiffrable. Il est reproduit deux fois en original (numéros 10 et 10 bis), et, de plus, il a été recopié sur papier; cette copie toute récente rend du moins le sujet très-clair, s'il reste, d'ailleurs, peu intelligible. En second lieu, ce tableau est, dans sa presque totalité, d'une lubricité révoltante, qui défie toute description un peu honnête. C'est une suite de scènes lascives, auxquelles se mêlent, par une incroyable profanation, le culte et la personne des Bouddhas. Des Bhikshous et des fidèles des diverses classes contemplent et paraissent vénérer ces actes impudiques, qui se répètent presque sans aucune variante à quinze ou vingt reprises sur cette toile souillée. Comme digne accompagnement de ces turpitudes, des animaux horribles circulent au milieu de ces groupes; et tout au bas du tableau, cinq rangées horizontales de bêtes hideuses à formes fantastiques achèvent, par leurs attitudes et leur laideur, cette longue et repoussante extravagance.

J'en ai fini, après ce que je viens de dire des tableaux tibétains, avec la collection si curieuse et si importante que M. Brian Houghton Hodgson a bien voulu donner à notre Institut; mais il faut tirer de toutes

les descriptions qui précèdent quelques conséquences générales sur le bouddhisme et sur la phase spéciale où nous le voyons dans ces sculptures, dans ces monuments et dans ces tableaux. Cette vieille religion a bien changé depuis deux mille quatre cents ans qu'elle existe; elle a été pratiquée et elle l'est toujours chez bien des peuples divers. Nous l'avons étudiée ici dans quelques-uns de ses développements au Népâl et au Tibet. Qu'en faut-il penser sous le rapport des croyances et sous le rapport de l'art?

J'insiste d'abord sur le caractère que l'on doit reconnaître au bouddhisme dans le dernier des tableaux tibétains que je viens d'examiner. Si cette dépravation ne s'était rencontrée qu'une seule fois dans les toiles et les dessins qui ont passé sous nos yeux, on aurait pu croire que c'était une aberration tout individuelle, et l'artiste seul qui se la serait permise aurait dû nous paraître coupable. Mais ce n'est pas du tout une fantaisie isolée et personnelle. C'est une portion intégrante du culte; et les mêmes scènes d'impudicité que je viens de signaler dans le dixième tableau tibétain se retrouvent dans une foule d'autres documents. Ainsi, sur les quatre dessins coloriés qui sont joints à ceux de la sculpture du Népâl, deux sont consacrés entièrement à ces infamies prétendues saintes; et ils ont été copiés sur des Tantras. Ce qui prouve bien qu'elles entrent essentiellement dans le culte et qu'elles sont recommandées à la contemplation et au respect des fidèles, c'est que la représentation pittoresque en est soumise à des règles expresses et soigneusement observées. Les acteurs sont toujours placés dans la même attitude; et ils portent des emblèmes qui sont de véritables insignes, qu'il est interdit de leur ôter. Ce sont souvent les cinq Dhyânibouddhas, Akshobhya, Amitâbha, Vairotchana, Ratnasambhava et Amoghasiddha; et la vénération dont ils sont entourés semble comme un stimulant de plus pour ces imaginations flétries. On suppose que c'est un Avatara ou incarnation de ces saints personnages, et, par ce facile subterfuge, on croit lever tous les scrupules et justifier toutes ces abominations, comme si les divinités bouddhiques, en se faisant hommes, acquéraient le droit de descendre même au-dessous des bêtes'.

Cependant il est une borne extrême que cette licence n'a pas osé franchir. Le Bouddha lui-même n'a pas été abaissé à ce rôle par les Tantras les plus effrontés et les plus cyniques. Ce n'est pas précisément

On peut voir encore le numéro 3, népâlia thânga, et aussi les planches jointes aux articles donnés par M. Hodgson, en 1860, au journal de la Société royale asiatique de Londres.

une justice à leur rendre, car on ne peut jamais atténuer de tels torts, mais c'est une remarque à faire; et la seule figure qui soit restée à l'abri de ces outrages, c'est encore celle du fondateur du bouddhisme. Elle apparaît, en effet, dans les traditions, avec une telle chasteté, que le dévergondage le plus effréné s'est arrêté devant elle, moins sans doute par estime que par crainte superstitieuse. On attribuait au Bouddha des pouvoirs prodigieux; et l'on ne se permettait pas de se familiariser aussi aisément avec lui. Ce ne pouvait pas être par ménagement pour les sympathies populaires, car, auprès du vulgaire, les Dhyânibouddhas, inventés assez tardivement, avaient beaucoup plus de vogue que le Bouddha Çakyamouni.

Mais, je le demande, qu'est-ce qu'une religion où ces mélanges monstrueux sont devenus possibles, et qui n'a pas su se mieux défendre des contacts du vice, qu'elle était cependant destinée à combattre? Que doit-on penser de l'esprit de ces peuples, chez qui la piété en apparence la plus sincère s'unit à de tels avilissements? En historien fidèle, je dois me hâter de le dire : rien, dans le bouddhisme primitif, ne pouvait provoquer des aberrations de ce genre; et, s'il est un éloge qu'on puisse justement lui adresser, c'est qu'il a poussé la pudeur aussi loin que le christianisme lui-même a pu le faire; on chercherait vainement dans les soûtras de la prédication la moindre allusion vicieuse ni même équivoque. Ces soûtras contiennent bien des absurdités qui révoltent la raison; mais ils ne renferment pas le moindre détail qui choque les mœurs. Pour mieux marquer le contraste de sa religion avec celle qu'il voulait réformer, Çâkyamouni prescrivit à ses ascètes de ne jamais être nus comme l'étaient trop souvent les ascètes brahmaniques, et il leur fit une loi étroite de la chasteté la plus inviolable. Il en donna personnellement le constant exemple; et, du moment qu'il se fut fait religieux, les joies du mariage et celles de la famille lui devinrent étrangères. Les simples fidèles ne pouvaient pas être tenus à tant d'austérité; mais le culte, dans ces premiers temps, n'en fut pas moins rigide et pur; et l'on ne voit pas qu'il eût la plus légère tendance à s'écarter des lois de la délicatesse morale la plus scrupuleuse.

Comment donc est-il tombé plus tard dans cet abîme? Comment at-il fait cette chute honteuse? Il est peu probable que, livré à lui seul, le bouddhisme en fût jamais descendu là, même parmi les races plus grossières du Népâl et du Tibet. Mais, tout exilé qu'il était de l'Inde, il n'a pu se soustraire à sa fatale influence. Il avait vivement réagi, à son début, contre les mœurs corrompues du brahmanisme, et il les avait en partie corrigées; mais plus tard le brahmanisme se vengea de lui; et, non con

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tent de le chasser de la presqu'île, il le poursuivit jusque dans les con-trées où il l'avait forcé de se réfugier. Il ne put pas l'y détruire, comme il l'avait fait dans l'Inde; mais il le dénatura en lui imposant ses propres souillures; et le culte impur de Çiva vint s'adjoindre au chaste culte de Çakyamouni. Il paraît qu'au Népâl et au Tibet ce mélange illégitime a fait fortune; et, si l'Inde avait un instant relevé et amélioré ces peuples par le bouddhisme, c'est l'Inde aussi qui les a de nouveau corrompus et rabaissés par les superstitions brahmaniques. Les divinités les plus redoutables et les plus dépravées ont été reçues avec le plus de faveur; et Çiva, la plus hideuse de toutes, vint prendre place à côté des Dhyânibouddhas, qui eux aussi avaient remplacé peu à peu le Bouddha des premiers âges. L'antique foi n'était pas absolument bannie; mais elle était négligée pour des nouveautés moins sévères et plus séduisantes.

A quelle époque à peu près s'est opérée cette transformation? Et peuton' savoir quand le vishņouvisme et surtout le çivaïsme pénétrèrent dans le Népal et le Tibet? C'est une question qui est aujourd'hui presque insoluble, comme toutes les questions de chronologie dans l'Inde. Dans l'état actuel de nos connaissances, on ne sait même pas précisément comment le culte de Çiva et celui de Vishņou se sont formés dans la presqu'île, ni comment ces deux divinités, jadis subalternes, sont parvenues à l'empire dans les superstitions populaires. Si nous en sommes réduits à l'ignorer pour l'Inde, à plus forte raison pour les pays voisins qui ont subi cette importation étrangère. On interrogerait vainement les monuments indigènes; ils ne répondraient rien. Mais, en s'adressant à Hiouen-thsang, le pèlerin chinois, on peut, du moins, s'assurer que, dans le vir siècle de notre ère, le çivaïsme n'avait pas encore envahi et mutilé la foi bouddhique. Rien, dans les Mémoires ni dans la Biographie du pauvre missionnaire, ne peut donner à supposer que cette déplorable union fût dès lors accomplie 1. Hiouen-thsang a visité le Népâl (Ni-po-lo) après les royaumes de Vaiçâlî et de Vridji; il en a trouvé les habitants d'un naturel dur et farouche, manquant de connaissances littéraires, mais doués d'habileté et d'adresse dans les arts. Il y avait parmi eux des hérétiques et de vrais croyants; et le nombre des religieux étudiant le Grand et le Petit Véhicule se montait à deux mille environ.

1 Voir les Mémoires de Hiouen-thsang et sa Biographie, traduits du chinois par M. Stanislas Julien, et les articles que le Journal des Savants a consacrés à ces deux ouvrages, années 1855, 1856 et 1857. Le royaume du Népâl est omis, ainsi que celui de Vridji, dans la Biographie de Hiouen-thsang. (Voir la traduction de M. Stanislas Julien, page 136 en note.)

Tout ce qui frappe le voyageur, c'est que, dans ce pays, les couvents et les temples des Dévas sont à côté les uns des autres1. Évidemment les deux cultes sont en présence; mais, s'ils eussent été confondus, l'orthodoxie du pèlerin s'en serait alarmée, et il n'eût pas manqué de nous faire entendre ses trop justes plaintes. Il ajoute que le roi du pays, qui est de la race des kshattriyas, a des sentiments purs, une science éminente, et qu'il est animé d'une foi sincère dans la loi du Bouddha. Tout cela n'annonce guère la corruption qui nous indigne, et que nous reportons au civaïsme. D'un autre côté, il est bien peu probable que, par indulgence ou dédain pour des pratiques vulgaires, le pèlerin ait fermé les yeux devant ces scandaleuses images, et qu'il ait cru ne devoir y attacher aucune importance.

On peut donc penser que, dans le cours du vIIe siècle de notre ère, le culte çivaïste n'avait pas encore infecté le Népal, quoique la foi bouddhique y fût déjà assez ancienne.

Ce silence de Hiouen-thsang confirme d'une manière indirecte l'opinion généralement reçue qui ne fait pas remonter plus haut que le xo ou 1x siècle de notre ère la composition des Tantras 2. On sait que les livres étranges connus sous le nom de Tantras sont pleins de superstitions les plus grossières et les plus complexes. C'est un assemblage confus de quelques notions du bouddhisme original et des développements ultérieurs qu'il a pris dans le nord par l'invention des Dhyânibouddhas et de l'Adibouddha; c'est surtout l'alliance de ces idées bouddhiques déjà bien altérées avec le culte des dieux et des déesses innombrables dont Çiva est entouré. Les Tantras exposent minutieusement tous les détails de ce culte; ils indiquent la manière de tracer les figures magiques dites Mandalas, du genre de celle que nous avons décrite un peu plus haut, et où doivent s'accumuler par centaines les images des divinités les plus bienfaisantes ou les plus formidables. Enfin ils donnent les Dhâranîs ou formules magiques, dont on attribue la composition à ces mêmes divinités, et qui préservent de tous périls ceux qui les récitent. En un mot, les Tantras sont le dépôt misérable de toutes les folies, de toutes les dépravations, et surtout des lâchetés d'un fanatisme ardent, peureux et impur. C'est uniquement parce qu'on craint tous ces êtres immondes et puissants qu'on les adore avec tant de dévotion. Des Tan

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Mémoires de Hiouen-thsang, t. I, livre VII, page 407. 2 M. H. H. Wilson plaçait l'introduction des Tantras au Népâl entre le vir et le xn siècle de notre ère. De là ils seraient passés au Tibet avec le reste de la littérature. (Voir Asiatic Researches, tome XVI, pages 450 et suiv. et Burnouf, Introduction à l'histoire du bouddhisme indien, page 549.)

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