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de M. Caussin de Perceval, qui parut quatre ans après, et qui marqua une ère nouvelle dans ces études1. Je viens trop tard pour faire ici l'éloge d'un travail que tout le monde a loué. L'abondance et la nouveauté des détails, l'exactitude, la précision sur une foule de faits peu ou mal compris, la lumière portée sur les temps qui ont précédé l'islamisme en Arabie, la clarté du récit, le choix judicieux des autorités, tout se réunissait pour donner aux travaux de M. Caussin de Perceval une importance qui ne fera que s'accroître. Seulement il se bornait peutêtre un peu trop prudemment au rôle d'érudit, laissant à d'autres la tâche de faire sortir de ses investigations des conséquences et des jugements qui sont plus spécialement le devoir de l'historien. Dans sa réserve, il se contentait de raconter les événements sans prétendre en déduire lui-même aucune conclusion. Mais, si M. G. Weil avait donné quelques pages à la période antérieure à l'Islâm, M. Caussin de Perceval y donnait un volume presque entier, et c'est là une des parties les plus neuves et les plus fécondes de son ouvrage. Désormais aucun historien ne pourra manquer de prendre le même soin, et il est évident que Mahomet serait mal apprécié, si on l'isolait du milieu dans lequel il a paru, et des temps qui ont précédé sa prédication et préparé son triomphe.

Quant aux deux ouvrages tout récents de MM. W. Muir et A. Sprenger, ils ont l'un et l'autre l'avantage d'avoir été composés au sein de pays musulmans, en vue et presque sous les yeux des fidèles, quoiqu'ils aient été publiés en Europe. M. W. Muir avait d'abord fait paraître le sien sous une forme un peu différente dans la Revue de Calcutta 2. Il est inspiré par l'esprit de prosélytisme; l'auteur a voulu aider les efforts de la propagande chrétienne en écrivant une vie du Prophète, qui, s'en tenant aux documents qu'acceptent ses sectateurs eux-mêmes, pût être lue, si ce n'est tout à fait approuvée par eux. Son intention avait été d'abord d'écrire en hindoustani, afin d'être plus généralement compris des mahométans hindous; mais il aura trouvé sans doute que l'anglais est assez répandu parmi les docteurs musulmans pour qu'on puisse tout aussi bien leur parler en cette langue sur un sujet si délicat. M. W. Muir, employé du service civil au Bengale, n'est pas lui-même un mission

1A. P. Caussin de Perceval, Essai sur l'histoire des Arabes, avant l'islamisme, pendant l'époque de Mahomet, et jusqu'à la réduction de toutes les tribus sous la loi musulmane. Paris, 3 vol. in-8°, 1847-1848. L'auteur a dressé de très-curieux tableaux généalogiques pour les premières dynasties arabes. M. W. Muir rappelle dans sa préface qu'il a entrepris ses recherches à l'instigation du Rév. C. G. Pfander, D. D., qui s'est signalé comme apologiste dans les dernières controverses avec les docteurs mabométans.

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naire; mais son œuvre, quoique impartiale, est empreinte de ses préoccupations religieuses; elle n'est pas d'un caractère exclusivement scientifique comme celle du docteur A. Sprenger, qui, de son côté, pèche aussi peut-être par un peu trop de bienveillance pour le mahométisme, tout en attaquant souvent Mahomet.

Nous sommes, d'ailleurs, très-loin de vouloir en faire un objet de critique au docteur A. Sprenger, et nous admirons trop vivement son savoir et son dévouement pour blâmer même l'excès du sentiment qui a provoqué des labeurs aussi constants, aussi efficaces et aussi distingués que les siens. M. Sprenger pense que l'on applique depuis longtemps trop d'attention à l'antiquité classique et qu'on n'en a pas suffisamment pour l'Orient. On peut être d'accord avec lui sur ce dernier point, sans partager son avis sur l'autre. Mais, quoi qu'il en soit de l'exagération ou de la justesse de cette opinion, M. le docteur A. Sprenger en a fait le but de sa vie. Dès sa première jeunesse 1, il a pris la résolution de se livrer pour toujours aux études orientales; il a cru de son devoir de visiter le pays de ses prédilections et d'y séjourner longuement, à la fois pour contribuer à y introduire la civilisation européenne dans ce qu'elle a de meilleur, et pour en rapporter à l'Europe une connaissance plus complète de l'Orient et de sa littérature. Il faut bien entendre qu'il ne s'agit ici que de l'Orient musulman, lequel n'est après tout qu'une partie du véritable Orient. Mais peu importe; le mahométisme est bien assez vaste déjà pour que l'existence la plus laborieuse et la plus énergique puisse y trouver un fructueux emploi. M. le docteur A. Sprenger est donc resté pendant les douze plus belles années de sa vie dans les contrées musulmanes de l'Inde supérieure; et, pour bien connaître ce qu'il était venu chercher de si loin, il s'est placé dans les conditions les plus favorables que pût souhaiter un Européen pour introduire la science occidentale dans l'esprit des Asiatiques. Il a dirigé lui-même des écoles mahométanes qu'il avait fondées; il en a soutenu d'autres qu'on avait fondées sous son patronage et d'après son exemple. Puis, pour se mettre avec les indigènes dans un rapport encore plus immédiat et plus actuel, il a créé des journaux à leur usage; et il a été le premier, en 1845, à publier à Dehli une feuille illustrée dans le genre du Penny Magazine 2. Cette tentative, qui avait parfaitement réussi, a été fort imi

A. Sprenger, Vie et Doctrine de Mahomet, t. I, préface, p. v et suivantes. — Le titre de ce journal, écrit en hindoustani, était Kirán alsádayn, c'est-à-dire la conjonction des deux planètes du bonheur, Jupiter et Vénus. Sous ce titre, qui nous peut paraître prétentieux, mais qui est tout à fait selon les habitudes du pays, Jupiter et Vénus représentent l'Occident et l'Orient; il répondait ainsi très-exacte

tée; et, quand le docteur A. Sprenger a quitté l'Inde, onze ans après, on comptait déjà plus d'une douzaine de feuilles semblables à la sienne, et qui réussissaient tout aussi bien.

En même temps le docteur A. Sprenger faisait exécuter sous sa surveillance de nombreuses traductions d'ouvrages anglais en hindoustani; et, ayant affaire à des esprits fort dociles et fort intelligents, il avait le plaisir de voir bientôt ses élèves en état de se passer de tout secours européen, et de continuer seuls les travaux entrepris d'abord avec la coopération de leur maître 1.

Au milieu de ces soins donnés à l'Asie, M. A. Sprenger n'oubliait pas l'Europe; car c'eût été manquer la moitié de son projet; et, à son retour, il nous rapportait une énorme collection de manuscrits et de livres orientaux, que la Bibliothèque de Berlin s'empressait de recevoir, et dont le catalogue, imprimé en anglais, forme à lui seul tout un volume2. Mais ce n'était pas assez encore pour M. A. Sprenger; et des immenses matériaux qu'il avait amassés, il a voulu tirer un ouvrage qui lui fût propre, et qui résumât tous ses travaux. Le choix pour lui ne pouvait être douteux. Comme il avait pu découvrir sur les origines du mahométisme les documents les plus rares et les plus certains, ce fut là le sujet qu'il préféra à tous les autres. Aussi, dès 1851, il faisait paraître à Allahabad la première partie d'une Vie de Mahomet en anglais; et, après douze autres années d'investigations persévérantes et plus complètes, c'est encore une Vie de Mahomet qu'il offre actuellement au public allemand ou plutôt au public européen 3.

Nous voudrions bien que cet ouvrage fût achevé comme l'est celui de M. W. Muir, avec lequel nous eussions aimé à le comparer; mais malheureusement les deux volumes qu'a publiés M. A. Sprenger ne vont encore que jusqu'à la fuite à Médine, ou à l'hégire. Nous regrettons aussi qu'une autre circonstance nous prive, du moins momentanément, d'informations du plus haut intérêt : je veux parler de la critique des documents que M. A. Sprenger a consultés, et de ceux qu'il a eu la gloire de se procurer le premier. Mais ces matériaux sont si riches, que

ment aux intentions courageuses et bienveillantes qui avaient amené le docteur A. Sprenger en Asie. M. A. Sprenger (Das Leben und die Lehre des Mohammad, préface, page vii en note) donne les titres de plusieurs ouvrages arabes qu'il a fait publier ou traduire. Sir Henri Elliot a reconnu que la première idée de la belle collection des Historiens de l'Inde était due à M. le docteur A. Sprenger. - 2 Bibliotheca orientalis Sprengeriana; le catalogue a paru à Giessen en 1857. Le roi Guillaume IV, dans sa munificence, a fait don de cette collection à la Bibliothèque royale de Berlin. 3 Il faut lire aussi l'article de M. Reinaud sur Mahomet.

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M. A. Sprenger se propose d'en faire un ouvrage à part, qui ne paraîtra qu'après la biographie du Prophète. Il compte y retracer le tableau de l'histoire littéraire de l'Islâm dans les deux premiers siècles de l'hégire. D'une telle main et avec une telle expérience des choses musulmanes, ce sera certainement un livre magistral; mais il nous faut l'attendre sans doute plusieurs années encore; et provisoirement nous devons nous contenter des citations que l'auteur a nécessairement introduites dans l'ouvrage qui est en cours de publication.

Pour donner une idée des découvertes de M. A. Sprenger, il me suffira d'en citer une seule. Il a retrouvé dans les bibliothèques musulmanes un dictionnaire biographique des Compagnons du Prophète, où sont mentionnés jusqu'à huit mille des contemporains de Mahomet. Ce dictionnaire, appelé Içâba, n'a été rédigé que vers la fin du xv siècle, il est vrai; mais l'auteur, qui se nommait Ibn-Hidjr, a pu s'appuyer sur une foule de biographes antérieurs d'une autorité incontestable; et, parmi les huit mille personnes dont il parle avec de longs détails, il n'y en a pas dix qui soient apocryphes. Ce dictionnaire ne forme pas moins de quatre forts volumes in-folio. Le docteur Sprenger en avait commencé la publication à Calcutta, et déjà le premier volume presque entier avait paru, quand un ordre de la Cour des Directeurs est venu suspendre l'impression 1. M. W. Muir déplore avec raison cette fâcheuse décision, dont on ne nous dit pas les motifs. M. A. Sprenger s'est résigné, sans se plaindre, à ne pas continuer cette belle entreprise, que, sans doute, personne ne sera tenté de reprendre après lui. Mais, tout inachevée qu'elle est, elle suffit à nous montrer tout le zèle de M. le docteur Sprenger, et les succès qu'il a obtenus, en dépit des obstacles qu'il a rencontrés.

En parlant ici de Mahomet, d'après les quatre ouvrages que je viens d'indiquer, il n'y a guère que deux points auxquels je voudrais m'arrêter d'abord la nature et l'authenticité des sources, et, en second lieu, le caractère du Prophète, tel qu'il doit apparaître à une critique impartiale..

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M. A. Sprenger, Das Leben, etc. préface, page XII, et tome I, p. 9 et suiv. Dans sa biographie de Mahomet, l'auteur parle avec une telle modestie de ses découvertes, et avec tant de concision, qu'on a quelque peine à en comprendre toute l'importance. M. W. Muir a pu être moins réservé, et il n'a pas épargné à son heureux concurrent les éloges les plus sincères et les plus mérités, tout en combattant quelquefois ses opinions. (Voir le tome I de l'ouvrage de M. W. Muir, page civ de l'introduction.) C'est à M. W. Muir que j'emprunte le fait relatif à la Cour des Directeurs, et non à M. A. Sprenger, qui l'a passé sous silence.

A quelque point de vue qu'on se place pour juger Mahomet, tout le monde doit accorder que c'est une des plus grandes figures de l'humanité. Il a fondé, quels que soient d'ailleurs les moyens employés par lui, une religion qui compte aujourd'hui plus de cent millions d'adhérents, qui est répandue sur trois continents, et qui, malgré de sinistres prédictions, n'est pas sur le point de périr, après douze cents ans d'existence. Cette religion, qui est fort loin, sans doute, de favoriser la civilisation autant que le christianisme, n'y est pas cependant aussi opposée qu'on l'a cru. Nous sommes en rapports perpétuels et nécessaires avec des peuples musulmans; nous les soutenons dans leurs défaillances; ils acceptent les conseils et même la domination bienfaisante des chrétiens; et, somme toute, aujourd'hui que les fureurs religieuses se sont un peu calmées, on n'a pas trop à se plaindre de ces relations réciproques, et on les étend chaque jour par cela seul qu'elles continuent. Cette religion paraît, en outre, convenir admirablement aux populations qui la professent, et qui n'en peuvent subir aucune autre. On voit bon nombre de chrétiens se faire mahométans, par des motifs qui ne sont peut-être pas toujours très-honorables; on n'a presque jamais vu de mahométans se convertir à la foi chrétienne, et M. A. Sprenger a pu dire avec toute justice que « les musulmans se distinguaient entre toutes « les autres communautés religieuses par la fermeté et la précision de leurs croyances, et que, parmi eux, l'incrédulité était aussi rare qu'était fréquente la sincérité profonde de la foi attestée par le dévouement et << par le sacrifice 1. » Le fanatisme en est une preuve redoutable, mais péremptoire.

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C'est là déjà matière à une juste curiosité; mais ce qui l'augmente encore, c'est que la religion musulmane, la dernière en date des grandes religions, est un fait purement historique; on peut constater de la manière la plus certaine comment elle est née et comment elle s'est formée peu à peu, d'abord dans le cœur même de Mahomet, et ensuite par l'enthousiasme de ses premiers disciples. C'est en quelque sorte l'éclosion d'une religion prise sur le fait. Cette remarque, qui a été faite déjà bien souvent 2, est profondément vraie, et l'on ne saurait y attacher trop d'importance, puisque c'est là un événement unique dans les annales humaines. Le berceau de toutes les autres religions est couvert de ténèbres, que les efforts les plus sincères et les plus sagaces de

1 M. A. Sprenger, Das Leben und die Lehre, etc. tome I, préface, page 1. Ce témoignage est très-important de la part d'un homme aussi consciencieux, et qui a vécu si longtemps avec des musulmans dans les circonstances que nous savons.— M. Ernest Renan, Études d'histoire religieuse, 5° édition, pages 220 et 230.

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