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l'exégèse n'ont pu dissiper, et qui resteront à jamais impénétrables. Pour le mahométisme, au contraire, rien n'est caché; il s'est produit et s'est développé au grand jour; et, sauf les incertitudes inévitables des traditions, dans des pays si éloignés de nous et pour des mœurs si différentes des nôtres, on sait à bien peu près tout ce qu'il est possible de savoir; le mahométisme n'a ni mystère ni surnaturel. Il ne veut même se couvrir d'aucun voile; et ce n'est pas sa faute s'il reste encore des obscurités, car il a été sur son origine aussi franc qu'il l'a pu.

Mais il faudrait prendre garde à ne pas tirer de ce fait isolé et infiniment curieux des conséquences trop générales, et qui pourraient bien être fausses. Parce que le mahométisme est né d'une certaine façon, il n'est pas à dire que toutes les religions, sans en excepter aucune, sont nées de la même manière. Cette hypothèse est spécieuse sans aucun doute, mais elle n'est pas absolument vraie. Il y a des religions qui n'ont point eu de fondateurs individuels; et le brahmanisme, par exemple, a été l'œuvre d'une race entière; c'est une succession de poëtes qui l'ont formé, dans une longue suite de générations et par une inspiration commune, qui a duré plusieurs siècles sans interruption. Le brahmanisme n'en a été ni moins durable, ni moins fort; c'est une des religions les plus vieilles et les plus vénérables de l'humanité; c'est aussi par près de cent millions que se comptent ses fidèles; et cependant le brahmanisme ne rapporte sa naissance, aussi obscure que toutes les autres, le mahométisme excepté, ni à un sage, ni à un héros. Il nous apparaît comme le produit collectif de la conscience de toute une nation. A côté du brahmanisme, on pourrait citer encore d'autres exemples, qui ne seraient guère moins rebelles à la théorie qu'on veut établir.

Il est donc plus sûr et plus conforme aux lois de la critique historique d'étudier chacun de ces grands phénomènes en eux-mêmes. Le temps des généralisations n'est pas venu; et il faudra encore bien des travaux de philologie et d'histoire avant qu'on puisse se prononcer, avec quelque prudence, sur l'ensemble de ces événements extraordinaires qui décident, à certaines époques, des destinées religieuses du genre humain. C'est dans ces limites restreintes que je voudrais considérer quelques instants le mahométisme; je me borne à ce que je puis en apprendre sûrement, et je me tiens pour satisfait si je puis voir assez clairement comment Mahomet est devenu un prophète, puisque c'est là le nom qu'on lui donne et qu'il mérite à certains égards.

Le monument le plus grave à la fois et le plus authentique de la religion musulmane, c'est le Corân; il est l'œuvre personnelle de Mahomet, et jamais le moindre doute n'a pu s'élever sur ce point. Les di

verses parties du Corân sont dans un désordre qui frappe à première vue tous ceux qui le lisent; et, dans chacune de ces parties séparées (les Sourates ou chapitres), les pensées ne sont guère moins confuses ni moins irrégulières. C'est une sorte de chaos, dans lequel on sent une fermentation puissante, et d'où il se dégage, après réflexion, quelquesunes des grandes idées dont l'auteur était animé. L'enthousiasme même. qui le dévore ne perd presque rien de sa flamme au travers des traductions. Mais une lecture du Corân suivie et continue est à peu près impossible 1; et cependant l'impression qu'il laisse est profonde, quoique très-troublée. Des lecteurs chrétiens n'ont pas beaucoup à y apprendre, je l'avoue; mais, s'ils sont impartiaux, ils doivent convenir que d'autres esprits que les nôtres peuvent y trouver un solide et fécond aliment. On a soutenu, d'ailleurs avec pleine raison 2, que ce désordre même du Corân est la preuve la plus irréfragable de son authenticité. Ce sont bien là les récitations de Mahomet, car le mot de Corân ne veut dire que récitation; ce sont bien là les explosions d'un génie fougueux, peu maître de lui-même, quoique capable de calcul. Le Corân, tel qu'il a été formé, dès le premier temps de l'Islâm, après la mort du fondateur, ne porte pas même la trace d'un arrangement chronologique. Il est clair que, quelle que soit la main qui a réuni ces morceaux, elle les a laissés tels qu'ils étaient, pêle-mêle, et sans même essayer, ce qui eût été une supercherie aussi utile qu'innocente, d'y introduire une certaine coordination, tout en conservant scrupuleusement le texte.

Ce cachet évident d'originalité toute personnelle est d'ailleurs une très-heureuse circonstance, car les historiens arabes, précis sur tant d'autrès points, n'ont pas pu l'être autant sur la manière dont les récitations de Mahomet ont été tout d'abord recueillics et conservées. Il paraît bien le Prophète ne les écrivait pas lui-même, que soit que réellement il ne sût pas écrire, soit qu'il voulût leur conférer plus de solennité en laissant à d'autres ce soin matériel 3. Elles furent certainement

1 M. A. Sprenger, Das Leben und die Lehre des Mohammad, tome I, préface, page XVIII, rapporte un mot de M. Bunsen, qui lui a avoué qu'il avait essayé plusieurs fois de lire le Corân d'un bout à l'autre, et qu'il n'avait jamais pu y parvenir. Il n'y avait qu'un arabisant, disait M. Bunsen, qui pût accomplir une tâche aussi rude. M. A. Sprenger a dû intercaler les deux tiers au moins du Coran traduit dans sa biographie du Prophète; il croit l'avoir rendu par là beaucoup plus intelligible, en lui donnant un certain ordre selon les événements qui composent la vie de Mahomet et auxquels le Corân fait successivement allusion. M. Ernest Renan, Etudes d'histoire religieuse, page 229; et M. W. Muir, Life of Mahomet, t. I, préface, Il est constaté que l'écriture était en usage, soit à la Mecque, soit à Médine, assez longtemps avant Mahomet; il ne l'est pas moins que, dans les der

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écrites de son vivant et sous ses yeux, parfois gardées simplement dans la mémoire de quelques fervents disciples; mais, quand il mourut, elles ne formaient point encore un recueil qui eût rien de définitif ni d'officiel. Un an s'était à peine écoulé depuis la mort du Prophète, que la nécessité s'en fit sentir. Dans la bataille d'Acrabâ, appelée aussi de Yémâma, où fut vaincu le plus redoutable des trois rivaux qui s'étaient élevés contre lui, près de six cents des Compagnons de Mahomet (Ashåb) avaient été tués; du nombre se trouvaient plusieurs de ceux qu'on nommait les Lecteurs et les Porteurs du Corân, qu'ils savaient par cœur, soit pour l'avoir entendu de la bouche du Prophète, soit pour l'avoir expressément appris. Omar craignit avec raison que le Corân ne fût bientôt détruit, si l'on ne se hâtait de le fixer à jamais; et il détermina le calife Abou-becr, le successeur de Mahomet, à en faire faire une édition authentique. Ce soin sacré fut confié à Zayd, fils de Thâbit, qui hésita d'abord à s'en charger, et qui s'en acquitta avec l'aide des Lecteurs (Courrâ) et des Compagnons survivants. Zayd, doué d'une grande intelligence, avait été choisi par le Prophète pour tenir, en langue hébraïque, sa correspondance avec les Juifs. L'ordre où il rangea les Sourates du Corân est celui même où depuis lors elles sont restées. L'exemplaire compilé par lui passa des mains d'Abou-becr à celles d'Omar, qui le remit à la garde de sa fille Hafsa, une des veuves de Mahomet.

Cependant cette première édition ne put empêcher quelques variantes de transcription et de prononciation de s'introduire dans les copies qui en furent faites; et, vingt ans plus tard environ, l'an 33 de l'hégire, le calife Othmân dut en demander à Zayd une édition nouvelle, qui, cette fois, fut rédigée dans le dialecte le plus pur de la Mecque. Trois des Coraychites les plus instruits avaient été adjoints à Zayd1. Des copies de cette édition désormais immuable furent envoyées aux villes principales de l'empire; et tous les anciens exemplaires durent être brûlés par ordre du calife, tandis que l'exemplaire original retournait à la garde d'Hafsa.

nières années de sa vie, il avait autour de lui de nombreux secrétaires pour les besoins de sa diplomatie et de sa politique. (Voir M. Caussin de Perceval, Essai sur l'histoire des Arabes, tome I, p. 291 et suiv.) Il n'est donc pas impossible que les Récitations de Mahomet aient été transcrites aussitôt après qu'elles avaient été prononcées; mais il n'est pas moins certain que les Arabes, comme bien d'autres peuples, faisaient un très-large emploi de la mémoire, et qu'ils conservaient ainsi d'âge en âge une foule de souvenirs que les peuples civilisés ne conservent que par l'écriture. 1 Zayd, fils de Thâbit, était de Médine, dont le dialecte n'était pas tout à fait aussi pur que celui de la Mecque, et c'était dans ce dernier dialecte que le Prophète s'était exprimé.

« La recension d'Othmân, dit M. William Muir, est arrivée de main << en main jusqu'à nous sans altération; on l'a si scrupuleusement con« servée, qu'il n'y a pas de variantes importantes, et l'on pourrait même <«< dire aucune variante, dans les copies innombrables du Corân, qui <«< circulent dans les vastes domaines de l'Islâm. Des factions acharnées, << sorties du meurtre même d'Othmân, moins d'un quart de siècle après << la mort de Mahomet, n'ont cessé depuis lors de bouleverser l'empire << musulman. Toutefois il n'y a jamais eu qu'un seul Corân pour toutes «< ces factions implacables; et cet usage unanime de la même écriture, acceptée par elles toutes jusqu'à nos jours, est une des preuves irré«< cusables de la sincérité du texte que nous possédons et qui remonte « jusqu'à l'infortuné calife 1. >>

C'est l'avis de tous les juges compétents; et M. de Hammer a eu le droit de dire : « Nous pouvons croire que le Corân est la parole de Ma<<homet, tout aussi sûrement que les mahométans le croient la parole de << Dieu. » M. William Muir a pu ajouter non moins justement: «Le << Corân est la base principale de la biographie de Mahomet; » et l'on peut s'en convaincre par l'usage si étendu et si intéressant qu'en a fait M. le docteur A. Sprenger pour celle qu'il a entreprise.

Après le Coran vient la tradition, qui remonte naturellement jusqu'aux premiers compagnons de Mahomet; mais ici le terrain est beaucoup moins sûr, et l'on ne saurait mettre trop de prudence à s'y avancer. La tradition est toujours incertaine, quoiqu'elle puisse d'ailleurs avoir plus ou moins de probabilité; mais elle est particulièrement suspecte chez un peuple peu lettré, et d'une imagination ardente, comme les Arabes de ces temps. Aussi M. W. Muir s'est-il mis en garde autant qu'il l'a pu contre les surprises, et il a essayé, par l'examen le plus minutieux, de tracer les règles qu'il faut suivre pour employer ces matériaux dangereux quoique indispensables 2. Les Compagnons du Prophète avaient

1 M. G. Weil, Mohammed der Prophet, page 352, n'est pas tout à fait aussi affirmatif; il fait quelques réserves; mais il ne croit pas que le Corân ait pu subir des changements considérables, parce qu'à l'époque où il a été recueilli, beaucoup de musulmans en avaient encore le souvenir très-présent. M. A. Sprenger n'a pas directement traité cette question dans les deux volumes qu'il a donnés; mais la complète authenticité du Corân ne semble pas le moins du monde douteuse pour lui. (Das Leben und die Lehre des Mohammad, tome II, p. 451 et suivantes.) 2 M. W. Muir, The Life of Mahomet, tome I, introduction, p. xxvIII à LXXXVII. L'auteur a marqué avec soin l'influence que la succession des diverses dynasties rivales a pu exercer sur les traditions; les Ommiades, les Abassides, etc. n'ont point eu le même point de vue pour comprendre et continuer Mahomet. En appréciant une tradition, il faut considérer surtout deux choses: la période de la vie du Prophète à laquelle

beaucoup à raconter sur l'homme extraordinaire qui les avait convertis à sa foi, qui les avait menés longtemps au combat, et qu'ils avaient connu dans les moindres détails de sa vie. La génération qui les avait immédiatement suivis, les Successeurs (Tâbiún), comme on les appelait, pouvaient aussi avoir recueilli par eux une foule de renseignements d'une grande importance. Les Ashâb et les Tâbiûn ont dû remplir tout le premier siècle de l'hégire; mais, en cent ans et dans les circonstances où se trouvait alors l'Islàm, la tradition fait bien du chemin.

L'extension même du mahométisme, conquérant l'Arabie entière et les pays voisins, donna tout à coup à la tradition un caractère pratique qu'on n'avait pas d'abord soupçonné. Le Corân, qui devait être à lui seul et exclusivement la loi religieuse, la loi civile et la loi politique de l'Islâm, ne pouvait plus satisfaire aux besoins nouveaux, quelque désir qu'on eût de ne point s'en écarter. Ces bornes étaient trop étroites, et, sous peine d'y étouffer, il fallut bien les élargir. On recueillit donc avidement, et comme un supplément au Corân, toutes les paroles, toutes les idées, tous les actes de Mahomet, pour les appliquer comme autant de décisions sans appel à tous les cas douteux qui se présentaient. <«< La tradition reçut ainsi force de loi, et elle partagea en quelque sorte <«<l'autorité de l'inspiration 1. » On se mit à rechercher tous les souvenirs de ce genre avec une incroyable ardeur; et, dès la fin du premier siècle, cette occupation était devenue pour une foule de gens comme une profession sainte, celle de Collecteurs. Les plus instruits et les plus actifs parmi les fidèles allaient de ville en ville, de tribu en tribu, faire cette moisson méritoire, auprès des Compagnons, des Successeurs et de leurs descendants. Puis ils mettaient en écrit tous les récits plus ou moins exacts qu'ils avaient provoqués de ces témoins véridiques.

Comme le remarque M. W. Muir, c'était là un travail qui touchait de trop près à l'intérêt public pour qu'on pût l'abandonner absolument au zèle des individus; et, dès la fin du premier siècle de l'hégire, Omar II, qui mourut en 720, donna des ordres précis pour que cette œuvre, à la fois religieuse et politique, fût exécutée avec toute la régularité nécessaire. La compilation ne fut achevée, par suite des troubles de cette orageuse époque, que sous la dynastie des Abassides, et une bonne partie fut en état de paraître sous le règne du fameux Al-Mâmoûn (786833). Il y eut alors six collections principales 2, qui ont servi et qui serelle se rapporte, et le sujet qu'elle traite. Mais c'est dans l'ouvrage même de M. W. Muir qu'il faut suivre toute celle analyse, aussi rigoureuse qu'utile. -' M. William Muir, The life of Mahomet, tome I, introduction, page XXXI. M. le docteur Sprenger, dans sa Vie de Mahomet, en anglais, page 68, a donné

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