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<< Zeid n'est ni la cause ni l'effet de ce qui survit de 'Amr; c'est pourquoi «l'ensemble est un en nombre, comme l'a montré Abou-Becr-ibn-alÇayeg1. » En d'autres termes, toutes les âmes humaines, après la mort, se réunissent en une seule âme; toutes les intelligences vont se confondre avec l'intelligence universelle, avec l'intelligence active, dont elles ne sont, après tout, qu'une émanation. C'est la doctrine d'Ibn-Bâdja, attribuée généralement à Averrhoès, bien qu'elle ait existé avant lui; ou, pour rester complétement dans la vérité, c'est la doctrine de l'école d'Alexandrie. Voilà donc le panthéisme alexandrin qui, dans la question de la personnalité humaine et de l'immortalité de l'âme, prend sa revanche de l'échec qui lui a été infligé dans la question de la nature divine et de ses rapports avec le monde. C'est une nouvelle preuve de la lutte qui existe, dans l'esprit de Maïmonide, entre son système et sa foi; entre son bon sens naturel ou les instincts religieux de sa race, et ce qui passait alors pour les arrêts irrévocables de la science.

:

Malgré cela, je ne puis me résigner à croire que le défenseur de la liberté divine et de l'idée de la création ait complétement sacrifié à la philosophie de son temps l'immortalité de l'âme humaine, et je suis encouragé dans ce doute par le langage non-seulement religieux, mais mystique, qu'on observe dans les Chapitres de la béatitude. Nous y rencontrons à chaque pas des images comme celle-ci la lampe qui éclaire pendant la nuit les œuvres de la femme forte, cette lampe qui ne s'éteint jamais, c'est l'âme raisonnable de l'homme qui a reçu de l'intelligence universelle le don de l'activité et de l'immortalité. Quand nous lisons dans le Cantique des Cantiques, «Le roi m'a fait entrer dans ses ap«partements; réjouissons-nous et soyons remplis d'allégresse, » cela s'applique aussi à l'âme humaine, à l'âme qui s'est approprié la vérité éternelle, et que Dieu doit un jour recueillir près de lui. Cette autre parole de l'Écriture, « Nous louerons le Seigneur aujourd'hui et pendant « l'éternité, » doit également s'entendre de ceux qui servent Dieu dans ce monde, qui forment le peuple des justes, qui mettent leur bonheur dans la sainte union à laquelle ils aspirent, et qui persistent dans cette félicité, en ne cessant de l'accroître jusqu'à la fin des choses 3. Sans doute, il n'y a rien dans ce langage figuré qui réserve expressément les droits de l'individu; mais il me semble que le néant (car une immortalité sans conscience n'est pas autre chose pour l'homme) ne peut être célébré avec de pareils accents. Il faut remarquer, en outre, que les Pirké

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I partie, ch. LXXIV, t. I, p. 434 de la traduction française. 2 Péer hador, f° 35, r°, col. 1. f 35, vo, col. 2.

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9 Ubi

supra,

haçéla'ha sont postérieurs au Moré-Nébouchim, et que Maïmonide ne se pique pas toujours d'être conséquent.

Je ne terminerai point cet article sans hâter de tous mes vœux la publication de la troisième et dernière partie du grand ouvrage que M. Munk a eu le courage d'entreprendre, et dont la perfection, jusqu'ici, ne laisse rien à désirer, qu'un peu plus de liberté et de naturel dans la traduction.

AD. FRANCK.

Petri AbelardI OPERA, hactenus seorsim edita nunc primum in unum collegit, textum ad fidem librorum editorum scriptorumque recensuit, notas, argumenta, indices adjecit Victor Cousin, adjuvantibus C. Jourdain et E. Despois, philosophiæ et litterarum in academia parisiensi professoribus. Tomus prior, 1849. Tomus posterior, 1859. Parisiis prostant apud A. Durand.

TROISIÈME ARTICLE'.

IV.

Abelard est-il réaliste, et, s'il l'est, dans quelle mesure l'est-il? Telle est la double question à laquelle nous voudrions essayer de répondre dans ce troisième article, en nous appuyant sur les textes que nous offre abondamment la belle édition de M. V. Cousin, en nous éclairant, à l'occasion, des lumières que M. de Rémusat a répandues sur ce sujet difficile et obscur, et enfin en ajoutant nos efforts personnels à ceux des critiques éminents qui nous ont préparé la voie.

Mais, avant de nous engager dans cette recherche, sachons bien ce que c'est que le réalisme. De récents débats esthétiques ont détourné ce terme de la signification que la scholastique lui avait donnée. Dans l'art, l'extrême réalisme, quand il est conséquent, va jusqu'à soutenir que toute réalité quelconque, prise au hasard, mérite, par cela seul qu'elle

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est, d'être peinte, décrite, représentée, tandis que ce qui est conçu en dehors des objets individuels, à titre de beauté générale ou d'idéal, n'est rien et ne vaut pas qu'on s'en occupe. Au contraire, en métaphysique, le réalisme extrême attribue l'existence la plus haute et la plus vraie au genre le plus élevé, à l'abstraction pure, et n'hésite pas à prétendre, comme l'osait Guillaume de Champeaux, que la rationalité, par exemple, n'en existerait pas moins réellement et en substance, alors même qu'elle ne serait nulle part dans le monde des individus vivants. En deux mots : le réalisme esthétique est la négation radicale et excessive de l'idéal dans l'ordre du beau, et le réalisme métaphysique est l'affirmation excessive de l'idéal et du genre dans l'ordre du vrai.

Toutefois, dans l'art, et en deçà de l'excès que nous avons marqué, il y a un réalisme modéré et raisonnable. Celui-ci, que tous les poëtes et tous les artistes de génie ont pratiqué sans fracas, étudie attentivement la nature réelle, sauf à l'ennoblir par le prestige de l'idéal; réciproquement, il aime, cherche et conçoit l'idéal, mais en même temps. il sait y infuser le sang et la chaleur de la vie individuelle. De même, dans la sphère de la métaphysique, il y a un réalisme tempéré, que la raison circonscrit et que la science accepte, ou, du moins, incline de plus en plus à accepter. Autant le réalisme signalé précédemment est étroit et exclusif, autant celui-ci est large, compréhensif et conciiiant. Au lieu de se perdre dans les espaces vides de la logique, où manquent également le sol ferme, l'air respirable et les cimes élevées, le réalisme tempéré, tout en faisant à la logique sa juste part, cherche, par l'observation des êtres particuliers réels et vivants, la notion de l'individu; par la comparaison des caractères génériques survivant aux individus et contenus dans d'infranchissables limites, il détermine la notion de l'espèce et celle du genre; par l'étude de la nature divine, il poursuit et atteint, au sein même de l'intelligence infinie, les modèles que copient et les cadres que se tracent et respectent les forces physiques et psychologiques dont l'ensemble forme l'univers. En prenant tour à tour et en reprenant plusieurs fois ces routes diverses, le vrai réalisme métaphysique aboutit, ou, selon nous, semble devoir aboutir aux trois conclusions suivantes :

Premièrement les genres et les espèces existent dans la nature en tant que collections d'individus génériquement et spécifiquement semblables. Tels sont le genre animal, l'espèce homme.

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Secondement le genre et l'espèce existent dans chaque individu de l'espèce et du genre, en tant que tout individu naît avec les caractères essentiels du genre et de l'espèce, conserve ces caractères aussi long

temps qu'il vit, et transmet ou est apte à transmettre ces caractères à d'autres individus qui sortent ou peuvent sortir de lui. Ainsi, quoique ni aucun genre ni aucune espèce ne soient totalement en substance dans chaque individu; quoique ni le genre animal ni l'espèce homme ne soient compris tout entiers en substance dans Descartes, le genre animal et l'espèce homme sont dans Descartes tout entiers formellement. En effet, il saute aux yeux que, si un seul des caractères de l'animal, ou un seul des caractères de l'homme manquait à Descartes, Descartes périrait. De sorte que, par la forme, sinon par la substance, le genre et l'espèce existent réellement dans chacun de leurs individus. Ajoutons tout de suite que la forme du genre ou de l'espèce n'en est pas toujours et nécessairement l'idéal. Il n'est pas un seul homme vivant qui ne réunisse tous les caractères de la nature humaine. Par là l'espèce est dans tous formellement. Mais presque aucun homme, et peut-être aucun, ne présente ces caractères portés à leur suprême degré; d'où il résulte que l'idéal, c'est-à-dire la perfection du genre et de l'espèce, n'est dans nul individu.

Troisièmement : ni les plantes, ni les animaux, ni les hommes ne sont cause première de la forme générique et spécifique qu'ils reçoivent, conservent et transmettent. Ils la reçoivent sans la choisir, et, à l'exception de l'homme, la gardent et la communiquent ou sans la connaître, comme font les végétaux, ou, comme les animaux, sans savoir ni pouvoir la modifier dans son essence. L'homme lui-même, quoique sa raison l'initie à quelques-uns des desseins de la Providence, quoiqu'il exerce sur la nature et sur lui-même un empire étendu, l'homme lui-même. ignore, tout en le célébrant, le mystère ineffable qui le fait renaître dans son enfant; et, s'il lui a été donné de varier artificiellement les couleurs et les proportions des fleurs, le volume, la saveur et le parfum des fruits, la taille, le plumage ou la fourrure de certains animaux, jamais, jusqu'ici, sa puissance n'a su tirer ni un palmier d'un gland de chêne, ni un aiglon de l'œuf d'un passereau, ni un homme semblable à lui des flancs d'un quadrumane. Dieu seul est le créateur, le dispensateur, comme il est l'incorruptible gardien du genre et de l'espèce. Puisqu'il crée les formes essentielles, il les conçoit, et cette conception ne peut pas ne pas être éternelle. Le genre et l'espèce sont donc éternellement en Dieu, à titre de conceptions de sa raison, et réels de la réalité même de la pensée divine.

En somme, une triple réalité doit être attribuée aux genres et aux espèces 1o La réalité substantielle et collective des groupes naturels d'individus semblables; 2° la réalité de la forme générique et spécifique

dans l'individu; 3° la réalité rationnelle du type générique et spécifique dans la pensée divine. Le vrai réalisme, physique et métaphysique, nous paraît se réduire à ces trois propositions. Hors de là, et sauf erreur de notre part, il est en excès ou en défaut.

Ces considérations préalables étaient nécessaires, on le comprendra, tant pour éclairer d'un jour un peu moderne le réalisme d'Abélard que pour expliquer et justifier la critique à laquelle nous devons le soumettre. En exposant cette doctrine contestée et souvent fuyante, nous tenons à être clair; en l'appréciant, nous voudrions être équitable. Dans les deux cas, si nous nous trompons, nous désirons qu'on puisse apercevoir aisément notre erreur et nous la signaler.

Plus nous avançons dans notre examen, mieux nous mesurons l'important service que M. V. Cousin a rendu à l'histoire de la philosophie en publiant le fragment Sur les Genres et les Espèces. En l'absence de ce document précieux, il serait peut-être difficile de nier, mais à coup sûr il serait impossible d'affirmer et d'établir pièces en main ce réalisme d'Abélard que nous penchons à considérer comme sa dernière pensée. C'est principalement à l'aide de ces quelques pages que l'esprit souple et pénétrant de M. de Rémusat a su opérer, dans les trois premiers chapitres de son second volume, un si habile débrouillement de la question des universaux telle que l'a traitée le douzième siècle. C'est donc là que, nous aussi, nous prendrons notre plus solide point. d'appui, sans négliger toutefois de très-notables passages de la Dialectique et de l'Hexaméron, qui confirment et même développent le sens du grand texte retrouvé par M. Cousin dans le fonds de SaintGermain.

Toute erreur, quelle qu'elle soit, a son origine dans un vice de méthode. Le procédé vicieux du réalisme absolu de Guillaume de Champeaux consistait, nous l'avons dit, à voir le genre entier, substance et forme, dans l'être particulier, et à se vanter de l'en extraire par l'analyse des caractères d'un seul individu. Cette prétention singulière était exprimée dans un langage non moins singulier: «Unum quodque indi<«viduum in quantum est homo de se colligitur1;» en français : le caractère général d'homme se recueille de tout individu, en tant qu'il est homme. En vrai dialecticien, Abélard, pour détruire la doctrine, l'attaquait dans sa méthode. Il répliquait, avec Boèce, que ni le genre ni l'espèce ne sont recueillis dans un seul individu, mais conçus rationnellement par l'examen comparatif de la totalité des individus. Il le dé

'Abélard. Ouvrages inédits. De Generibus et Speciebus, p. 520.

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