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cette masse confuse. Potocki, blessé grièvement, ne cessait d'exhorter ses gens à tenir ferme et à vendre chèrement leur vie. «Nous avons été «<trahis, disait-il, mais nous n'avons rien à nous reprocher. Mieux vaut <«< la mort au champ d'honneur que l'esclavage chez les barbares. Pour « moi, je n'endurerai ni les outrages du vainqueur ni les reproches de « mon père! » Animés par ses paroles et par son exemple, les Polonais combattaient en désespérés. Ils n'avaient plus de poudre et se défendaient à coups de pierres et de crosse de mousquet. Les Cosaques, observant la lettre des conventions, demeuraient spectateurs de la mêlée, sans y prendre part; cependant ils prêtèrent aux Tartares l'artillerie qu'on venait de leur livrer. Foudroyés par leurs propres canons, les Polonais cédèrent enfin. Potocki tomba de cheval, et ses compagnons mirent bas les armes aussitôt. Chmielnicki prit soin que ses prisonniers ne fussent pas maltraités. Il fit panser leurs blessures; mais celles du jeune Potocki étaient mortelles. Il expira le lendemain de sa défaite, plaint et regretté, comme il semble, par les Cosaques eux-mêmes.

Pendant plusieurs jours on ne sut rien à Tcherkask de ce qui s'était passé dans la steppe et sur le Dniepr. La première nouvelle fut apportée par un dragon, qui, après avoir longtemps erré à l'aventure, arriva au quartier général. D'abord on le prit pour un espion de l'ennemi, et personne ne voulait ajouter foi à son récit, d'ailleurs incomplet, car, probablement, il avait pris la fuite avant la fin du combat. Bientôt, cependant, la joie des paysans, leur émigration en masse vers le sud, vinrent confirmer le rapport du fuyard. Potocki se mit en campagne avec sa petite armée, cherchant à suivre les traces de son fils. Il fut deux jours sans pouvoir rencontrer la moindre information, et il pensait à reprendre le chemin de ses cantonnements, lorsque ses coureurs lui amenèrent un gentilhomme polonais blessé et mourant de faim, qui revenait des Eaux-Jaunes. Tous les chefs l'écoutèrent avec stupeur, et chacun, en regardant le malheureux père, oublia un instant la position critique de l'armée. « Tous nos guerriers pâlirent, dit un chroniqueur polo"nais, comme l'herbe gelée que brûle un rayon de soleil. » Le gentilhomme termina son lugubre récit en déclarant que Chmielnicki ne pouvait être éloigné, qu'il avait des Tartares pour auxiliaires et que son armée était innombrable.

Les principaux officiers se réunirent autour du général de la couronne, qui cherchait à étourdir sa douleur en buvant de l'eau-de-vie. Kalinowski, le général de campagne, opina qu'il fallait marcher en avant et attaquer l'ennemi au plus vite; la plupart des autres chefs remontrèrent que l'armée était mal pourvue de vivres, qu'on ignorait la force de l'ennemi,

et que la prudence voulait qu'on l'attendît en s'appuyant sur les forteresses où l'on pourrait se ravitailler. En ouvrant la délibération, Potocki ne respirait que combats, et jurait qu'il ne pourrait dormir avant d'avoir taillé en pièces la misérable canaille insurgée; mais, dès qu'il eut entendu l'opinion de Kalinowski, il se déclara aussitôt pour le parti de la retraite, uniquement pour lui faire sentir son autorité supérieure.

La retraite commença donc. Les Polonais brûlaient les hameaux et les fermes et massacraient souvent les paysans qu'ils rencontraient. Kalinowski protestait contre ces violences abominables, qui, disait-il, exaspéraient les Russiens et privaient l'armée de ressources qui, bientôt peut-être, lui seraient nécessaires. Le général de la couronne, toujours ardent à le contredire, commandait de tout mettre à feu et à sang.

Le 15 mai, sur tout le midi de la steppe, s'éleva un nuage de poussière annonçant l'approche d'une grande armée, et quelques officiers envoyés en reconnaissance l'évaluèrent à cent mille hommes. Il est vraisemblable que Chmielnicki n'en avait que la moitié. Les Polonais prirent position entre les villages de Korsun et de Steblof, sur d'antiques retranchements d'un autre âge. Un instant, les Tartares firent mine d'attaquer leur aile gauche, mais ils se retirèrent bientôt à la chute du jour. Alors s'alluma une ligne de feux sur la steppe, entourant dans un demicercle immense le camp des Polonais. Ils se préparèrent, non sans de funestes pressentiments, à une rude bataille pour le lendemain.

Mais Chmielnicki n'employait la force que lorsque la ruse était impuissante. Tel était son ascendant sur ses Cosaques, qu'il trouvait facilement parmi eux des hommes prêts à subir une mort ignominieuse pour faire réussir les desseins de leur chef. Il fit choix d'un certain Mikita Galagan, qu'il instruisit du rôle qu'il avait à jouer, et l'envoya aux Polonais. Galagan se fit prendre dans une escarmouche, et d'abord refusa de répondre aux questions qu'on lui adressa. Il était prévenu qu'on le mettrait à la torture, mais la constance à la supporter était chez les Cosaques une vertu appréciée, à laquelle on s'exerçait, et dont on tirait vanité. Il résista longuement; enfin, comme vaincu par la douleur, il récita sa leçon. -«Je ne sais pas le nombre de nos gens, dit-il, << mais il augmente à chaque instant. Quant à Tougaï-Bey, il a 15,000 << Tartares, et nous attendons le kan et la Horde, qui ne sont pas loin « derrière nous. » Au nom du kan de Crimée, la consternation fut générale, et Potocki lui-même commença à perdre courage. Kalinowski, seul, voulait qu'on attaquât l'ennemi sur-le-champ, avant qu'il eût été renforcé la Horde d'Islam Ghereï. La discussion s'échauffant, il en vint à insinuer que, pour conseiller la retraite, le général de la cou

par

ronne avait quelque motif qu'il n'osait faire connaître. A ces mots la fureur de Potocki éclata. «Personne que moi, s'écria-t-il, n'a le droit « de commander ici. A vous d'obéir! Aujourd'hui, c'est un jour néfaste, <«<l'anniversaire du massacre des Innocents: nous demeurerons au camp. « Demain, lorsque je ferai sonner à cheval, que chacun soit à son poste, « et que personne ne s'avise de raisonner. » Mikita Galagan, peut-être grâce à de nouvelles tortures, persuada aux Polonais qu'il connaissait le pays mieux que personne, et entreprit de les guider. On se mit en marche. Les chariots, lourdement chargés et disposés sur huit lignes parallèles, formaient un grand rectangle, renfermant l'artillerie et l'infanterie. Une arrière-garde devait contenir l'ennemi. La cavalerie bordait les grands côtés du rectangle, l'aile gauche commandée par Kalinowski, la droite par Potocki.

On chemina de la sorte pendant une dizaine de verstes, en assez bon ordre et sans être inquiété. Mais, à la vue de grands bois où l'on allait s'engager, les Cosaques commencèrent à charger l'arrière-garde, la débordèrent, et vinrent harceler la cavalerie rangée à droite et à gauche du carré de chariots. Les balles des Zaporogues, les flèches des Tartares estropiaient quantité de chevaux. La plupart des gentilshommes polonais mirent pied à terre et renvoyèrent leurs chevaux dans le carré; mais un grand nombre de leurs valets s'enfuirent avec les chevaux, ou passèrent à l'ennemi. Chargés de lourdes cuirasses, et s'appuyant sur leurs longues lances, les hussards polonais cheminaient péniblement, assaillis de loin par un ennemi agile qu'ils ne pouvaient jamais joindre, et laissaient à chaque pas sur la steppe des morts et des blessés. On touchait aux bois où Galagan avait annoncé qu'on se trouverait hors d'insulte; l'espérance commençait à renaître dans les rangs de l'armée, lorsqu'une décharge furieuse, dirigée sur la tête du convoi, prouva que l'ennemi avait déjà coupé la ligne de retraite. Six mille Cosaques occupaient le bois et avaient élevé des abatis partout où le terrain marécageux laissait un passage. En même temps un corps de 1,800 dragons sortit du carré comme pour charger les Cosaques, mais, tournant bride aussitôt, fit feu sur le convoi qu'il était chargé de défendre. La confusion la plus effroyable éclata dans toute l'armée. Potocki et Kalinowski, au lieu de donner des ordres, s'attribuaient réciproquement les fautes et les malheurs de la journée, s'injuriaient et semblaient près d'en venir aux mains. Un grand nombre de gentilshommes couraient à leurs chariots pour y prendre ce qu'ils avaient de plus précieux. Au milieu du désordre, le prince Korecki, un des plus riches seigneurs de la Volhynie, se mit à la tête d'un corps de 2,000 hommes qu'il commandait, et

s'écria: «Qu'on ne s'occupe pas des bagages. Il s'agit d'échapper à l'en« nemi. Faisons une trouée, et qui m'aime me suive!» Quelques officiers voulurent le retenir et lui rappeler que le général de la couronne avait ordonné que, sur toute chose, chacun gardât le poste qui lui était assigné. -«Ses ordres viennent trop tard, s'écria Korecki. A <«< cheval, et au galop!» Il perça au travers des Cosaques et parvint à s'échapper, mais en perdant la moitié de son monde. Ce mouvement décida l'affaire. Le vide que laissait la troupe de Korecki fut en un instant rempli par les Cosaques, et le carré enfoncé de toutes parts. Kalinowski, blessé au bras et à la gorge, criait et se battait toujours. Enfin il tomba de cheval et fut pris. Potocki, voyant que tout était perdu, s'assit dans sa calèche et attendit la mort. A son exemple les principaux seigneurs se jetèrent épuisés dans leurs chariots. C'est ainsi qu'on les conduisit au vainqueur.

Il faut rendre aux Cosaques cette justice que, cette fois, le massacre cessa avec la résistance des Polonais. Grandes et nombreuses pourtant étaient leurs injures, et, sans parler des dernières violences exercées par Potocki, les Zaporogues n'avaient pas oublié que leur ataman Tarass, vingt ans avant, avait été mis à mort à Varsovie, où il s'était rendu sur la foi d'un traité; qu'à l'avénement de Vladislas IV, l'ataman Soulima, prisonnier des Polonais, avait été écartelé; enfin, qu'en 1637 son successeur Pavliouk Bayoun, venu en Pologne avec un sauf-conduit du chancelier, avait subi une mort horrible avec plusieurs des Anciens. Cependant pas un seul de ces gentilshommes prisonniers ne fut maltraité, et la vengeance des Cosaques se borna à des railleries de soldat.

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Pane Chmielnicki, criaient-ils, donne des pelisses à ces messieurs, «<qui sont si pâles; ils grelottent de froid! » Ils se pressaient autour de la voiture du général de la couronne, et lui disaient : «Pane Potocki, «<pourquoi te frotter aux Zaporogues? Pour avoir voulu faire le général, « tu vas aller en Crimée manger du cheval cru. »

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Potocki, toujours assis dans sa calèche, pâle, mais fier et impassible, parut devant Chmielnicki. — « Tu vois les jugements de Dieu, lui dit le vainqueur. Ceux qui croyaient me prendre naguère, maintenant sont «<mes prisonniers. — Serf, répondit Potocki, remercie tes alliés, cette « brave chevalerie tartare 1. Sans eux, ni toi ni ta bande de brigands ne <«<m'auriez vaincu. — Tu m'appelles serf, dit Chmielnicki: tu le seras << toi-même, ainsi que tes pareils. - C'est ce velours et cette braverie qui <«<le rendent si fier, s'écrièrent les Cosaques; donnons-lui le costume de

Чѣмъ заплатишь славному рыцарству татарскому?

<«< son état. »> En un instant Potocki fut dépouillé de ses riches habits et revêtu d'une souquenille de paysan. Chmielnicki fut plus courtois pour les autres prisonniers de marque. Les chefs dînèrent à sa table, et il voulut que les Polonais eussent leur part de l'eau-de-vie qu'il fit distribuer à son armée; il est vrai qu'elle venait de leurs cantines.

Le lendemain les Zaporogues, réunis en cercle, délibérèrent sur le sort de leurs captifs. On résolut que les généraux seraient envoyés au kan de Crimée, mais que les soldats et les officiers subalternes auraient permission de se racheter. Telle était encore la loi de la guerre à cette époque, parmi des peuples plus civilisés. Suivant les chroniqueurs russiens, Tougaï-Bey emmena à Pérécop 8,060 hommes, qu'on lui vendit ou qu'on lui donna. 520 soldats et 80 officiers se rachetèrent. Quant au général de la couronne et au général de campagne, ce fut en vain qu'ils offrirent une rançon considérable. Chmielnicki les envoya en présent à Islam Gherei. « J'en ai refusé 24,000 ducats, écrivait-il au «kan je les réservais à Ton Altesse. Je la supplie de les traiter avec « bienveillance. Ce sont des personnages considérables, et qui pourront « un jour reconnaître tes bontés. »

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En annonçant sa victoire à la Sietche des Zaporogues, Chmielnicki envoya des présents aux Anciens, et leur rendit au double les insignes que les gouverneurs polonais leur avaient enlevés. Au lieu d'une masse d'armes d'argent, symbole du commandement remis à l'ataman, il en envoya deux; deux queues de cheval au lieu d'une. Il y joignit 300 ducats pour l'église de la Sietche, et mille pour régaler de bière les affiliés de la confrérie. Le butin fait sur les Polonais fut immense. Pour sa part Chmielnicki avait eu treize chariots chargés d'objets précieux, et l'on rapporte que les Cosaques, qui étaient en haillons à l'ouverture de la campagne, s'habillèrent si bravement d'écarlate, que, suivant la naïve expression d'un chroniqueur, à voir de loin leur camp, on l'eût pris pour un champ de coquelicots.

(La suite à un prochain cahier.)

P. MÉRIMÉE.

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