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la multiplication des êtres, ainsi qu'à tous les effets qui devaient procéder ou naître. d'elle. Ainsi Dieu ne créa pas tous les individus de chaque espèce, mais chaque espèce d'oiseaux et de poissons. Et il dit croissez et multipliez, c'est-à-dire prenez accroissement par le nombre des individus, mais non par la diversité d'espèces nouvelles. -Îl créa l'âme vivante: entendez qu'il créa l'être vivant dans son genre, en effet, quoique les animaux primitivement créés périssent quant à euxmêmes; quoiqu'ils ne restent pas en même nombre qu'au moment de leur création, néanmoins ils vivent toujours dans leur genre, en quelque sorte, puisque, pendant que les individus s'éteignent, on ne voit disparaître ni le genre, ni l'espèce. C'est ainsi qu'on dit d'un tyran mort qu'il vit dans ses enfants.

D'après ces fragments qui concordent entre eux, et qui sont empruntés aux ouvrages les plus importants et les plus philosophiques d'Abélard, il nous semble tout à fait évident que l'auteur de la Dialectique, du traité Sur les Genres et les Espèces et de l'Hexaméron, professa ce réalisme qui admet la réalité des espèces et des genres naturels à titre de groupes essentiellement semblables. Nous croyons, en outre, que cette affirmation de sa part n'était point gratuite, mais, au contraire, fondée sur des raisons qu'Abélard connaissait et qui se détachent nettement sur le fond de ses argumentations plus ou moins subtiles. Ces raisons, que l'on aura sans doute entrevues au passage, et qui constituent une sorte de démonstration, résumons-les en quelques lignes.

A jeter les yeux sur le monde, on y découvre des collections d'individus, ou de natures, ou de substances particulières essentiellement semblables. Ce sont là les espèces. Une collection d'espèces semblables est un genre. Tandis que les individus passent, leurs espèces restent; elles sont permanentes. Le principe de cette permanence est une certaine force (vis quædam) en vertu de laquelle l'individu produit son semblable. L'espèce sort ainsi de l'individu et l'individu revit dans son espèce. Mais l'homme ne crée ni ne détruit rien absolument. Ce n'est pas lui qui a créé les genres et les espèces; ce n'est pas non plus la nature, laquelle est elle-même créée. C'est Dieu qui a créé les individus, les espèces et les genres, et qui les conserve par la force qu'il a conférée aux substances naturelles de se reproduire. Les genres et les espèces sont contemporains de la création. Les individus croissent en nombre; il n'est pas en leur pouvoir d'augmenter le nombre des espèces ou des genres.

Nous le demandons, n'est-ce pas là un réalisme? Et, dans les traits

1 Petri Abelardi Opera, éd. Cousin, tomus prior, Expositio in Hexameron, p. 644. - 2 lbid. p. 653. — ́3 Ibid. p. 654. — Ibid. p. 655.

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généraux de ce réalisme, y a-t-il une seule proposition que la science la plus sévère doive réprouver?

On répondra peut-être que cette doctrine est vulgaire, de simple bon sens, et qu'après tout Abélard la trouvait toute faite dans les livres. et dans Aristote.

Dans la suite de ces études nous nous sommes soigneusement gardé d'enfler le mérite et d'exagérer l'originalité d'Abélard. Nous voulons nous en garder jusqu'à la fin. Mais, tout en restant dans la stricte justice, nous ferons observer, en premier lieu, que, si ce réalisme d'Abélard eût été si facile à démêler et à professer, la querelle des universaux n'aurait eu ni tant de retentissement, ni tant de durée. En second lieu, nous remarquerons, en y insistant un peu plus que M. de Rémusat, que la solution adoptée par Abelard n'est pas dans ceux des ouvrages d'Aristote qu'il connaissait, et qu'elle n'est pas davantage dans les traités du Stagyrite que ce siècle ne possédait pas.

On peut lire d'un bout à l'autre, ligne à ligne et mot à mot, tous les traités qui composent la logique d'Aristote, c'est-à-dire les Catégories, l'Interprétation, les Topiques et les Analytiques, tant premiers que derniers; on n'y découvrira nulle part la notion de cause efficiente et positivement créatrice telle qu'Abélard vient de l'exposer en l'appliquant à la question de l'origine des genres. Non certes, nous le répétons, qu'Abélard ait conçu cette cause à l'image infiniment agrandie de notre énergie personnelle saisie au fond de nous-mêmes par le sens intime; il s'en fallait de sept siècles que la métaphysique en fût là. Mais Abélard entend par cause efficiente une force première, active, consciente de son acte et de tous les effets de son acte, et qui crée tout de rien, produisant et le monde, et les éléments du monde, et toutes les matières, et toutes les formes, et toutes les combinaisons de la matière et de la forme. Rien de pareil dans la logique d'Aristote.

Rien de pareil non plus ni dans ses ouvrages de physique, petits ou grands, ni dans sa Métaphysique. Abélard ne les connaissait pas; c'est luimême qui l'avoue1. Mais eût-il connu ces écrits, d'ailleurs admirables, d'un puissant génie, Aristote, au lieu de le secourir, l'eût embarrassé. Qu'on ne s'y trompe pas, le Dieu d'Aristote n'a pas besoin d'être créateur, et, en fait, il ne l'est pas. Le moteur immobile du douzième livre de la Métaphysique n'a pas besoin d'être cause créatrice, par cette raison décisive qu'aux yeux d'Aristote le monde est éternellement ce qu'il est; c'est un tout achevé et continu, qui n'a jamais cessé et qui ne cessera

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jamais de produire des animaux et des plantes et des êtres de tout genre1. Dieu y joue seulement le rôle, grand encore, mais incomplet, de cause finale. Le monde tend vers lui, mais il n'en vient pas. L'univers d'Aristote a un but, ce qui ne veut pas dire qu'il aura un terme. Mais d'origine, ce monde n'en a pas. Cela posé, Dieu n'a que faire de connaître le monde; bien plus, il ne le peut; car, à connaître autre chose que lui-même, il s'abaisserait. Il n'a connaissance que de sa pensée, et sa pensée n'a qu'un seul objet, sa propre pensée. C'est un Dieu conscient, mais non pas un esprit omniscient. Dans un tel système, d'où viennent les genres? Ils sont, ils ne deviennent pas. Et comment les genres, cette matière unique de la science, se conservent-ils? Par cette loi constante, bien qu'ignorée de Dieu, que tout individu engendre un individu semblable à lui-même. Chaque essence provient d'une essence de même nom2. C'est un homme qui engendre un homme; c'est l'individu qui produit l'individu3. C'est Pélée qui est le principe d'Achille. «C'est ton père qui est ton principe, » dit Aristote.

Ainsi la première partie du réalisme d'Abélard, ou, si l'on veut, l'élément physique et cosmologique de ce réalisme, procède de la Bible et non d'Aristote. Toutefois il ne copie pas la Genèse; il la commente, il l'explique. Par quelle méthode essaye-t-il d'éclaircir le texte sacré? par l'observation et le raisonnement. Dans quel esprit aborde-t-il ces questions obscures et profondes ? Dans un esprit philosophique et avec des allures et même des réminiscences çà et là péripatéticiennes. Ses contemporains eux aussi avaient la Bible, et Boèce, et un peu d'Aristote. Ils n'en ont pas tiré le même parti.

Il nous faut à présent étudier le côté, non plus physique et cosmologique, mais purement métaphysique de son réalisme. Il nous faut tâcher de débrouiller et d'apprécier sa doctrine, précédemment annoncée, sur la matière et la forme, envisagés comme éléments et principes du genre et de l'espèce. Ce point est des plus obscurs. Pour l'aborder avec quelque courage, nous avons besoin de compter sur toute l'indulgente attention du lecteur.

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(La fin à un prochain cahier.)

CH. LÉVÊQUE.

Métaphysique, XII, vi. Brandis, p. 247 : Áλλà tà aútà dei ʼn wepiódw ʼn äλλwe. Des plantes. Bekker, p. 817. - 2 Metaph. XII, 11. - Ibid. — Ibid. XII, v.

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ÉpHÈSE et le temple de Diane, par Édouard Falkener.
Londres, 1862.

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PREMIER ARTICLE.

M. Falkener est connu du monde savant. C'est lui qui a publié une série d'essais sur l'art ancien, de concert avec les meilleurs archéologues anglais. Ce recueil, qui malheureusement n'a pas été continué, avait pour titre Museum of classical antiquities. Non-seulement on y trouve des articles de MM. Birch, Donaldson, Newton, Watkiss Lloyd, George Scharf; mais des savants étrangers à l'Angleterre n'avaient point refusé leur collaboration, MM. Hittorf, par exemple, Semper, Bonucci. M. Falkener s'était signalé principalement par son active rédaction, ainsi qu'il était naturel, et l'on avait remarqué ses études sur la Lesché des Grecs, sur le Proto-dorique de Thèbes, sur le tombeau de Mausole, sur le monument de Xanthus, sur le fronton oriental du Parthénon, sur la maison de Pompéi, qu'il avait lui-même fait fouiller et découvrir, sur les théâtres de Vicence et de Vérone, sur le Saint-Sépulcre et le Calvaire, sur les Antiquités de la Crète. On peut considérer comme un complément de ce dernier travail le mémoire si intéressant et illustré de planches si instructives, qui fut publié plus tard sous le titre de : Description des théâtres et des autres ruines de la Crète.

En 1860, M. Falkener, abordant les questions théoriques, recherchait quelles étaient les causes et les principes de la perfection de la sculpture grecque. Il intitulait son livre Dedalus, et, quoiqu'il le plaçât sous le patronage du type fabuleux de l'art archaïque, il s'arrêtait principalement sur les œuvres du grand siècle et sur la Minerve de Phidias. Peu après, parut, en guise d'appendice, un mémoire sur l'Hypèthre, c'est-à-dire sur la partie des temples grecs qui restait découverte, mémoire qui avait été lu par l'auteur à la Société archéologique de Berlin.

La nouvelle publication de M. Falkener est une digne suite à ses travaux précédents. Un volume in-8°, préparé avec un grand luxe typographique, accompagné d'une carte et de vingt-quatre planches, rassemble les documents divers que M. Falkener doit et à l'étude des textes anciens et à l'exploration attentive des lieux. C'est sur les lieux qu'ont été faits les dessins et les ingénieuses restaurations qui complètent les ruines. Les juges sévères trouveront peut-être que la partie historique,

dans l'ouvrage de M. Falkener, laisse quelque chose à désirer, soit pour la méthode d'exposition, soit pour l'étendue des recherches. Mais il est juste de rappeler que l'auteur est un architecte, que son but est de faire, non pas l'histoire, mais la description d'Ephèse, que l'archéologie le pousse plutôt vers l'art que vers la critique, qu'il a voulu surtout s'inspirer des sites enchanteurs et des monuments mutilés qu'il avait sous les yeux, pour reconstruire, dans sa beauté et sa splendeur, une des villes les plus célèbres de l'Ionie. Pour moi, j'ai parcouru d'un regard charmé, tantôt ces plans si bien tracés, qui me font voir Éphèse sortant du sol avec ses murs, ses théâtres, ses temples, ses ports artificiels qui communiquaient avec la mer par le Caystre; tantôt ces restitutions poétiques qui me font planer au-dessus d'une cité florissante et me permettent de compter ses édifices, ses portiques, ses colonnades inondées de lumière, ses aqueducs qui amènent l'eau comme en triomphe, ses statues dressées sur les places publiques, ses maisons et ses tombeaux suspendus au flanc de la montagne et comme perdus dans la verdure. Je ne suis point de ceux qui déclarent téméraire toute tentative de pénétrer plus avant au sein de l'antiquité, de la faire revivre, s'il est possible, et de suppléer à la science en défaut par des rêves qui s'inspirent de la science. Les restaurations ne peignent point exactement ce qui existait, mais elles en ressuscitent le souvenir; elles parlent à l'imagination par les yeux, elles nous transportent dans un monde imaginaire, qui ressemble certainement, quoique de loin, au monde antique, elles éveillent en nous tout un ordre de sensations et d'hypothèses qui nous font approcher du vrai.

Le livre de M. Falkener est divisé en deux parties: la première est consacrée à la description générale de la ville; la seconde traite plus particulièrement du fameux temple de Diane. Nous nous conformerons à cette double division.

La ville.

Éphèse était divisée en cinq quartiers, au temps de l'historien Ephore, c'est-à-dire au milieu du Iv siècle avant J. C. : c'étaient Benna, Evonymia, Ephèse, Téos, Carina. Plus tard on trouve d'autres parties de la ville désignées par les noms de Trachéia, de Smyrna, de Sisyrba, de Daitis, de Smyrna-Trachéia, de Lépré-Acté, etc. Le mont Pion, ou Prion, dominait la ville, et une partie des murs le couronnait. En étudiant avec soin les vestiges anciens et les indications du sol, M. Falkener a reconnu que tous les édifices publics étaient situés dans la

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