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Les mosaïques chrétiennes des basiliques et des églises de Rome, décrites et expliquées par M. Barbet de Jouy, conservateur-adjoint au Musée impérial du Louvre; 1 vol. in-8° chez Didron.

DEUXIÈME ARTICLE 1.

Quelle est cette mosaïque dont nous n'avons dit qu'un mot en terminant notre premier article, et dont nous nous promettons tant de lumières nouvelles sur l'art chrétien au v° siècle? Encore une fois, cette mosaïque est une des moins connues qui soient à Rome. Il faut l'aller chercher dans le fond d'une église où personne ne va, l'église de SaintePudentienne, près de Sainte-Marie-Majeure, au bout de la via Urbana, entre le Viminal et l'Esquilin. Les guides et les cochers, à moins d'un ordre exprès, n'ont jamais conduit là personne. Pourquoi? Nous ne saurions le dire. On comprendrait plutôt, même indépendamment de toute mosaïque, que ce lieu-là fût en faveur, surtout auprès des gens qui recherchent à Rome les pieux souvenirs. La tradition veut, en effet, que l'église de Sainte-Pudentienne soit bâtie sur l'emplacement même de la maison qu'habitait un sénateur romain nommé Pudens, celui-là dont saint Paul parle dans ses Épîtres, et chez qui saint Pierre était logé. Pudens avait deux filles, Praxède et Pudentienne, qui, comme lui et comme leurs deux frères, Novat et Timothée, se convertirent au christianisme. De cette pieuse famille, Pudentienne étant morte la première, et en odeur de sainteté, la maison de son père fut consacrée à Dieu et devint une église, c'est-à-dire un lieu de réunion et de prières. Les Bollandistes, il est vrai, ne sont pas tout à fait d'accord avec cette tradition. S'il faut les croire, il aurait existé deux Pudens à un siècle environ d'intervalle, et celui dont il est fait mention dans la seconde Épître à Timothée ne serait pas le père de sainte Pudentienne 2. Les raisons qu'ils en donnent fussent-elles décisives, comme ils conviennent, après tout, que, dès l'an 145, sous le pontificat de Pie Ier, la maison du second Pudens était convertie en église, il importe assez peu de savoir s'ils ont tort ou raison. Ce qui demeure acquis, c'est que l'église de Sainte-Pudentienne est de haute noblesse, et qu'Onuphre Panvinio, le savant Véronais, a pu, dans son écrit, De præcipuis Urbis ecclesiis, l'appeler à

1 Voir, pour le premier article, le cahier de décembre 1862, p. 713. Acta Sanctorum. Dies decima nona maii. Venise, 1570. Ciampini adopte

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bon droit la plus ancienne des églises de Rome (omnium Urbis ecclesiarum, quæ modo supersunt, vetustissima). On peut même supposer que des fragments de la maison du sénateur, ou tout au moins d'un édifice antique qui faisait corps avec elle, ont été conservés dans les reconstructions successives qu'a subies cette église. L'édifice actuel en effet, bien que moderne presque en totalité, puisqu'il a été rebâti vers la fin du xvi° siècle, laisse voir çà et là des pans de maçonnerie très-ancienne, notamment aux environs du vieux mur semi-circulaire auquel est incrustée la grande mosaïque dont nous allons parler. Le soin qu'il a fallu prendre pour ménager ces fragments, et la gêne qu'ils ont dû causer aux nouveaux constructeurs, prouvent assez qu'un respect religieux les a seul maintenus en place.

Malgré tant de raisons qui devraient exciter le zèle des visiteurs, nous constatons que Sainte-Pudentienne est aujourd'hui presque ignorée même de ceux qui ont fait à Rome un assez long séjour. Il n'en a pas toujours été de même, puisque, au xvI° siècle, le plus grand de nos peintres avait, dit-on, su découvrir cette mystérieuse mosaïque et professait pour elle une vive admiration. Mais aujourd'hui, encore un coup, personne ne s'en soucie, par la raison que Nibby, dans son Itinéraire, tout en décrivant l'église et les insignifiants tableaux qui la décorent, ne dit pas un seul mot de la mosaïque1, et que Murray lui-même, cette providence des voyageurs, cet éditeur modèle dont les manuels sont de vrais chefs-d'œuvre d'exactitude, et qui, même pour les questions d'art les plus neuves et les plus délicates, est si rarement pris en défaut, Murray, dans les deux lignes qu'il consacre à cette mosaïque, ne dit rien qui la caractérise, rien qui indique à quel point elle diffère de toutes celles qui sont à Rome, rien qui inspire un sérieux désir de la voir.

Aussi, nous le confessons, la première fois que nous avons visité Rome, l'idée ne nous vint pas d'entrer à Sainte-Pudentienne; et c'est seulement à un second voyage que nous fûmes mieux avisé. Nous ne saurions dire dans quel étonnement nous tombâmes lorsque, sous le l'opinion de Panvinio : « Immo a nonnullis pie creditur, primam hanc ecclesiam in « Urbe fuisse ubi fideles ad sacras synaxas peragendas congregarentur.» (Ciampini, Vetera monimenta, t. I, p. 28.)- Nous parlons de l'édition de 1838. Dans une réimpression faite après la mort de l'auteur, en 1853, on parle en ces termes de la mosaique : « La tribune est ornée d'une belle mosaïque commandée par Adrien I". Le Poussin regardait cet ouvrage comme un des meilleurs de l'ancienne école. » C'est là, sans doute, une recommandation; mais, si l'autorité de Poussin est engageante, le nom d'un pape du vIII' siècle doit produire un effet contraire sur la plupart des curieux. On verra tout à l'heure que l'honneur qui est fait ici à Adrien I" est nécessairement une méprise.

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porche de l'église, à travers les portes en fer à jour qu'on s'apprêtait à nous ouvrir, notre regard se fixa sur cette mosaïque encore éloignée de nous, mais dont nous saisissions dans son ensemble l'imposante disposition. Pour comprendre notre surprise, il faut savoir que les jours précédents, à Sainte-Marie-Majeure, à Saints-Cosme-et-Damiens, à Sainte-Agnès, à Saint-Marc, nous avions renoué connaissance avec d'autres mosaïques, les seules en renom, les seules dont on vous parle à Rome, celles qui passent pour les types du genre, et dont assurément nous sommes loin de contester le grand prix archéologique, mais qui ont ce malheur que l'art y est absent, ou, ce qui revient au même, tombé presque en enfance. Le caractère distinctif de toutes ces mosaïques, c'est que les personnages, au lieu d'être groupés, au lieu de se détacher les uns sur les autres à des plans différents, sont simplement juxtaposés; et que les notions les plus élémentaires de la perspective, du modelé, de la structure du corps humain, y sont comme non avenues et remplacées par une gaucherie naïve dont les temps primitifs donnent seuls quelque idée. Or c'est la mémoire encore pleine de ces impressions de la veille que nous nous trouvions transporté devant l'hémicycle de Sainte-Pudentienne, c'est-à-dire devant une grande œuvre, devant un vrai tableau où toutes les conditions du style pittoresque sont fidèlement conservées : disposition savante et animée des personnages, distribution par groupes et à des plans divers, draperies franchement accusées, nobles plis, amples étoffes, attitudes variées, accent individuel, tous les traits essentiels de l'art antique se trouvent là encore vivants; vous ne sentez la décadence qu'à certaines faiblesses d'exécution et de détail, et, par compensation, vous découvrez dans ces figures des trésors tout nouveaux, d'austères et chastes expressions, une fleur de vertu, une grandeur morale, dont les œuvres de l'antiquité, même les plus belles, ne sont jamais qu'imparfaitement pourvues.

Indiquons en deux mots quel est le sujet de la composition et quelle en est l'économie. La scène est à moitié mystique et à moitié réelle. Au centre de l'hémicycle, le Christ, richement vêtu, est assis sur un trône splendide, de la main droite il bénit, de la gauche il tient un livre ouvert sur lequel on lit ces mots : DOMINUS CONSERVATOR ECCLESIÆ PUDenTIANÆ. En arrière du trône s'élève un monticule de forme conique, une sorte de calvaire sur lequel est plantée une grande croix d'or couverte de pierreries. Au-dessus de la croix, dans les nuages, on voit l'ange, le lion, le bœuf et l'aigle, ces images symboliques des quatre évangélistes: telle est la partie mystique du sujet. Le reste se compose d'êtres vivants,

d'êtres terrestres, de figures historiques et presque de portraits. Les vaillants défenseurs de la foi, saint Pierre d'un côté, et de l'autre saint Paul; le vieux Pudens, ses deux fils, et cinq autres Romains, leurs amis et leurs frères, sont là groupés autour du trône du Sauveur, assistant en chair et en os à cette glorification allégorique du christianisme triomphant. Le mélange, ou plutôt l'existence simultanée de la vie invisible et de la vie humaine, dans un même lieu, dans un même cadre, n'est pas une invention exclusivement chrétienne. Presque tous les tableaux de piété du paganisme, s'il est permis de parler ainsi, reposaient sur cette donnée. Nous en jugeons par les descriptions qui nous en restent, et même aussi par quelques reproductions altérées qui nous sont venues de Pompéi. Cet artifice de composition est même encore employé de nos jours dans les sujets mythologiques, et personne n'en a tiré un plus heureux parti que M. Ingres dans son apothéose d'Homère. Lui aussi, il a placé au centre de sa toile la partie sinon mystique, du moins idéale, de son sujet, et sans la séparer le moins du monde d'une autre partie plus vivante et presque réelle. Le poëte aveugle sur son trône, la Renommée qui le couronne, ses deux filles l'Iliade et l'Odyssée, fièrement assises sur les degrés du trône, toutes ces figures surnaturelles et allégoriques sont en contact immédiat avec la cour et le cortège du demi-dieu, avec ces grands hommes vivant de la vie mortelle, fidèles à leur temps, à leur pays, à leurs modes, à leurs habitudes, conservant jusqu'à leur coiffure, jusqu'à la forme de leurs habits.

Ce n'est pas sans motif que nous introduisons ici ce célèbre plafond, l'honneur de l'art de notre temps. Malgré l'extrême différence des deux sujets, malgré le défaut complet d'analogie, dans la forme, dans les dimensions, dans les conditions d'exécution des deux œuvres, elles ont comme un air de famille; et, pour faire à peu près comprendre à ceux qui ne l'ont point vue, le style et le grand caractère de la mosaïque de Sainte-Pudentienne, il n'est rien de mieux, selon nous, que notre apothéose d'Homère. A quoi tient la similitude? à rien en particulier. Elle ne vient pas seulement de ce trône placé au centre des deux compositions; ni même de ces figures à mi-corps qui occupent le devant de la scène; ni de ces deux jeunes filles, sainte Praxède et sainte Pudentienne, debout, en arrière des autres personnages, les dominant de toute leur hauteur, et tenant suspendue, l'une sur la tête de saint Pierre, l'autre sur la tête de saint Paul, la couronne des martyrs. Il n'y a pas dans l'apothéose ces deux couronnements, il n'y en a qu'un. L'effet n'est donc pas le même, il est moins symétrique; mais la taille un peu colossale de la déesse, la façon dont elle se dresse pour couronner Ho

mère, l'énergie de son geste, et cette couronne ainsi offerte, à bras tendus, pour ainsi dire, ce sont des particularités qu'on se rappelle malgré soi dès le premier regard jeté sur la mosaïque.

Nous ne voulons pas dire qu'il y ait imitation: ces sortes de ressemblances sont souvent fortuites. Peut-être M. Ingres, malgré son long séjour à Rome, n'est-il jamais entré à Sainte-Pudentienne; mais, quand même, en suivant les traces de Poussin, il aurait connu ce trésor, rien de moins étonnant et de plus légitime qu'il en eût gardé souvenir. Nous ne citons cette apparente réminiscence que pour faire honneur à notre mosaïque, et non pour disputer à un illustre maître quelques parcelles d'invention. Ajoutons que Raphaël lui-même se chargerait de l'absoudre, car les plus fortes présomptions permettent d'affirmer qu'il a connu, lui aussi, la mosaïque de Sainte-Pudentienne. Regardez bien, dans la vision d'Ézéchiel, les figures symboliques des quatre évangélistes et notamment ce taureau fantastique, d'une forme et d'un caractère si archaïques et si grandioses, n'est-ce pas le même, quoique dix fois plus grand, le même, peu de chose près, qui est là devant vous, sur cette muraille, et ne faudrait-il pas un singulier hasard pour qu'un type aussi original, àussi particulier, eût été inventé deux fois?

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Mais reprenons notre récit : nous cherchions à donner une idée de l'ensemble de la mosaïque et nous n'avions encore parlé que des premiers plans, c'est-à-dire de ce calvaire et de ce trône placés au milieu de la scène, des deux groupes de personnages, à droite et à gauche du Sauveur, et enfin des deux figures presque aériennes qui surmontent ces deux groupes; restent le fond, les derniers plans. Le fond est architectural; c'est une ville, Rome peut-être, une sorte de forum entouré d'un portique circulaire, au-dessus duquel s'élèvent des monuments. Le portique est d'un aspect à la fois riche et sévère; il est couvert d'une toiture dorée, percé d'arcs à plein cintre dont la partie supérieure est close par une sorte de grillage ou de résille d'or. Malgré tant de richesses, il n'y a rien d'exotique, rien d'oriental, dans cette architecture, elle est purement romaine. On peut en dire autant des personnages; ils sont tous, même les deux apôtres, romains de type et de costume, ce sont des togati. Le Christ seul a quelque chose d'oriental, surtout dans son vêtement, et moins par la forme des draperies que par la nature des étoffes et par les broderies qui les couvrent. Les têtes en général sont expressives et fortement accentuées. Il y en a même quelques-unes, et, par exemple, la dernière à main droite, et de l'autre côté, la première à partir de saint Paul, qui sont d'une distinction rare, et qui ne dépareraient pas un groupe dessiné dans l'atelier de Raphaël au temps

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