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pays pour qu'il ne songeât pas à déclarer la guerre à la Pologne. Dans cette vue elle agissait secrètement auprès du kan de Crimée pour qu'il fit une grande incursion sur le territoire moscovite, et elle lui promettait le concours des Cosaques. Islam Ghereï, qui voyait l'occasion d'un riche butin, accueillit cette ouverture avec empressement, et Chmielnicki en fut instruit officiellement et par Jean Casimir et par le kan, qui réclamaient tous les deux le secours de l'armée zaporogue, l'un comme souverain, l'autre comme allié.

Le piége était grossier, et Chmielnicki était trop avisé pour s'y laisser prendre. D'ailleurs une guerre contre les Moscovites eût passé aux yeux de ses Cosaques pour un crime et presque un sacrilége. La nécessité les avait contraints d'accepter l'alliance des Tartares, mais ils n'auraient jamais consenti à prendre les armes, pour l'avantage des musulmans, contre un peuple chrétien et de la communion grecque. Ces scrupules étaient partagés par toutes les populations russiennes, et les plus endurcis flibustiers parmi les Zaporogues n'en étaient pas exempts. Piller et tuer des Polonais leur semblait méritoire, car ils étaient païens, c'est-àdire catholiques; mais les Moscovites étaient leurs frères, et le souverain qui régnait à Moscou, le tsar blanc, comme ils disaient, c'était le champion de la foi orthodoxe. Il est vraisemblable que Chmielnicki, dès avant cette époque, avait pesé dans son esprit les avantages et les dangers d'une alliance avec la Moscovie. Il craignait, et non sans raison, de trouver dans le tsar, non point un protecteur, mais un maître, et un maître plus exigeant, plus tenace surtout qu'un roi de Pologne. L'Ataman savait qu'en apprenant les succès des Cosaques Alexis Mikhaïlovitch avait montré plus d'inquiétude que de joie, car, s'ils vengeaient la religion orthodoxe, les Cosaques donnaient aux Moscovites l'exemple funeste de serfs révoltés conquérant leur liberté par les armes. A tout prendre le désordre de la Pologne valait mieux pour l'ambitieux Ataman que l'ordre de la Moscovie. Sans rechercher ouvertement son appui, il s'était étudié à montrer en toute occasion une déférence particulière pour le tsar, afin de se le ménager comme une dernière ressource, si la nécessité l'obligeait d'y avoir recours. Cette fois encore il se hâta de lui donner avis des projets que formaient les Polonais et les Tartares. Aux demandes d'Islam Ghereï et de Jean Casimir il opposa des excuses et des atermoiements qui rendaient l'expédition impossible, et cependant il se cherchait un autre protecteur, grand par le nom, mais peu exigeant, pour se déclarer son vassal. On a vu déjà qu'il n'en voulait point d'autre.

Il voyait près de lui les hospodars de Moldavie et de Valachie, le

prince de Transilvanie, sujets ou protégés de la Porte Ottomane, mais jouissant d'une autorité réelle aussi grande que celle qu'il s'était promise sous le sceptre d'un roi de Pologne. Pour son peuple liberté de religion, pour lui-même un grand pouvoir, voilà ce qu'il pouvait attendre du sultan, s'il le reconnaissait pour suzerain. Chmielnicki put se dire en même temps que le caractère belliqueux de ses Cosaques assurerait à leur chef une supériorité considérable sur les petits princes tributaires de la Porte, et qu'un jour peut-être il pourrait rallier sous la même bannière tous leurs peuples, chrétiens de la communion grecque. Pour le moment il trouvait un avantage particulier à la protection de la Porte: elle le débarrasserait des exigences du Tartare, sans rompre son alliance, qui, au lieu d'être accordée comme une faveur par Islam Ghereï, deviendrait un devoir commandé par le divan. Je crois qu'il faut rattacher à ces plans le projet d'un mariage de son fils Timothée avec la fille de Lupula, hospodar de Moldavie. Quelques historiens n'y ont vu, de la part de Chmielnicki, que l'ambition puérile d'une alliance princière; d'autres l'ont expliqué par une passion romanesque du jeune Cosaque pour la fille du hospodar. A mon avis, Timothée, qui n'avait pas encore vu la princesse moldave, célèbre il est vrai par sa beauté, ne fut, en cette occasion, que l'instrument de la politique de son père.

Chmielnicki envoya à Constantinople le colonel Djedjalyk, un de ses meilleurs officiers. On ignore quels engagements il l'autorisait à contracter, mais il ne paraît pas douteux qu'il ne fût prêt à reconnaître la suzeraineté du sultan. L'imbécile Ibrahim venait de perdre le trône; son successeur Mahomet IV était un enfant, et l'empire turc était gouverné par la sultane Valideh et par Méhémet Kiuperli, qui commençait à diriger le divan. La Turquie, agitée alors par des révoltes et par les ambitions qui s'élevaient autour du jeune sultan, n'était pas en état de donner des secours bien efficaces à Chmielnicki, mais il n'en avait pas besoin, et ce qu'il voulait surtout c'était une complète liberté d'action. Ses demandes furent accueillies avec empressement, et le grand vizir lui dépêcha aussitôt un tchaouch porteur d'une lettre qui l'assurait de la protection ottomane. Elle était adressée au prince des Russiens.

L'arrivée de ce fonctionnaire turc alarma les commissaires polonais résidant auprès de l'Ataman, et en particulier Kissel, qui faillit en mourir de peur, s'il faut en croire les chroniques de l'Ukraine. Il dépêcha aussitôt son frère Georges à Chmielnicki. L'Ataman était ivre, car c'était l'après-midi. En voyant Georges Kissel, il devina le motif de sa visite, et, avec la franchise du vin : « Bonjour, dit-il, j'ai la protection de la << Turquie ! »>

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- Comment s'écria Georges Kissel, Votre Excellence abandonne le roi, la république, la foi orthodoxe! Vous flattez-vous que le Turc respecte vos libertés et votre religion? Au nom du ciel, ne concluez rien avant d'avoir pris conseil du roi et lui avoir communiqué les offres de la Porte!

-Bah! reprit Chmielnicki; qu'ai-je à faire de mieux? Les Liakhs ont juré ma perte. Vos intrigues, vos perfidies, m'ont obligé à chercher des alliés chez les Turcs. Puis, s'animant, il ajouta d'un ton furieux : Je vous battrai, je vous écraserai en Ukraine, en Pologne, à Rome. Votre pape aussi, je le vendrai aux Turcs!

La maison d'un Ataman était alors ce qu'est encore aujourd'hui le palais d'un haut fonctionnaire asiatique. Tout le monde pénètre dans la grande salle et attend son tour d'audience. En ce moment arrivait une députation de gentilshommes de l'Ukraine, qui apportaient des présents à l'Ataman et venaient lui demander protection contre leurs paysans révoltés. Chmielnicki les aperçut tout à coup, et, honteux et irrité de son emportement, il tourna sa colère contre eux. «Quels sont ces «gens? s'écria-t-il; des espions?» Et montrant Kissel à l'auditeur général Wygowski: « Qu'on me pende cet homme!» Puís, se tournant vers les gentilshommes témoins involontaires de cette scène : « Et ceux-là, qu'on << me les noie! » On les entraîna aussitôt. Il se remit à boire et s'endormit. Wygowski fort heureusement jugea à propos de consulter madame Chmielnicka, et tous deux décidèrent de surseoir à l'exécution. Le lendemain en s'éveillant l'Ataman demanda Georges Kissel et parut charmé de le trouver vivant. Il lui fit même des excuses, et, revenant sur le sujet de la conversation qui avait failli avoir une conclusion si tragique, il l'assura qu'il n'avait pris aucun engagement avec les infidèles. Mais la réception faite à l'envoyé de la Porte suffisait pour démentir ses paroles.

Le mariage entre Timothée et la fille du hospodar de Moldavie avait obtenu l'assentiment du divan; mais Lupula, qui s'était engagé au moment où la Pologne était réduite à la dernière extrémité, n'avait pas tardé à changer d'avís. Sur le bruit de la beauté de Domna Rosanda, la fille du hospodar, le prince Démétrius Wiszniowiecki, cousin de Jérémie, s'était rendu à Iassy incognito, avait trouvé que la renommée n'avait pas exagéré les attraits de la princesse, et avait aussitôt demandé sa main. La fille aînée de Lupula était déjà mariée au prince Radziwill, et le hospodar, persuadé qu'en s'alliant aux deux plus grandes maisons de Pologne il obtiendrait pour lui-même la protection de la république, commença à chercher des défaites pour éconduire Timothée. Chmielnicki lui écrivit fort laconiquement pour lui rappeler ses promesses, et

l'avertir qu'il irait bientôt chercher la fiancée avec cent mille garçons de la noce1. Le divan, qui soupçonnait Lupula de vouloir profiter des troubles de l'empire pour se rendre indépendant, voyait avec plaisir qu'un chef chrétien se chargeât de le faire rentrer dans le devoir. Ainsi Chmielnicki avait eu l'art de présenter comme un service rendu à la Porte une entreprise qui servait ses intérêts particuliers. En effet Timothée, avec plusieurs régiments de Cosaques et une armée tartare commandée par Sultan Noureddin, frère d'Islam Ghereï, envahit la Moldavie, saccagea nombre de villes et de villages, brûla la capitale et réduisit en peu de temps Lupula à crier merci. Le mariage fut pourtant ajourné à quelques mois, j'ignore pour quels motifs.

Les garçons de la noce, ainsi se nommaient les trente mille Cosaques ou Tartares qui accompagnaient le jeune Chmielnicki dans son expédition, repassèrent la frontière chargés de butin, et traînant des milliers de captifs, presque à la vue de l'armée de la couronne commandée par le vieux Potocki. Il n'était pas assez fort pour les arrêter, et, malgré les pressantes sollicitations de Lupula, il était demeuré témoin impassible des ravages exercés dans les États d'un prince allié de la république. Probablement, en passant si près d'une armée polonaise, et comme pour la braver, Timothée obéissait aux instructions de son père, qui, jugeant la guerre inévitable, aurait saisi volontiers l'occasion de l'engager avant que ses adversaires fussent en mesure. On peut voir la même tactique dans l'entrevue demandée par un colonel cosaque au général de la couronne, où l'envoyé de Chmielnicki parut n'avoir d'autre but que de pousser à bout le palatin polonais par une insolence calculée. Introduit en présence de Potocki, le colonel Kravtchenko débuta de la sorte: «N'es-tu pas encore soûl de notre sang, seigneur hetman? Pourquoi « violes-tu le traité de Zborow?» Potocki essaya de lui rappeler les usages de la politesse, mais le Cosaque poursuivit imperturbablement : « L'Ata<< man demande pourquoi une armée polonaise campe sur la frontière, « lorsqu'il n'y a pas d'ennemis et qu'à nous appartient de la protéger ?» Commencée sur ce ton la conférence pouvait se terminer par des voies de fait; mais Potocki parvint à se contraindre. On se sépara après maints reproches échangés, un peu plus ennemis qu'auparavant. Il semble que Chmielnicki attachât une grande importance à ne pas commencer les hostilités, car, tandis qu'il traitait avec les Turcs, avec les Tartares, avec Ragoczi, tandis qu'il combinait avec ses alliés un plan pour une invasion générale de la Pologne, il continuait à publier des ordonnances contre

• Свашые.

ΜΑΙ 1863. les serfs rebelles et prodiguait les menaces contre les infracteurs du traité de Zborow. Cela n'empêchait pas que l'insurrection ne fit des progrès dans les provinces russiennes. Les gentilshommes propriétaires se hâtaient de quitter l'Ukraine, et Kissel lui-même, ne s'y trouvant plus en sûreté, se retirait précipitamment dans son château en Volhynie. Nietchaï, maintenant réconcilié avec son général, enrôlait ouvertement les paysans podoliens, les armait et s'apprêtait à passer la frontière.

Telle était la situation des affaires lorsque le roi convoqua une diète extraordinaire pour demander les ressources nécessaires à la défense du pays. Les Cosaques y envoyèrent leurs députés. Ils parurent avec une contenance soumise et modeste, parlèrent avec reconnaissance des bienfaits du roi, et protestèrent de leur attachement à la république, puis, baissant les yeux et de l'air le plus humble, présentèrent à la diète, de la part de l'armée zaporogue, quatre articles, en la suppliant de vouloir bien les sanctionner.

Ils demandaient, en premier lieu, que, dans les trois vayvodies de Kiew, Braclaw et Tchernigof, aucun gentilhomme propriétaire ne pût avoir de serfs; que, dans le cas où des gentilshommes voudraient y résider, ils n'eussent d'autres droits que ceux des habitants du pays et fussent justiciables de l'Ataman.

Le second article interdisait l'exercice de la religion grecque-unie, non-seulement en Ukraine, mais en Pologne et en Lithuanie, et réclamait pour les ministres du culte grec toutes les immunités accordées au clergé romain.

Le troisième article stipulait que le traité de Zborow, avec les clauses additionnelles qu'on vient de lire, serait signé par les principaux dignitaires de la république, à savoir le primat, l'archevêque de Lwow, l'évêque de Cracovie, les hetmans de la couronne et de Lithuanie.

Enfin, dans un dernier article, l'armée zaporogue exigeait qu'on lui remît des otages pour assurer la loyale exécution des conventions précédentes, et elle désignait Jérémie Wiszniowiecki, Kalinowski et Lubomirski, lesquels, disait-on, résideraient dans leurs domaines en Ukraine, sans pouvoir y entretenir aucune troupe armée.

En Europe aujourd'hui, on n'étonnerait personne, grâce au ciel, en demandant que les habitants d'un même pays soient égaux devant la loi, mais on peut à peine imaginer l'effet que pareille proposition produisit, en 1650, dans une assemblée de nobles polonais. Dans le sénat, dans l'assemblée des nonces, un même cri de fureur sortit à la fois de toutes les bouches. «Des otages! Ils demandent des otages lorsqu'ils ont la " parole du roi ! Plus de concessions! plus de faiblesses! n'imitons pas les

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