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«bergers de la fable, qui, faisant la paix avec les loups, commencèrent << par livrer leurs chiens de garde. » Toutes les factions se réunirent, toutes les rivalités politiques cessèrent, et la guerre fut votée par une acclamation unanime. La diète accorda au roi avec des subsides le pouvoir de convoquer l'arrière-ban et de lever une armée soldée parmi les vieilles bandes qui venaient de prendre part à la guerre de Trente ans. On résolut encore de demander des secours à l'Europe occidentale, car la guerre disait-on, intéressait toute la catholicité. Une ambassade fut envoyée au pape, une autre à l'empereur, pour solliciter de l'un et de l'autre des soldats et de l'argent. Cependant, comme il fallait du temps. pour se préparer à la guerre, on congédia honorablement la députation des Cosaques, qui, peu d'années auparavant, ne serait pas sans doute sortie vivante de Varsovie. Elle emportait la réponse suivante aux quatre articles envoyés par Chmielnicki. « Si les Cosaques ne sont pas satisfaits <<< des conventions de Zborow, le roi et la république regrettent de ne << pouvoir accueillir leurs prétentions. Quant aux dernières propositions, <«< il serait humiliant pour Sa Majesté de les accepter. Dans le cas où «<les Cosaques, continuant à exciter les serfs à la révolte, se refuseraient « à l'exécution du traité de Zborow, la république se verrait dans la né«cessité de les y contraindre par la force. >>

Dans le même temps Chmielnicki convoquait le cercle des Cosaques. Après leur avoir exposé les projets hostiles de la Pologne, il dit que la guerre, étant devenue inévitable, il fallait choisir entre deux partis : attaquer l'ennemi sans délai, ou bien se fortifier en attendant l'invasion. Selon l'usage, l'Ataman se borna à marquer les avantages et les inconvénients des deux mesures, sans conclure en faveur de l'une ou de l'autre. En commençant les hostilités au milieu de l'hiver, on pouvait surprendre les Polonais avant qu'ils fussent préparés; mais on n'aurait pas le secours des Tartares, dont l'immense cavalerie ne pouvait entrer en campagne qu'au printemps, lorsqu'il y a du fourrage dans les plaines. La majorité de l'assemblée se prononça pour une guerre défensive.

Bien que tout respirât la guerre en Pologne aussi bien qu'en Ukraine, l'année 1650 finit sans que les deux peuples, également occupés de leurs préparatifs, eussent commencé les hostilités. De part et d'autre on s'observait avec l'anxiété prudente qui souvent précède un duel à mort. Au commencement de février 1651 une armée polonaise, conduite par le hetman de la couronne Potocki et le hetman de campagne Kalinowski, s'établit en avant de Kaminiec et de Bar. Le cours supérieur du Boh, qui coule du nord au sud en traversant la Podolie, paraît avoir été, à cette époque, la limite entre le territoire de la république et

celui des Cosaques. Mais cette limite n'avait pas été respectée. Nietchaï s'était avancé en Podolie, où il cherchait à organiser l'insurrection. Au milieu des fêtes du carnaval, Kalinowski, profitant d'une nuit obscure et de la négligence des Cosaques, surprit les soldats de Nietchaï tandis qu'ils célébraient une orgie et que leur colonel soupait gaiement avec sa commère bien-aimée. Nietchaï fut tué en combattant comme un lion, et toute sa troupe massacrée. Animé par ce succès, Kalinowski se porta rapidement sur lampol, qu'il saccagea, et où il fit un butin considérable; car, sur le bruit que le mariage de Timothée et de la belle Rosanda devait se célébrer dans cette ville, un grand nombre de marchands s'y étaient donné rendez-vous. De là, tournant vers le nord, Kalinowski s'avança contre Winniça, plein de confiance et annonçant qu'après avoir nettoyé tout le pays entre le Dniestr et le Boh, il allait pénétrer au cœur de l'Ukraine. Mais à Winniça l'attendait le colonel Bogun, vieux routier de guerre, qu'il n'était pas facile de surprendre. Après avoir harassé la division de Kalinowski par des escarmouches, il en détruisit une partie dans une embuscade, et bientôt, ayant reçu des renforts, il la poussa vigoureusement jusqu'à Bar, en lui enlevant une partie de son artillerie et de ses bagages.

A cette expédition, entreprise sans l'aveu des généraux, succéda une trêve tacite de plusieurs semaines. Ce ne fut que vers le milieu d'avril que l'étendard royal fut déployé à Lublin. Le roi s'y rendit avec la reine et toute la cour, et il y reçut le nonce du pape, qui apportait, non le subside qu'il avait demandé, mais la bénédiction du Saint-Père, une épée bénite pour le roi, une rose d'or pour la reine, enfin une indulgence plénière pour ceux qui allaient défendre la foi catholique. L'arrivée du nonce augmenta l'ardeur des Polonais. Tous les gentilshommes en état de porter les armes accoururent à Lublin. Des prédications, des processions solennelles, entretenaient l'enthousiasme des soldats, qui, sous la protection du Saint-Père, se crurent invincibles.

Chmielnicki, de son côté, ne négligeait rien pour fanatiser ses troupes. L'Église grecque et l'Église latine allaient décider leur querelle par les armes. Le métropolitain de Corinthe remit solennellement à l'Ataman, de la part du patriarche de Constantinople, un sabre bénit sur le tombeau de Notre-Seigneur à Jérusalem. Des moines du mont Athos venaient prêcher les soldats et leur promettaient des miracles. Cependant l'armée russienne était moins nombreuse que dans la dernière campagne. Pour les paysans Chmielnicki avait perdu quelque chose de son prestige. On lui reprochait ses efforts pour faire exécuter le traité de Zborow, ses ménagements à l'égard de la Pologne. Surtout son alliance

avec les Tartares et la reconnaissance de la suzeraineté ottomane avaient indisposé un peuple sincèrement religieux, et, parmi les Cosaques euxmêmes, il y en avait beaucoup qui répugnaient à combattre contre le roi sous le drapeau des infidèles. Enfin les Tartares n'arrivaient pas, et Chmielnicki ne disposait encore que d'environ 80,000 hommes.

Au commencement de mai le roi quitta Lublin pour porter son camp à Sokal sur le Styr, qu'il assigna comme rendez-vous général à l'arrière-ban, et où il ordonna à Potocki de lui amener l'armée de la couronne campée sous Kaminiec. Pour obéir à cet ordre, Potocki avait à faire une longue marche en prêtant le flanc à l'ennemi. Chmielnicki chargea Djedjalyk de retenir quelque temps les Polonais par une démonstration devant Kaminiec, tandis que lui-même, prévenant l'armée de la couronne, lui couperait le chemin de Sokal. Ce plan fut révélé à Potocki par le hospodar de Moldavie, allié contraint et très-peu fidèle des Cosaques. Potocki précipita sa marche. Djedjalyk, au lieu de le poursuivre, s'amusa à canonner Kaminiec, les lieutenants de Chmielnicki se firent battre en détail, et Potocki parvint à devancer l'Ataman et à faire sa jonction avec Jean Casimir.

Trois semaines se passèrent encore dans l'inaction. Le roi organisait son armée à Sokal, Chmielnicki attendait les Tartares à Zbaraz. L'immense armée polonaise souffrait du manque de vivres, celle des Cosaques était tourmentée par une épidémie. Il était évident que le kan de Crimée montrait peu d'empressement à entrer en campagne. C'est en vain que Chmielnicki le pressait d'accourir en lui promettant une victoire facile sur une armée peu nombreuse, disait-il. Islam Gherei répondait par des excuses frivoles. Sommé pourtant par les envoyés turcs de se joindre aux Cosaques, il se mit en marche, en se faisant précéder par un ambassadeur chargé d'une mission auprès de Jean Casimir. Il s'agissait, disait-on, d'échanger un prisonnier de marque; mais cette démarche parut étrange à Chmielnicki, et dès ce moment il commença à soupçonner la fidélité de son ancien allié.

Le manque de vivres et de fourrages obligea le roi à lever son camp et à le porter à Beresteczko. Dans cette marche Chmielnicki faillit surprendre l'armée royale imprudemment divisée, mais la vigilance de Wiszniowiecki fit échouer l'opération. Les corps séparés se réunirent et toutes les troupes polonaises, au nombre, dit-on, de 300,000 combattants, s'établirent en avant du village de Beresteczko dans une vaste plaine arrosée par le Styr et plusieurs de ses affluents.

Les Polonais venaient à peine d'asseoir leur camp lorsque, le 18 juin [V. S.] vers le soir, on vit, au midi de la plaine, une grande masse de

cavalerie qui s'avançait au galop en poussant des cris sauvages. C'était l'avant-garde des Tartares qui avaient fait leur jonction la veille. Il y eut un moment de désordre dans l'armée royale, on courut aux armes, on se forma en bataille, mais tout se borna à quelques escarmouches, ou plutôt à quelques combats d'homme à homme entre les enfants perdus des deux armées. On dit que les Tartares tirèrent un augure défavorable pour le succès de la campagne en voyant leur premier mort tomber à la renverse, la tête tournée vers les siens. S'il fût tombé la tête en avant, c'eût été un présage de victoire. A cette époque la même croyance superstitieuse existait chez les Cosaques et même parmi

les Polonais.

Le lendemain, au lever du soleil, toute l'armée ennemie parut dans la plaine. Les Cosaques, vêtus de soubrevestes noires, formaient une masse sombre, que les historiens polonais comparent à un nuage chargé de tempêtes. Ils s'arrêtèrent à 5 verstes du camp royal, en ordre de bataille, mais les prisonniers déclarèrent qu'ils ne combattraient pas ce jour-là, parce que leurs sorciers l'avaient défendu. Cependant un corps considérable de Tartares et de Cosaques fit mine de charger l'aile gauche des Polonais. Ils semblaient vouloir s'attaquer de préférence aux milices de l'arrière-ban encore inaccoutumées à leurs clameurs effrayantes et à leur manière de combattre. Le roi fit renforcer à plusieurs reprises l'aile menacéc, mais il n'y eut point d'engagement sérieux.

Le kan de Crimée contemplait l'armée polonaise à l'aide d'une lunette d'approche. On reconnaissait de loin sa tente placée sur une hauteur et surmontée d'un immense drapeau blanc. La contenance et le nombre des troupes royales lui donnaient de l'humeur, et il reçut fort mal Chmielnicki lorsqu'il vint se concerter avec lui pour la bataille du lendemain. «Tu m'avais assuré, lui dit-il, que les Polonais n'avaient <«< qu'une trentaine de mille hommes mal équipés, et je vois une armée <«< immense en bon ordre. » Chmielnicki répondit que cette armée se composait de milices mal armées et inexpérimentées, qui déserteraient après avoir éprouvé pendant quelques jours seulement les fatigues et les misères de la vie des camps. «Il suffira de rompre les quarteniers, dit-il « (les troupes régulières), pour que l'arrière-ban prenne la fuite aussitôt. » - «Si demain tu n'en as pas fini avec les Polonais, lui dit le kan, je « pourrai bien t'envoyer la corde au cou à leur roi. »

Les deux chefs se séparèrent également irrités. Chmielnicki soupçonnait Islam Ghereï de traiter secrètement avec le roi; cependant la présence des commissaires turcs envoyés par le sultan, et la contenance résolue de ses Cosaques lui rendaient quelque confiance. Pendant la

nuit il tenta une surprise contre le camp polonais, espérant qu'un succès changerait les dispositions de ses alliés. Un corps de Cosaques passa le Styr dans le plus grand silence, et, sans être découvert, parvint jusqu'au pied d'une redoute en avant du camp royal, gardée par de l'infanterie allemande. Les soldats, fatigués d'avoir passé la journée sous les armes, étaient tous endormis. Assaillis à l'improviste, ils furent égorgés en un instant, mais le cri d'un mourant éveilla un canonnier qui mit le feu à sa pièce. Toute l'armée royale fut sur pied. Les Cosaques se retirèrent sans perte. Dès ce moment personne ne dormit dans les deux camps et chacun prit son poste de bataille dans une obscurité profonde.

L'armée de Jean Casimir se déployait en avant du village de Beresteczko. La droite, commandée par Potocki, s'appuyait à des bois; la gauche, sous Kalinowski, s'étendait jusqu'au Styr. Le roi se plaça au centre avec l'infanterie allemande, soutenue par l'artillerie et les hussards. En vain le chancelier Leczinski supplia le roi de demeurer avec la réserve, en lui faisant remarquer que le kan de Crimée ne descendait pas sur le champ de bataille. «Ma vie n'est rien auprès du salut de <«< la patrie, dit Jean Casimir; je veux me montrer à mes sujets pour <«<les animer, à l'ennemi pour qu'il nous craigne. Croyez que les balles << trouvent toujours ceux que le ciel a condamnés. » Indolent et léger pendant la paix, Jean Casimir se transformait sur le champ de bataille. Là, il était vraiment roi; là seulement, il trouvait des sujets dévoués et fidèles.

L'armée ennemie se formait en même temps. Les Tartares étaient à la gauche, au pied d'une rangée de petites collines où campait Islam Ghereï. La cavalerie cosaque était à droite, en face du corps de Kalinowski. Au centre, un grand carré de chariots, disposés sur trois lignes et enchaînés les uns aux autres, renfermait l'infanterie cosaque, alors réputée invincible dans cette sorte de citadelle mobile, qu'ils appelaient le Tabor, plus propre cependant à la défense qu'à l'attaque. D'ailleurs, le commandant de cette infanterie, nommé Gurski, inspirait peu de confiance à ses soldats. Cinq cent mille combattants, dit-on, allaient se mesurer dans la plaine de Beresteczko; et les historiens, selon leur nationalité, évaluent d'une manière différente la force des deux armées. Les Russiens donnent à Chmielnicki soixante mille Cosaques et cent mille Tartares, tandis que les Polonais élèvent les forces des Cosaques seuls à trois cent cinquante mille hommes. D'après les observations très

D'un mot turc, thâbour, camp, bivouac. C'est de ce mot qu'est venu le nom des Taborites, chez les Hussiles, et non du Tabor de l'Écriture.

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