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mais l'effroi, le désespoir, les poussaient en aveugles aux endroits les plus périlleux. L'armée royale s'élançait en même temps sur les retranchements abandonnés et poussait les fuyards dans la rivière. Çà et là les Polonais reconnaissaient les cadavres mutilés de leurs compatriotes, quelques malheureux échappés à leurs bourreaux ou réservés pour de nouvelles tortures leur tendaient les bras et demandaient vengeance. Ce spectacle avait transporté de fureur les soldats; ils massacraient sans pitié tout ce qu'ils rencontraient, jusqu'aux blessés, jusqu'aux femmes qui se trouvaient en grand nombre dans le camp. La rivière et les marécages engloutissaient ce qui échappait au sabre des vainqueurs. Quelquesuns de ces paysans surent pourtant vendre chèrement leur vie. Une bande de trois cents hommes, retirés sur une petite éminence, se battit avec un courage héroïque pendant plusieurs heures. Les Polonais commençaient à être las de tuer, et Potocki promit quartier à ces désespérés, s'ils mettaient bas les armes. « Point de grâce de nos ennemis ! » s'écrièrent-ils. On les vitjeter dans l'eau leurs ceintures pleines d'or, puis ils s'embrassèrent et se firent tuer en criant toujours: «Point de grâce de nos << ennemis ! » Un seul des trois cents restait. Il avait trouvé un bateau, et, sans pouvoir s'échapper, il était hors de l'atteinte des armes blanches. Nombre de mousquetaires le visaient comme une cible, mais, atteint de quatorze balles il brandissait encore sa faux et essayait de frapper ceux qui voulaient s'approcher pour le prendre vivant. Sur l'ordre de Jean Casimir, un soldat se mit à l'eau pour lui dire que le roi, témoin de son courage, lui faisait grâce. «Je veux mourir en vrai Cosaque, » s'écria le mourant, et le soldat recula effrayé. Enfin deux Allemands arrivèrent jusqu'à son bateau et l'achevèrent à coups de pique.

P. MÉRIMEE.

(La suite à un prochain cahier.)

ENNIANE POESIS RELIQUIE. Recensuit Johannes Vahlen, Lipsiæ, sumptibus et formis B. G. Teubneri, 1854, in-8° de 238 pages.

Troisième et dernier artICLE1.

Continuons d'étudier dans le dernier recueil des fragments d'Ennius, avec la confiance qui est due à la sévérité, à la sagacité critique du savant éditeur, l'œuvre la plus considérable du vieux poëte latin, ses Annales. Passons du premier livre, sujet des précédents articles, aux livres nombreux que comprenait le reste de la composition.

Le merveilleux épique, placé par la croyance populaire elle-même au début de la chronique d'Ennius, dans le récit du règne de Romulus, on l'a vu, dans celui du règne de Numa, à qui, selon les paroles du poëte, se faisait entendre la douce voix d'Égérie,

Olli respondet suavis sonus Egeriai,

devait s'en effacer progressivement devant les réalités de l'histoire. Il y reparaissait, je pense, de temps à autre, comme pour mémoire, par déférence pour les habitudes de l'épopée, et vers la fin, sans doute, en disparaissait complétement. Quelques fragments, quelques témoignages permettent de constater, dans l'oeuvre d'Ennius, ses rares réappari

tions.

Il y en avait une en pleine histoire, dans le VI livre où était racontée la guerre de Pyrrhus. Un vers transcrit de ce livre par Macrobe 3 y faisait intervenir Jupiter, par des expressions empruntées d'Homère et qu'a renouvelées Virgile:

Tum cum corde suo divum pater atque hominum rex
Effatur.

C'était, je m'imagine, une sorte de réminiscence épique, assez semblable à celle de Pétrarque dans son Africa, lorsqu'au VII® livre, après

Voyez, pour les deux premiers articles, les cahiers d'octobre et de décembre 1862, p. 585, 755. — Varr. De ling. lat. ex 11 Ann. 3 Saturn. VI, 1. -En. X, 250.

un long oubli du merveilleux, il fait tout à coup assister Mars à la bataille de Zama :

Ex æthere Mavors

Miratur tales terris superesse magistros
Militiæ.

Deux indications de Servius, qu'on peut rapporter l'une et l'autre, avec M. Vahlen, au VIII' livre, celui où Ennius traitait le sujet contemporain de la seconde guerre punique, nous révèlent encore le retour momentané parmi des événements si récents, si présents, du merveilleux épique. Selon le scholiaste de Virgile, dans les Annales, comme plus tard dans l'Enéide, Jupiter promettait aux Romains la ruine de Carthage, et Junon elle-même leur devenait favorable. C'est ce qu'exprime ce vers tiré par M. Vahlen, avec grande vraisemblance, de la prose de Servius :

Romanis Juno cœpit placata favere.

Avec ces indications de Servius s'accordent, dans la poétique analyse donnée des Annales par Properce, lorsqu'il interdit à sa muse folâtre les graves sujets de l'histoire, des vers où il fait chanter à Ennius le désastre de Cannes, les dieux fléchis et changés par de pieuses prières, les Lares, protecteurs de Rome, chassant, loin de ce saint domicile, Annibal:

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Ennius, en acceptant, et du sentiment public et du langage officiel de la religieuse Rome, cette intervention divine, admise plus tard non-seulement par la poésie, mais même par l'histoire3, l'avait sans doute marquée plus discrètement que, depuis, Silius Italicus, lorsque, par un procédé puérilement artificiel, faisant mouvoir, dans des récits presque traduits de Polybe et de Tite-Live, les machines poétiques d'Homère et de Virgile, il représenta, entre autres inventions de ce genre, Vénus

1 In Æn. I, 20, 281. Max. xvIII.

2

3

Eleg. III, III, 9. Flor. II, vi; Plutarch. Vit. Fab.

commandant aux amours d'amollir, dans les délices de Capoue, l'armée carthaginoise. Un poëte annaliste, composant en présence d'événements auxquels lui-même, comme soldat de Rome, avait mis la main, était naturellement garanti de pareilles erreurs de goût. Ennius l'était, en outre, par une élévation de génie qui faisait de lui, malgré la différence des genres, un vrai disciple de la grande épopée grecque, et, comme il avait la confiance de le dire et invitait à le répéter, un second Homère. Le merveilleux des Annales, naturellement bien plus restreint, bien plus sobre que celui d'une Iliade, d'une Odyssée, devait garder quelque chose de sa grandeur, et même, selon l'occasion, de sa grâce. Virgile, quand il a peint dans des vers, retenus par toutes les mémoires, le sourire dont Jupiter rassérène le ciel et les tempêtes, n'a guère effacé le vieux poëte, personnifiant ces tempêtes, auxquelles une des plus anciennes inscriptions latines nous apprend qu'un Scipion avait, assez peu d'années auparavant, élevé un temple, dedit tempestatibus ædem merito 1; les personnifiant, dis-je, comme l'y autorisait le culte public, et les faisant sourire elles-mêmes avec Jupiter :

Jupiter hic risit, tempestatesque serenæ
Riserunt omnes risu Jovis omnipotentis'.

On est aussi autorisé à croire que le poëte philosophe, lointain prédécesseur de Lucrèce par son poëme d'Epicharme, avait, dans son œuvre épique, comme quelquefois dans ses tragédies, donné à la fable un tour philosophique. Ici, je suis heureux de pouvoir ajouter aux fragments définitivement rassemblés dans le recueil de M. Vahlen, quelques mots d'Ennius qui montrent de quel ton, en souvenir d'Homère et des notions de la philosophie, il parlait de Jupiter, de ce signe de sa tête, par lequel s'opérait, disait-il, le partage des destinées. Ils ont été cités par Cicéron au début, assez récemment découvert 3, de son traité du Destin, De Fato:

1

Fatum esse nutum Jovis o. m. placitumque deorum immortalium fides est phi

1 Voy. en dernier lieu, Corpus inscript. lat. Berolin. 1862, Fr. Ritschl, p. 33, tab. XXXVIII; Th. Mommsen, p. 18. Cf. Ovid. Fast. VI, 193 :

9

Te quoque, Tempestas, meritam delubra fatemur,
Quum pæne est Corsis obruta classis aquis.

— 2 Serv. in Æn. I, 254. — 3 Par M. Ferucci, professeur à l'Université de Pise,

losophorum et vulgi communis.

partitur suo.

.....

......

quæ fata, Ennius inquit, deum rex nutu

Aux retours, probablement assez clair-semés, du merveilleux épique dans des récits de choses appartenant à l'histoire, et souvent à la plus récente histoire, correspondaient, de temps à autre, quelques suppléments d'invocation comme chez Homère1, comme chez Virgile 2. Tel était ce début du X livre, resté, malgré l'appel à la Muse, assez prosaique, et, par cela même, propre à marquer le passage de l'épopée à l'histoire :

Poursuis, Muse, et chante ce qu'a fait chacun des généraux romains dans la guerre contre le roi Philippe.

Insece, Musa, manu Romanorum induperator

Quod quisque in bello gessit cum rege Philippo'.

Le passage, dans cette grande composition, de l'épopée à l'histoire, et de l'histoire elle-même à la chronique contemporaine, se marque encore, d'une manière curieuse, par l'inégale distribution de l'œuvre entre ces trois différents sujets que s'est proposés à la fois le poëte. A l'épopée appartenait le I livre, rempli tout entier par les origines fabuleuses de Rome et le règne de Romulus; à un mélange de fables consacrées et de réalités historiques le II et le III, où se succédaient les six autres rois de Rome. Le IV, le V°, le VI et le VII conduisaient assez rapidement le poëte de l'établissement du régime républicain jusqu'à la fin de la première guerre punique. Dans le VIII®, dans le IX®, commençaient à être racontées des choses dont le poëte pouvait avoir une connaissance directe et personnelle; la seconde guerre punique, où il avait servi, y était comprise tout entière. C'est le sentiment de M. Vahlen, d'accord, à cet égard, avec les conjectures et les calculs de ses prédécesseurs, desquels il diffère sur quelques points de peu d'importance. Les faits plus voisins, plus connus, avaient dû recevoir plus de développements, et les livres, de quelque manière que ces faits y fussent répartis, on ne s'entend pas là-dessus, répondre à un moindre nombre

sur un manuscrit palimpseste. Il a été l'objet d'une communication faite par M. J. V. Le Clerc à l'Académie des inscriptions et belles-lettres, dans sa séance du 10 février 1854. (Voyez le Journal général de l'Instruction publique. Bulletin des sociétés savantes, n° du 18 février 1854, p. 19.) — 1 Iliad. II, 484. 2 Æn. VII, 37, 641. A. Gell. Noct. Att. XVIII, IX.

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