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de sa dernière manière. Vous y trouvez cette même ampleur de dessin, cette grandeur de traits, harmonieuse et régulière, ce luxe de chevelures légèrement bouclées, cette noblesse d'attitudes tournant presque au solennel. N'est-ce pas quelque chose d'étrange que de rencontrer ainsi, par anticipation, dans un monument de cet âge, un genre de style dont les modernes se croient les inventeurs, et qui semble n'avoir pu naître que d'une combinaison tardive et raffinée, de la tentative, soidisant pédantesque, d'exprimer les sentiments chrétiens par les formes de l'art antique.

Que le lecteur se mette donc à notre place et partage notre embarras. Nous entrions dans cette église avec l'idée de voir une mosaïque du vin siècle, faite par ordre du pape Adrien I"; c'est ainsi qu'elle est désignée par tous les documents, sans exception, qui disent quelques mots de Sainte-Pudentienne; or que trouvions-nous? Une œuvre qu'au premier abord on pourrait croire contemporaine de Jules II ou de Léon X, si les signes les plus manifestes de son antiquité n'écartaient aussitôt toute supposition de ce genre. Qu'est-ce donc en définitive que cette mosaïque, et quelle date lui assignons-nous? Évidemment elle n'est pas antérieure au temps de Constantin est-il besoin de le prouver? Une mosaïque de cette dimension ne se soustrait pas aux regards; ce n'est pas une œuvre portative; il faut qu'elle soit faite sur place, sur la muraille même. Or jamais, avant l'édit de Milan, une peinture aussi ouvertement chrétienne n'eût été tolérée dans un lieu public, sous les yeux de l'autorité. Ce n'est donc pas antérieurement au Iv° siècle qu'elle a pu être exécutée. Est-ce dans les siècles suivants? Pas davantage à mesure que vous pénétrez dans des temps de plus en plus barbares, la création d'une œuvre de ce style et de ce caractère est de moins en moins admissible. Il est vrai que le pontificat d'Adrien I correspond aux vingt premières années du règne de Charlemagne, et que c'est là, dit-on, une époque d'exception, une sorte d'oasis, aussi bien dans le vir siècle lui-même que dans tous les siècles voisins. Nous ne contestons pas que, grâce à la double influence de notre grand empereur et de ce pape intelligent, un certain crépuscule semble, pour quelques instants, percer les épaisses ténèbres sous lesquelles le monde était alors enseveli. Mais c'est se méprendre à plaisir, c'est complétement méconnaître le caractère et la portée de cette soi-disant renaissance, de ce mouvement factice et avorté, que de lui attribuer une œuvre encore aussi profondément empreinte des grandes traditions de l'art. Ce que les meilleures années de l'ère carlovingienne ont produit de moins imparfait porte un cachet tout différent; la date en est clairement écrite,

et ne laisse à l'esprit aucune incertitude. Il y a sans doute un contraste marqué entre les œuvres de cette époque (nous parlons seulement du règne de Charlemagne) et tout ce qui précède et qui suit. Au lieu de se complaire, de s'enfoncer dans la barbarie, comme ses contemporains, le grand homme entend rompre avec elle; son ambition, son continuel travail est de ressusciter, de remettre en honneur les formes, les méthodes, les procédés de l'ancienne civilisation. Il n'y a pour lui d'autre progrès que le retour en arrière. Il prétend reconstruire le passé, la Rome impériale. Mais, si ardent que soit son désir, si constant que soit son effort, les résultats sont timides, incertains et bâtards. Voyez à Aix-la-Chapelle, à une des entrées du dôme, ces petites portes de bronze si plates, si effacées, bien que d'un si grand luxe d'ornementation classique : elles vous donnent la mesure exacte de l'état de l'art sous Charlemagne. Pas un des accessoires obligés de la décoration romaine ne manque à ces panneaux sur les moindres moulures on voit à profusion les rais de cœur, les perles et les oves; mais les moulures sont molles, les ornements étiolés; on ne sait si ces feuilles de bronze sont ciselées, repoussées ou seulement moulées : c'est un travail indécis, tremblotant, une plate et sénile imitation. Et tous les monuments qui nous restent de ces quarante années ont plus ou moins ce même caractère, ces mêmes prétentions impuissantes. Voyez les sceaux de Charlemagne si vous les comparez à ceux des rois mérovingiens, ils vous font l'effet de chefs-d'œuvre. Au lieu de ces têtes hideuses, vues de face, à peine humaines, grimaçantes et chevelues, voici des profils en relief qui ne manquent pas de style, des têtes d'empereurs, des copies de camées antiques. Par malheur, si vous approchez, si vous regardez de près, toutes les finesses, tout l'esprit du modèle ont complétement disparu ; la similitude est grossière; l'œil n'est trompé que de loin. Rien de tout cela n'a donc la moindre ressemblance avec notre mosaïque. Elle a ses faiblesses aussi, mais d'un tout autre genre. Elle n'est pas le réveil laborieux d'un style mort depuis trois siècles, elle est la continuation naturelle, quoique imparfaite, d'un style resté vivant. Ce sont là deux choses si différentes et si faciles à distinguer, pour peu qu'on mette en présence quelques termes de comparaison, que toutes les autorités du monde fussent-elles d'accord pour l'affirmer, jamais nous ne saurions admettre que dans cette mosaïque il y ait rien de carlovingien.

Or, du moment qu'elle ne peut provenir ni des siècles qui précèdent le quatrième, ni de ceux qui l'ont suivi, y compris même le huitième et l'époque d'Adrien Ia, il faut nécessairement qu'elle appartienne au quatrième lui-même, ou, pour mieux dire, au temps qui s'est écoulé

depuis la publication de l'édit de Milan, en 313, jusqu'à un événement dont la date a bien aussi quelque importance dans l'histoire de l'art, la prise de Rome par Alaric en 410.

Cette conclusion est tellement évidente, qu'il devenait pour nous presque surabondant de chercher à la mieux établir par des preuves d'une autre sorte et notamment par des preuves écrites. Le hasard cependant nous fit, à quelques jours de là, rencontrer M. de Rossi, ce rare et sagace esprit qui a porté dans l'archéologie chrétienne un zèle si infatigable, une critique si lumineuse, et une érudition si sûre. Nous lui racontâmes l'énigme qui nous tourmentait, l'admiration mêlée d'étonnement où nous avait jeté notre visite à Sainte-Pudentienne, et notre résistance absolue à croire qu'une telle œuvre eût vu le jour au VIIIe siècle, même sous Adrien I".

« Je suis charmé, nous dit-il, que vos observations concordent avec mes recherches, et que la seule appréciation du style de cette mosaïque vous ait conduit à rejeter une tradition qui n'a d'autre raison d'être qu'un fait sans doute incontestable, mais mal interprété, savoir la restauration de l'église de Sainte-Pudentienne, opérée vers l'an 784 par les soins du pape Adrien. Cette restauration, en quoi consistait-elle? Quelle en était l'importance? Personne n'en sait rien; aucun document n'affirme que la mosaïque en question fit partie des travaux exécutés à cette époque. On sait que des travaux ont eu lieu, voilà tout, et on suppose par induction que la mosaïque était du nombre. Hypothèse pour hypothèse, mieux eût valu en chercher une qui fût au moins d'accord avec le style du monument. Or, vers la fin du xvr° siècle, en 1598, cette même église ne fut pas seulement restaurée, elle fut reconstruite par son titulaire, le cardinal Gaetani, sous la direction de l'architecte Francesco da Volterra; et nous voyons que cette reconstruction a respecté plus d'un fragment de l'ancien édifice, notamment cette mosaïque de l'abside et le pan de muraille dont elle dépendait sur ce point-là tout le monde est d'accord; les preuves sont par trop manifestes. Pourquoi donc ce que le cardinal Gaetani a fait au xvi siècle, en reconstruisant l'édifice, le pape Adrien ne l'aurait-il pas fait au vir, en se bornant à le restaurer? Pourquoi n'aurait-il pas respecté, lui aussi, cette mosaïque et cette abside? Dira-t-on qu'avant lui l'église était probablement de dimensions trop modestes pour qu'une si grande abside en fit déjà partie? L'objection porterait à faux, comme vous allez voir; et c'est pourtant par elle que s'est accréditée l'erreur que nous combattons vous et moi. On s'est imaginé, je ne sais pourquoi, qu'avant le vin siècle il ne devait exister là qu'un édicule, une chapelle, un ora

toire, la maison de Pudens agrandie tant soit peu, et que, par conséquent, Adrien, en réalité, était le fondateur de l'église; or j'ai la preuve du contraire. Je puis, à ce sujet, vous donner des lumières que j'ai trouvées dans l'église elle-même, sur plusieurs fragments d'inscriptions. Grâce à ces témoignages il est évident pour moi que des travaux considérables, entrepris, en tout ou en partie, aux frais d'un nommé Maximus (MAXIMVS FECIT CVM SVIS), et poursuivis pendant une durée d'environ huit années, ainsi que le constatent deux dates consulaires conservées par ces mêmes inscriptions, furent exécutés dans l'église de Sainte-Pudentienne, sous le pontificat de Sirice (SALVO SIRICIO EPISCOPO ECCLESIÆ SANCTA), entre les années 390 et 398. Je puis également établir qu'avant la fin du xvi° siècle, avant la reconstruction du cardinal Gaetani, on lisait ce même nom MAXIMVS et ces mots, FECIT CVM SVIS, au bas d'une peinture en mosaïque qui ne nous a pas été conservée; et j'ajoute qu'il est pour moi plus que probable qu'on le lirait aussi sur la bordure inférieure de la mosaïque de l'abside, si seulement elle existait encore, si, par une mutilation à jamais regrettable, les reconstructeurs de 1598, en ajustant la mosaïque à leur nouvelle architecture, n'en avaient pas rogné environ la hauteur d'un mètre sur toute sa longueur. Quelle que soit la valeur de cette conjecture, il est prouvé qu'avant le vin siècle l'église de Sainte-Pudentienne avait une importance suffisante pour que l'abside actuelle lui ait appartenu. Et un fait d'un tout autre genre confirme encore cette assertion. Parmi les épitaphes que j'ai recueillies à Rome, et qui entreront dans le premier volume de l'ouvrage que je prépare 1, vous trouverez celle d'un lecteur de l'église de Sainte-Pudentienne mort en 384. Ainsi, même avant les travaux exécutés sous le pape Sirice, cette église avait des lecteurs, ce qui suppose un clergé complet, le clergé d'une grande église. »

1

Ce premier volume a paru il y a près d'un an. A en juger par ce spécimen, l'ouvrage sera un des monuments d'épigraphie et d'archéologie les plus considérables et les plus lumineux qui aient depuis longtemps honoré la science; il est intitulé: Inscriptiones christianæ urbis Romæ, septimo sæculo antiquiores, edidit Joannes de Rossi Romanus, grand in-folio. L'épitaphe du lecteur de Sainte-Pudentienne est à la page 153; en voici le texte :

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Tels sont les précieux indices que M. de Rossi voulut bien nous donner. Ils nous causèrent une vive satisfaction d'esprit plutôt qu'ils n'ajoutèrent à notre conviction. Par l'aspect seul du monument la démonstration était pour nous complète; mais ce n'en est pas moins une heureuse rencontre que ces faits qui constatent que le pape Adrien n'a pas seul fait dans cette église des travaux importants, et que, par conséquent, la mosaïque ne nous vient pas nécessairement de lui; qu'un de ses prédécesseurs a mis la main à l'édifice, quatre siècles plus tôt, à une époque qui n'est plus aussi inconciliable avec le style et les beautés de l'œuvre. On peut donc maintenant rétablir sans témérité à sa véritable date la mosaïque de Sainte-Pudentienne. Elle doit être, au plus tard, de la fin du iv siècle, si même quelque preuve nouvelle, quelque complément de clarté ne nous démontre pas un jour qu'elle est encore un peu antérieure, et qu'elle appartient même au règne de Constantin.

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Rendons justice à M. Barbet de Jouy il s'en est peu fallu qu'en face de cette mosaïque il ne fît infidélité à sa méthode et ne se hasardât à rompre avec la tradition. Lui-même nous l'apprend dans sa préface, en des termes que nous aimons à citer. « Ce n'est qu'après de « longues hésitations, dit-il, que j'ai cru devoir admettre la tradition <«< qui place sous le pontificat d'Adrien I l'exécution de cette œuvre importante.» Et, en effet, cette œuvre est appréciée par lui, de la façon la plus juste et la plus délicate. La mosaïque de Sainte-Pudentienne lui semble, il le dit hautement, la plus remarquable de toutes celles que Rome possède encore. Il en trouve « la disposition générale « imposante, la composition habile, le dessin ferme et expressif; » la sainte Praxède lui paraît « remarquablement belle, la tête de saint « Pierre d'un grand style; » il s'étonne que, même au temps de Charlemagne, l'art ait eu un si beau réveil, et remarque avec grande justesse qu'il est difficile de « comprendre qu'une telle œuvre fasse immédiate«ment suite à des travaux comparativement médiocres, et précède « presque sans transition ceux du pape Pascal; » lesquels sont, en effet, incontestablement les plus informes et les plus barbares qui se voient à Rome. Ce n'est donc pas la clairvoyance qui fait défaut à notre consciencieux narrateur; elle est, chez lui, complète; et néanmoins, faute d'un peu d'audace et de confiance en soi, il se soumet, il enregistre la mosaïque comme un produit du vir° siècle. Puissions-nous l'avoir encouragé à suivre une autre fois ses propres inspirations; elles sont bonnes, comme on voit, et valent bien qu'il les écoute. Aussi, tout en nous séparant de lui sur la question chronologique, nous nous asso

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