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nouvelle, de l'hypothèse d'une substance identique sous toutes les formes; hypothèse qu'Abélard a repoussée ailleurs, et dont il ne peut user qu'à la condition de se contredire. Ce terrain était trop dur, en effet; ni la vigueur du bras d'Abélard ni son audace juvénile n'ont pu en entamer la croûte épaisse.

:

Reste l'autre difficulté, relative à l'âme. On se la rappelle si l'universel ou pure essence est le fond de toute substance, l'âme elle-même n'aura pour substance que l'universel. Mais voilà une conséquence qu'Abélard ne tolère pas. Que répondra-t-il donc ? Des choses enfantines, entourées d'un appareil naïvement métaphysique, parce qu'il lui faut réponse à tout.

Si l'on objecte, dit-il, que, dans ma doctrine, l'âme n'a pour substance que l'universel, on ne m'a pas compris. J'appelle universel non point toute la collection de toutes les essences, laquelle, informée par la susceptibilité des contraires, produit d'un côté les corps, de l'autre l'esprit ; non, je n'appelle universel que cette multitude d'essences qui, informée par la susceptibilité des contraires, soutient la corporéité. Or l'essence de l'esprit n'a rien de commun avec cela'.

Singulier subterfuge, qui provoque une nouvelle objection. Car enfin, puisqu'il n'y a aucune différence entre la pure essence qui est au fond des corps et la pure essence sujet de l'esprit, de quel droit donnera-t-on un nom à l'une et laissera-t-on l'autre sans appellation? Abélard se tire de là comme il peut, c'est-à-dire fort mal.

On ne contraindra pas, dit-il, celui qui a nommé la pure essence à avoir pensé à la fois à la substance des corps et à celle des esprits. Ce n'est pas de l'invisible qu'il est parti pour s'élever à l'intellectuel, mais bien et uniquement de ce qui est visible. Voilà pourquoi le physicien n'a nommé que ce que la pensée rencontre en allant du visible à l'intellectuel; quant à l'autre essence, quoiqu'elle ne diffère pas. de celle-là, le physicien n'y a sans doute pas songé, ou ne s'en est pas soucié ; quod forsan non cogitavit vel non curavit.

Nous voilà médiocrement avancés. Abélard le prend à son aise. La difficulté n'est pas résolue, a-t-il l'air de dire; mais ce n'est pas ma faute; adressez-vous au physicien, c'est-à-dire à Aristote. Au fond, il a raison de rejeter sur un tel coupable la responsabilité d'une lacune énorme, que la scholastique n'a jamais pu combler. Dans un instant nous y ́reviendrons. Donnons auparavant la solution positive de l'une et de l'autre difficulté qu'Abélard essaye aussitôt, comme s'il rougissait de s'être timidement et

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2

De Generibus et Speciebus, p. 538-539. - Ibidem, p. 539.

vainement couvert du rempart aristotélique, à l'endroit même où une brèche en interrompt l'imposante continuité. Cette solution sera réaliste encore, réaliste au point d'accorder une fois de plus la solidité substantielle au plus abstrait de tous les universaux, et de construire sur ce vide l'existence individuelle. Traduisons; car aussi bien il n'y a pas moyen de

résumer.

Prenons Socrate pour exemple : ce que la raison aura découvert en lui, elle pourra sans hésiter l'affirmer des autres. Donc il y a dans Socrate une certaine portion de la pure essence nommée universel, et qui elle-même consiste en une essence en laquelle il y a des parties; mais cette dernière essence n'est pas la substance; elle n'est que la susceptibilité des contraires. Les contraires l'informent, et il en résulte une certaine essence de substance. Or sachons que, comme la susceptibilité des contraires advient à ce tout, de même elle advient à chacune des parcelles de cette essence. Ainsi, ce qui, dans Socrate, est constitué par la pure essence, a pour facteurs la susceptibilité des contraires et la corporéité, et il en résulte une certaine essence de corps. Mais, dès que la corporéité a affecté ce tout, aussitôt les corporéités de celle-là affectent les parcelles du même tout, et produisent des essences corporelles. De la même façon, à ce tout advient l'animation, laquelle produit une certaine essence de corps animé. Cependant l'animation n'advient pas à toutes les parties du tout, mais, au contraire, l'inanimation; car, pendant que le tout est animé, chacune de ses parcelles est inanimée. De même la sensibilité advient au tout, et produit une certaine essence d'animal; et à ses parties adviennent d'autres formes qui produisent certaines essences spécifiques d'animal, dont les noms ne me sont pas présents. De même au tout advient l'intelligence, qui produit l'homme; et à chacune des parcelles adviennent certaines formes qui font d'autres essences dans les êtres animés. Enfin la socratité informe toute cette essence d'humanité, et produit Socrate. Tout aussitôt les autres atomes de cette essence d'humanité sont affectés par les couleurs et les formes du feu, qui en font du feu, d'autres par les formes de l'eau, qui en font de l'eau, d'autres par les formes de l'air, qui en font de l'air; d'autres par les formes de la terre, qui en font de la terre, et ainsi chacune des parcelles est du feu, ou de l'eau, ou de l'air, ou de la terre. Ainsi il n'est pas plus impossible que Socrate soit composé des quatre éléments qu'il ne l'est que Socrate soit composé de mains et de pieds. Et notez qu'ici nous venons de déterminer du même coup l'origine des éléments et celle des individus; de sorte qu'il ne paraîtra plus absurde que les essences générales et spécifiques aient pour fond les éléments'.

Il est sans doute superflu d'insister sur l'importance de ce texte. Comment, après l'avoir lu, se demander encore si Abélard est réaliste ?' Comment n'y pas apercevoir, claire comme le jour, l'affirmation démonstrative de la réalité tant physique que métaphysique de l'espèce et du genre?

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Malheureusement, à cet endroit, la doctrine d'Abélard continue

De Generibus et Speciebus, p. 540.

d'être chargée d'hypothèses et mêlée d'erreurs. Notre dessein n'est pas de relever en détail les unes et les autres. Notons seulement, comme nous l'avons promis, l'erreur capitale de ce système, et la part qui en doit être imputée à Aristote.

:

Dans Abélard, comme dans Aristote, l'homme est un composé de matière et de forme. Le corps est, en nous, la matière ou le sujet qui sert de support aux formes de la vie psychologique telles que la sensibilité et l'intelligence. Mais, comme la forme séparée de sa matière n'existe pas, du moins individuellement, il s'ensuit de là que la sensibilité et l'intelligence ont besoin, pour être, d'être dans le corps. Bien plus, elles ne sont, au vrai, que des manières d'être du corps. Aristote, qui le dit plus d'une fois, n'a pas compris peut-être toute la portée de sa théorie. Ses défenseurs rappellent à sa décharge que le vous était, à ses yeux, séparable du corps; mais ils oublient toujours que toutes les autres facultés de l'âme sont condamnées, par Aristote, à périr avec le corps. D'où est venue une pareille erreur? Abélard le dit innocemment de ce que ce physicien est toujours parti, dans ses recherches métaphysiques, de la considération des choses visibles, et de ce qu'il n'a pas songé au procédé à employer pour déterminer l'essence intime de l'âme. Psychologue de génie, Aristote se sert de la conscience ou sens intérieur sans distinguer cette faculté de nos autres instruments d'observation. Quand il en arrive à la nature de l'âme, il ne parle plus en psychologue, mais en physicien et en métaphysicien appuyé sur la seule physique. C'est ainsi qu'il fait de la sensation et du corps, non-seulement la condition actuelle, mais la condition substantielle du souvenir, et que, selon lui, la mémoire meurt avec le corps. Sans connaître le traité De l'Ame, Abélard, qui est logicien, tire de ce qu'il en a entrevu des conséquences légitimes autant qu'erronées. Il n'hésite pas à dire que le corps, un corps composé d'atomes, est le sujet (notez bien ceci) de la sensibilité et de l'intelligence, et que ce tout matériel reçoit l'intelligence et la sensibilité comme en leur substance. C'est là du matérialisme pur, et d'ailleurs involontaire. Mais c'est la suite naturelle de la doctrine aristotélique de la matière et de la forme. Pour modifier cette doctrine, il eût fallu savoir manier l'instrument psychologique et l'appliquer à l'intuition directe de l'âme, laquelle, en dehors du corps, est matière et forme; matière, c'est-à-dire substance spirituelle, et forme, c'est-à-dire propriétés et facultés. Il eût fallu posséder Platon et devancer Descartes.

Abelard savait bien peu du premier et n'était pas le second. Il a fait ce qu'il a pu. Or il a pu corriger un peu son réalisme; il a pu diminuer le rôle qu'y joue la matière et agrandir le rôle qu'y joue la forme. Le

pouvant, il l'a fait. Si le mérite n'en revient pas à son intention, nous devons du moins en faire honneur à la rectitude, même inconsciente, de son esprit. Terminons donc sur ce point, en exposant ce qu'a pensé Abelard au sujet de la forme substantielle.

La définition de l'espèce à laquelle s'arrête Abélard est celle-ci :

Toute nature inhérente substantiellement (materialiter) à plusieurs individus, voilà ce que j'appelle l'espèce1.

Alors qu'est-ce qu'une nature?

J'appelle nature, dit-il, toute chose qui diffère par sa création de tout ce qui n'est pas cette chose ou sorti de cette chose; soit que cette chose soit une essence, ou plusieurs essences; ainsi Socrate diffère par sa création de tout ce qui n'est pas Socrate'.

L'espèce étant ainsi définie par la nature, et la nature par la différence de création, il en résulte que l'espèce est ramenée à la différence. C'est donc la différence qu'il s'agit maintenant de définir, sous peine de laisser cette théorie inachevée. Abélard le comprend; et de là le fragment, malheureusement très-court, qui fait suite au De Generibus et Speciebus, sous ce titre particulier : De Differentiis.

Tout l'effort d'Abélard, effort singulièrement remarquable et digne des plus profonds métaphysiciens, va d'abord tendre à démontrer deux propositions: 1° la différence spécifique n'est pas une pure catégorie; 2° elle n'est pas non plus la matière nue et indéterminée. Il essayera ensuite de dire ce qu'elle est. Nous sommes ici au cœur de sa doctrine.

Si la différence spécifique n'est aucune des abstractions de la pensée, et si en même temps elle est quelque chose, son existence est plus que subjective; elle est objective, elle est réelle, et le réalisme est affirmé et démontré une fois de plus.

La différence n'est dans aucune des catégories. Comment Abélard le prouve-t-il? A la façon de son temps, par des distinctions et des raisonnements d'une subtilité vraiment insaisissable. L'attention la plus énergique n'en suit qu'avec peine le fil; bien plus, on n'est jamais certain de tenir dans sa main le sens de ses arguments, qui se divisent et s'échappent comme l'eau entre les doigts qui la pressent. Nous renonçons à les

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reproduire, un seul excepté, qu'Abélard lui-même déclare être assez concluant pour suppléer à tous les autres.

L'autorité enseignait que l'espèce a pour matière le genre et pour forme la différence. Elle ajoutait unanimement que toute différence rentre dans la catégorie de la qualité. Abelard estime qu'en effet, si la différence est dans une catégorie, elle n'est que dans celle-là; mais il se hâte d'ajouter, avec une entière indépendance, qu'elle ne rentre pas même dans celle-là; sa preuve se résume ainsi :

:

De quelque manière que l'on divise la qualité, il n'y aura aucune espèce de qualité qui ne soit une différence de qualité. Cela étant admis, il n'y aura plus de différences dans aucune autre catégorie. Aristote dit en effet : « Il n'y a d'espèces et de différences que dans les genres qui sont divers sans être subordonnés. » Ainsi donc, quand nous voudrons assigner des différences à toutes les espèces, nous ne trouverons jamais que des différences de qualité. (Résultat absurde, car il y a aussi des différences d'action, de passion, de temps, de lieu.) Accablé par cette conséquence, on dira mais il y a aussi des différences de qualité dans telle autre catégorie. Vaine échappatoire! car alors il n'y aura de différences que dans la qualité et dans l'autre catégorie que vous aurez citée. (Et l'absurdité se reproduira.) En effet, si les espèces de l'action (par exemple) sont des différences substantielles de la catégorie de la qualité, évidemment elles contiennent les différences de la qualité. Mais c'est impossible, puisque la catégorie de l'action, ayant été subordonnée à celle de la qualité, contient manifestement moins qu'elle. Ainsi, lorsque les différences des premières espèces de la qualité sont dans la catégorie de l'action ou dans quelque autre, ces catégories inférieures ne pouvant pas égaler la catégorie de la qualité, il en résulte qu'elles ne contiennent pas ces différences de qualité que vous prétendez y enfermer. Donc, comme toutes ces difficultés sont insolubles, nous croyons que les différences substantielles ne sont dans aucune catégorie, mais que ce sont des formes simples (simplices forma), lesquelles ne sont nullement composées de forme et de matière, mais sont telles, qu'en advenant dans une matière ou sujet, elles constituent une nature, quoique rien ne les constitue1.

Sans discuter cette argumentation d'Abélard, accordons, ce qui est vrai, que la différence spécifique ne saurait se réduire ni à la seule qualité, ni à une catégorie quelconque, ni même à la totalité des catégories. Prenez une abstraction quelconque, ou, faites mieux, mettez en faisceau toutes les abstractions les plus hautes, vous n'aurez jamais produit ce quelque chose de vivant qui crée l'espèce et la conserve. Abélard vient de caractériser en passant ce quelque chose. Il le caractérisera tout à l'heure plus nettement encore.

Mais, avant de dire son dernier mot, il se donne une grande tâche,

1 De Generibus et Speciebus, p. 544-545. ajouté par nous pour plus de clarté.

Ce qu'on lit entre parenthèses a été

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