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M. Léon Renier lui remit une foule de notes et de renseignements utiles, comme plus tard il l'éclaira des lumières de sa science consommée en épigraphie; enfin, le 12 janvier 1860, le Kabyle, paquebot à bord duquel notre explorateur était monté, jeta l'ancre dans la rade de la Goulette, qui, comme on le sait, est le port de Tunis.

C'est en partant de cette ville que M. Guérin parcourut la Régence durant huit mois et qu'il accomplit quatre explorations successives. Les détails relatifs à la première, qui fut de beaucoup la plus longue, remplissent à eux seuls le premier volume de son ouvrage, auquel il a donné la forme d'un journal, disposition qui permet de suivre l'auteur pas à pas et d'explorer avec lui, pour ainsi dire, les diverses localités qu'il a visitées. A mesure qu'il avance dans son récit il y intercale les inscriptions copiées dans chaque endroit, de,telle sorte que la description des monuments debout ou renversés auxquels elles appartiennent puisse servir à les mieux faire comprendre, comme elles contribuent ellesmêmes à expliquer ces monuments.

Nous passerons sous silence ce que M. Guérin dit de son séjour à Tunis et de son excursion aux ruines de Carthage; il suffira d'indiquer qu'il donne une description curieuse de l'état actuel de la capitale de la Régence (p. 14-34); et quant à l'antique métropole phénicienne qui éveille tant de souvenirs illustres ou attachants (p. 35-69), il suit, confirme et complète quelquefois les actives et perspicaces investigations de M. Beulé1. Il visita ensuite le Bardo, palais où réside d'ordinaire le bey, à deux kilomètres et demi de Tunis, et y fut témoin de la manière patriarcale, mais, à notre avis, beaucoup trop expéditive, dont la justice est rendue par ce souverain, car, en réalité, il est indépendant du sultan de Constantinople. Dans une matinée. dit M. Guérin, le bey, donnant des audiences deux fois par semaine, « termine à lui seul plus d'affaires «<que plusieurs tribunaux d'Europe n'en pourraient examiner en une << semaine » (p. 70), et la sentence, juste, injuste ou cruelle, émanée d'une façon irrévocable de sa bouche, est aussitôt exécutée.

Notre voyageur partit de Tunis le 1er février 1860. Son escorte se composait d'un domestique arabe, d'un drogman, ancien spahi français, et de deux hambas. On nomme ainsi les soldats qui forment la garde personnelle du bey; ils sont chargés d'aller porter ou exécuter ses volontés dans les différentes parties de ses Etats, où, trop souvent, ils abusent de la terreur qu'ils inspirent aux populations.

M. Guérin suivit d'abord le littoral qui s'étend depuis Tunis jusqu'à

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la petite Syrte, littoral où débarquèrent jadis César et Bélisaire, et qui, pendant la domination romaine, était couvert de villes presque toutes très-considérables. On y rencontre à chaque pas, pour ainsi dire, des pans de murs renversés, des tronçons de colonnes magnifiques, des pierres sculptées, des débris de mosaïques, des fragments innombrables de poteries, remarquables par le beau vernis qui les recouvre encore, ainsi que par leur légèreté et leur finesse. Témoins d'une civilisation et d'une opulence passées, ces ruines forment un étrange contraste avec l'état actuel du pays, dont les vastes solitudes offrent partout l'image de la désolation et de la mort. M. Guérin y visita d'abord Maxula et Horrea Coelia (p. 85), nom ancien mais reconnaissable encore sous la forme moderne d'Herglah; ce fut un lieu d'entrepôt où l'administration romaine conservait les céréales destinées à être exportées. Il se rendit ensuite à Hadrumetum, aujourd'hui Sousa (p. 88), ville qui conserve, à cause des avantages de sa position et de la fertilité de son territoire, sinon sa prospérité ancienne, du moins un rang assez important dans la contrée. Enfin il arriva à Thysdrus ou El-Djem, célèbre par les restes de son amphithéâtre, qui, selon le témoignage de notre auteur, « rivalise en beauté et presque en grandeur avec le Colisée de Rome. » (P. 90.) Comme dans beaucoup d'autres villes anciennes, ce superbe édifice servit de forteresse pendant le moyen âge. L'an 689 de notre ère, Tunis et Carthage étant déjà tombées au pouvoir des hordes musulmanes, une femme courageuse, connue sous le nom de la Cahéna (la prêtresse), ayant rassemblé les tribus de l'Atlas et du désert, opposa une résistance confuse, mais opiniâtre, à la religion et au despotisme des successeurs de Mahomet; vaincue, elle se réfugia dans l'amphithéâtre de Thysdrus, et mourut les armes à la main, après avoir fait des prodiges de valeur. Tel est du moins le récit par lequel le géographe El-Bekri, cité par M. Guérin, s'est plu à embellir sa description des ruines d'El-Djem. Partisans du merveilleux, les Arabes ont revêtu l'histoire de leurs premières conquêtes de circonstances romanesques, dont la critique moderne, éclairée et sage, doit se défier. Toutefois il n'est pas impossible que, lors de l'invasion musulmane, les tribus maures, si faibles sous les premiers Césars, si redoutables depuis aux princes de Byzance, aient été excitées et peut-être menées au combat par l'une de ces femmes auxquelles les populations du désert, restées idolâtres, attribuaient le don de prophétie2. Quoi qu'il en soit, il est constant qu'aujourd'hui encore

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Description de l'Afrique septentrionale, traduction de M. de Slane, p. 76-77-
S'il faut en croire Cresconius Corippus, poëte vivant à Carthage vers la fin du

le souvenir de la Cahéna subsiste dans le pays. Sous l'arène de l'amphithéâtre on montra à notre voyageur l'entrée d'une galerie souterraine dont on ne pouvait, disait-on, atteindre la fin; c'est par là que, pendant le siége, la prêtresse se faisait apporter les vivres et tout ce dont elle avait besoin. (P. 93.)

Sir Grenville Temple n'a pu découvrir aucune inscription romaine à El-Djem1. M. Guérin en a trouvé deux, l'une du temps de Commode, l'autre chrétienne. On peut y en ajouter une troisième, provenant de la même localité, conservée aujourd'hui dans l'enclos de Saint-Louis à Carthage et estampée par notre voyageur. (P. 98.) Le commencement manque; on y lisait sans doute le nom de l'empereur ou du magistrat auquel Thysdrus, colonie romaine, devait une abondante répartition d'eau. Les neuf lignes que nous allons transcrire prouvent que cette répartition se faisait au moyen de réservoirs (lacus) et de conduits qui distribuaient l'eau, sous certaines conditions, aux maisons des particuliers. La partie supérieure du marbre ayant disparu, il est impossible de déterminer la date précise de l'inscription. Son style et son orthographe rappellent les monuments du siècle de Constantin le Grand; cependant le dieu Mercure, dont le culte devait bientôt être aboli

sixième siècle et connaissant bien les tribus barbares de l'Atlas, ces femmes immolaient des victimes et tombaient dans des extases vraies ou simulées; leurs transports étaient bien plus violents que ceux qu'éprouvait la pythonisse de Delphes :

Omnigenumque pecus mactat vittata sacerdos,

Fata movens...

Comme les Corybantes, les Galli et les Bellonarii (turba entheata Bellone, Martial, XII, 57, 11), ces prêtresses kabyles se faisaient des incisions dont elles recevaient le sang pour le mêler avec celui des victimes (Corippus, Joannéide, III, 91-98):

Inde ferox rapitur, subito correpta furore
Terribilis, mersosque simul per viscera cultros
Imprimit ipsa sibi; multus de corpore sanguis
Influit, et crebro geminat cum vulnere ferrum.
Erigit alta comas; tunc flammea lumina torquet
Subsiliens, saltusque rotat flexusque malignos.
Corporis apta sui rubor igneus inficit ora,
Numinis icta noto.

Je soupçonne que Corippus, en composant ces vers, se rappelait et amplifiait outre mesure ceux de Lucain, I, 565. - 1 Excursions, etc. vol. I, p. 148.

pour toujours, y est encore désigné comme patron et protecteur de

la ville:

(aqua?).

EX INDVLGENTIA PRINCIPIS.CV
RAT ET COLONIAE SVFFICIENS · ET
PER PLATAEAS LACVBVS INPERTITA
DOMIBVS ETIAM CERTA CONDI
CIONE CONCESSA FELICIS · SAECV
LI PROVIDENTIA ET INSTINCTV
MERCVRII POTENTIS.THYSDRITA
NAE COL PRAESIDIS · ET · CONSERVA
TORIS NVMINIS DEDICATA EST.

Ayant quitté Sousa et El-Djem M. Guérin se rendit à Monastir, qui passe pour avoir succédé à l'antique Ruspina, et, le 14 février, toujours en côtoyant la mer, il arriva aux ruines de Leptis minor, dont il reconnut l'amphithéâtre et l'aqueduc aux trois quarts détruit; au milieu des décombres il aperçut, gisante sur le sol, une belle statue de marbre blanc mutilée. Elle représentait un guerrier romain, peut-être un empereur; la poitrine était couverte d'une cuirasse richement sculptée, sur le devant de laquelle figuraient deux griffons. On voit donc encore quelques vestiges de Leptis remplacée par un humble village nommé Lemta; mais, à quatre lieues plus loin, vers l'est, la ville de Thapsus, célèbre par la grande victoire que César remporta sous ses murs sur Scipion et le roi Juba, a presque complétement disparu; la plupart de ses monuments ont été comme effacés du sol jusque dans leurs fondements. Ruspina, Leptis, Thapsus, n'ont point fourni d'inscriptions antiques à notre auteur, dont les recherches épigraphiques ont été également à peu près infructueuses sur la partie du littoral où se trouvent les localités modernes de Mahédia, Sfax et Madrès; mais on lira avec un vif intérêt ce qu'il dit de l'état actuel de la contrée, et de sa navigation pénible au travers des bas-fonds de la petite Syrte. Le bâtiment qu'il montait s'y engrava deux fois 1; et ce ne fut qu'avec la plus grande peine qu'il put débarquer dans deux îles peu visitées aujourd'hui, la Cercina et la Cercinitis des anciens. Un pont ayant au moins un kilomètre de longueur, joignant jadis l'une de ces îles à l'autre, prouve que leur population était nombreuse et riche. M. Guérin, qui examina attentivement ce qui reste de ce grand ouvrage, rappelle que Cercina fut le lieu de déportation de 'D'après les traditions mythologiques, Hercule lui-même fut embarrassé dans ces parages difficiles :

Deprensus hæsit Syrtium brevibus vadis.

Sénèque, Herc. furens, II, 323.

RÉGENCE DE TUNIS. 341 Sempronius Gracchus, accusé d'être l'un des nombreux amants de Julie, fille d'Auguste1; il ajoute qu'aujourd'hui encore, par une singulière analogie, on exile aux îles Kerkennah «les femmes convaincues « d'adultère et les filles publiques de la Régence qui ont encouru la << vindicte de l'autorité. » (P. 175.)

A Gabès, l'ancienne Tacapé, colonie romaine, notre voyageur fut plus heureux dans ses recherches. En pénétrant dans la cour d'une maison inachevée, il lut sur une colonne milliaire de marbre, gisant à terre, une inscription assez importante, datant de la troisième année du règne d'Aurélien, c'est-à-dire de l'an 272 de notre ère. Elle montre quelle fut encore, à cette époque, la force de cohésion de l'empire romain, formant un tout compacte, étroitement lié dans toutes ses parties. Le peuple-roi avait été détrôné par les Césars, dont plusieurs se déshonorèrent par une vie criminelle ou honteuse; mais peut-être, au troisième siècle surtout, le monde romain ne pouvait subsister sans le pouvoir arbitraire d'un maître absolu, capable, lui seul, de réunir et de diriger ce qui restait de forces vives aux populations latines. La nature même de l'empire voulait que tout partît de ce chef et aboutît à lui, qu'il dominât tout pour que tout appartînt à l'unité dont il était le seul lien; et les inscriptions, bien mieux que les historiens, montrent avec quelle promptitude les commandements émanés du gouvernement central étaient exécutés dans les provinces les plus éloignées. Pendant qu'Aurélien triomphait à Châlons-sur-Marne et qu'il chassait les Francs au delà du Rhin, on réparait, d'après ses ordres, la grande voie qui menait de Carthage à la Tripolitaine; et, dans l'oasis de Tacapé, non loin du pays fabuleux des Garamantes, sur les limites du désert, on grava l'inscription suivante (p. 191):

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Imperatori Cæsari Lucio Domitio Aureliano, pio, felici, Augusto, pontifici maximo, Germanico maximo, tribuniciæ potestatis tertium, consuli iterum, proconsuli, patri patriæ. Millia passuum quatuordecim.

1

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Igitur amotus Cercinam, Africi maris insulam, quatuordecim annis exsilium « toleravit.» (Tacite, Annales, I, LIII.)

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