Images de page
PDF
ePub

Non loin de Tacapé M. Guérin s'embarqua pour Gerba, ou, d'après la prononciation actuelle, Djerba : c'est l'île fortunée des Lotophages, peuple dont quatre vers d'Homère ont suffi pour rendre le nom immortel'. Après avoir goûté le doux fruit que produit cette île, et qui paraît être une espèce de jujube, le Rhamnus Lotus de Linné, les compagnons d'Ulysse ne songèrent plus à revoir leur patrie; leur seul désir était de se repaître de ce mets merveilleux et de rester dans l'île. L'escorte arabe de notre voyageur semblait fort disposée à suivre leur exemple, ou, du moins, à séjourner le plus longtemps possible au milieu d'une population aisée et craintive, afin de vivre à ses dépens; mais M. Guérin ne s'arrêta dans ce pays hospitalier que le temps nécessaire pour en examiner les antiquités et pour recueillir des renseignements exacts sur les productions variées de Djerba, qui, aujourd'hui encore, par la beauté de son climat et la fertilité de son territoire, est l'une des îles les plus agréables des côtes de l'Afrique septentrionale. Sa population, de quarante mille âmes, est industrieuse; dans un bourg peu considérable notre voyageur trouva même une colonie européenne composée d'environ trois cents individus, la plupart Italiens ou Maltais. Malgré leur petit nombre, ils ont une espèce d'oratoire desservi par un digne ecclésiastique, qui, très-dévoué à la France, n'oublie jamais, les jours de fête, d'arborer sur son église le drapeau tricolore, et de le saluer en tirant lui-même, dans l'île des Lotophages, une petite pièce de canon qu'il s'est procurée à cette fin (p. 209).

Gigthis était une ville considérable, située sur la grande voie de communication qu'Aurélien fit réparer. Il en est question dans Ptolémée, dans l'Itinéraire d'Antonin, dans la Table théodosienne, dans l'Itinéraire maritime, mais sa position précise était absolument ignorée. Le savant et judicieux Mannert2 la plaçait sur la côte, à l'ouest de Gerba, et son opinion a été généralement adoptée. Elle était erronée cependant, et le mérite de l'avoir rectifiée revient à M. Guérin. A quatre lieues sud du détroit qui sépare Gerba du continent, il découvrit, sur le bord de la mer, de vastes ruines, parmi lesquelles il remarqua plusieurs piédestaux ayant porté des statues, et il parvint à déchiffrer

[ocr errors]

1 Τῶν δ ̓ ὅστις λωτοιο φάγοι μελιηδέα καρπὸν,
Οὐκέτ ̓ ἀπαγγεῖλαι πάλιν ἤθελεν οὐδὲ νέεσθαι·
Αλλ' αὐτοῦ βούλοντο μετ' ἀνδράσι Λωτοφάγοισιν
Λωτὸν ἐρεπόμενοι μενέμεν νόστου τε λαθέσθαι.
Odyss. I, 94-97.

Geographie der Griechen und Römer, vol. X, partie II, p. 145.

sur deux de ces monuments quelques lignes qui font cesser toute incertitude concernant la position précise de Gigthis; elles fixent, en outre, l'orthographe de son nom, singulièrement altérée dans les éditions et dans les manuscrits. L'ethnique, ordo populusque Gigthensis, se lit dans l'une de ces deux inscriptions; nous donnerons en entier la seconde, qui est la plus courte (p. 225):

IMP CAES.
M.AVRELIO

ANTONINO
PIO FELICI

AVG.
GIGTHEN

SES PVBLI
CE

L'emplacement certain de Gigthis est donc un fait acquis à la science, et ce fait n'est pas sans quelque intérêt pour la géographie comparée; car, ce point fixé, il faut rectifier la synonymie de plusieurs stations, qui, sur la voie d'Aurélien, précédaient ou suivaient la ville retrouvée.

Nous sommes arrivés à l'extrémité méridionale de la route parcourue par M. Guérin. Après avoir exploré les côtes de la Tunisie, vers le sud, jusqu'aux frontières de la régence de Tripoli, il se décida à pénétrer dans le cœur du pays, à traverser le beylik dans toute sa largeur, se dirigeant de l'est à l'ouest, jusqu'aux confins de l'Algérie, et à remonter ensuite vers Tunis. Dans un second article nous rendrons compte de cette partie de son voyage, qui devenait plus pénible et plus aventureux à mesure qu'il s'éloignait du littoral.

(La suite à un prochain cahier.)

HASE.

LES MOSAIQUES CHRÉTIENNES des basiliques et des églises de Rome, décrites et expliquées par M. Barbet de Joay, conservateur au Musée impérial da Louvre; 1 vol. in-8°, chez Didron.

TROISIÈME ARTICLE1.

Pour continuer, dans l'ordre chronologique, notre examen des mosaiques chrétiennes de Rome, il faut, en sortant de Sainte-Pudentienne, nous diriger vers Sainte-Sabine, église bâtie sur l'Aventin, du côté qui regarde le Tibre, restaurée plus d'une fois pendant le moyen âge, reconstruite presque en entier sous Sixte V, vers 1587, mais conservant encore de sa décoration première tout un fragment de mosaïque, qui occupe la paroi intérieure du mur de la façade, au-dessus de la porte d'entrée. Ce fragment se compose de deux figures de femmes placées aux deux extrémités d'une immense inscription en lettres d'or sur fond bleu lapis. L'inscription constate que le monument a été primitivement construit et décoré sous le pontificat de Célestin, vers l'an 424 : les deux figures représentent, l'une, l'église des circoncis, ECLESIA EX CIRCVMCISIONE, l'autre, l'église des gentils, ECLESIA EX GENTIBUS; elles sont simplement conçues, drapées encore à l'antique et d'un beau caractère. Ainsi, quatorze ans après la prise de Rome par Alaric, l'art de la mosaique et l'art du dessin, autant qu'on en peut juger par ce vestige, n'avaient pas encore sensiblement déchu. Ces deux figures de femmes ne feraient pas disparate dans la grande composition de Sainte-Pudentienne.

Au contraire, si nous entrons à Sainte-Marie-Majeure, le changement devient notable. Les mosaïques de la nef et celles du grand arc en avant de l'abside, les seules qui, dans cette basilique, appartiennent à l'époque dont nous nous occupons, sont fort inférieures de style et de caractère à tout ce que nous venons de voir, soit à Sainte-Pudentienne, soit même à Sainte-Sabine. On les dirait d'une autre époque. Des œuvres si peu semblables ont l'air d'être séparées par un long espace de temps, par plusieurs générations d'artistes, et cependant ici l'intervalle n'est pas même de vingt ans. Le pape Célestin, dont parle l'inscription de

1

Voir, pour le premier article, le cahier de décembre 1862, p. 713; pour le deuxième, le cahier de janvier 1863, p. 26.

Sainte-Sabine, est mort en 424, et c'est en 440 qu'a cessé de vivre 345 Sixte III, par qui fut achevée et décorée cette basilique Libérienne 1, la Sainte-Marie-Majeure d'aujourd'hui. Il faut que la décadence, par une de ces saccades qui lui sont familières, eût fait dans ce peu d'années des progrès effrayants. Ce n'est cependant pas encore l'influence directe des barbares qui se fait sentir dans ces mosaïques : les figures restent romaines de type et de costume; ce sont les mêmes airs de tête que sur la colonne Antonine, et la toge conserve sa coupe et ses anciens plis; mais les têtes sont trop fortes pour les corps; les corps sont épais, courts et trapus, les lignes indécises, les compositions confuses. Cà et là néanmoins l'art apparaît encore. Ainsi, dans le troisième tableau 2, représentant la séparation d'Abraham et de Loth, la disposition de la scène n'est pas sans habileté. Les personnages expriment bien ce qu'ils font; on sent que les deux groupes se séparent. Dans le quatrième tableau, Isaac bénissant Jacob a presque la pose et le geste que lui a prêtés Raphaël dans un des compartiments des Loges; la Prise de Jéricho, le Combat des Amalécites, présentent aussi des détails qui ne manquent pas d'intérêt. Tout n'est donc pas dégénéré dans les produits de cette triste période : il y reste quelques lueurs d'esprit et de vérité, et surtout quelques traces de tradition, entremêlées de négligences, de maladresses et d'ignorances presque puériles.

C'est ce même mélange que vous trouvez dans la voûte de l'oratoire attenant au baptistère de Saint-Jean-de-Latran et placé sous l'invocation de saint Jean l'Évangéliste. La mosaïque de cette voûte, qui ne représente pas de figures, et où se voit seulement l'agneau mystique au milieu de guirlandes de fleurs, passe pour avoir été exécutée sous le pontificat d'Hilare, vers l'an 465, dix ans après la seconde prise et le pillage de Rome par Genséric et ses Vandales. Elle conserve encore les carac

1

Ainsi désignée d'abord du nom de son fondateur, le pape Libérius, qui en jeta les bases et en éleva les murailles vers l'an 352. remontant la nef (côté de l'Évangile). Ces tableaux, formant frise au-dessus des 2 Le troisième à main droite, en colonnes, des deux côtés de la nef, représentent des scènes de l'Ancien Testament, depuis la rencontre de Melchisedech et d'Abraham jusqu'aux guerres des Hébreux sous la conduite de Josué. Il y avait primitivement quarante-deux tableaux; mais on en a supprimé trois de chaque côté pour pratiquer les deux ouvertures et construire les deux arcs qui donnent accès d'une part à la chapelle Borghèse, de l'autre à la chapelle Sixtine. Outre ces six mosaïques supprimées, il y en a neuf qui ont été détruites, soit par accident, soit par vice d'exécution, et qui sont remplacées par de simples peintures exécutées vers la fin du xv1° siècle. Il ne reste donc dans la nef que vingt-sept compositions en mosaïque appartenant à la décoration primitive, et remontant par conséquent à l'an 440 environ.

tères principaux de l'ornementation classique. L'exécution en est mediocre, mais le dessin ne manque pas d'exactitude. Les fleurs, les fruits, et surtout les oiseaux, sont rendus avec une grande vérité.

A ces divers exemples de mosaïques appartenant au ve siècle, on pouvait, il y a quarante ans, en ajouter un plus illustre. L'ancienne basilique de Saint-Paul-hors-les-Murs était encore debout, et le grand arc, l'arc séparant la nef de l'abside, connu sous le nom d'arc de Placidie, était couvert des mosaïques dont l'avait orné le pape Léon 1, vers l'an 450, ainsi que nous l'apprend une des lettres du pape Adrien adressées à Charlemagne1. L'incendie qui, dans la nuit du 15 au 16 juillet 1823, devora cet immense édifice, n'épargna ni l'arc de Placidie ni son revêtement. La mosaïque, déjà très-endommagée par le temps, fut donc entièrement détruite. Il est vrai qu'avec ses débris et en s'aidant de souvenirs encore récents on est parvenu à la reproduire presque intégralement dans la nouvelle basilique, reconstruite de fond en comble, et aujourd'hui à peu près terminée. Un tel travail, nous le savons, quelle qu'en soit l'exactitude, ne peut pas faire autorité. Cette mosaïque ainsi renouvelée n'a plus de valeur historique; mais elle suffit pour nous apprendre. et même avec certitude, quel était son style primitif. Evidemment elle différait à peine, sauf par le sujet et par les dimensions, des autres mosaïques du ve siècle que nous venons de voir. La décadence alors, tout en faisant de continuels progrès, se maintenait dans un certain respect du passé. Elle altérait de plus en plus les anciennes formes consacrées, elle ne se permettait pas d'en sortir. On ne s'apercevait de l'influence des barbares que par l'affaiblissement des études, la désertion des écoles, l'interruption de l'enseignement; l'idée n'était pas encore née de s'inspirer de leurs figures et de leurs costumes, de substituer leurs traits irréguliers et leurs types étranges aux patrons habituels, aux traditions immémoriales de la peinture et de la sculpture. Pour assister à cette phase nouvelle de la décadence, il faut avoir franchi le v siècle et pénétrer dans le vi°. Du moins nous n'en trouvons un premier exemple que dans une église construite sous le pontificat de Félix IV (de l'an 526 à l'an 530), l'église des Saints-Cosme-et-Damien, sur le Campo Vaccino. Ce qui subsiste de la décoration primitive de cette église mérite une sérieuse attention. Arrêtons-nous à étudier les causes de l'impression profonde qu'elle produit.

Nous sommes déjà bien loin de la mosaïque de Sainte-Pudentienne, de cette composition magistrale et savamment groupée, où certain souffle

1 V. Ciampini, Vet. monumenta, cap. XXIV, p. 229.

« PrécédentContinuer »