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sont, dans les deux églises, représentés sous la même forme allégorique, sous forme de brebis entourant un agneau.

Voilà donc deux peintures, calquées l'une sur l'autre, et qui devraient, par conséquent, bien qu'à trois siècles d'intervalle, être semblables, ou peu s'en faut. Admettons que la plus récente laissât voir, comme toute copie, moins de franchise dans le trait, plus de lourdeur, plus de mollesse, moins d'accent dans l'exécution; ne semble-t-il pas que, au moins à première vue, l'effet d'ensemble devrait être le même? Eh bien, tout au contraire, c'est à première vue que la ressemblance vous échappe, vous ne la découvrez qu'avec effort et par réflexion. Jamais, d'abord, vous ne croiriez qu'il y ait entre ces deux œuvres l'étroite parenté, la filiation directe que nous venons de constater. Soit impuissance à copier exactement, soit besoin d'innover, d'obéir à son propre goût et au goût de son temps, même en se proposant de suivre les pas d'un autre, l'imitateur, dans cette abside, semble n'agir qu'à sa tête. Les dissemblances sont plus saillantes que les analogies. Déjà bizarres, on s'en souvient, dans la composition originale, les personnages deviennent, dans la copie, tout autrement extraordinaires. C'est une maigreur, une rudesse, une exiguïté de formes, une configuration étroite et anguleuse, un air farouche, inculte, pétrifié, qui semblent constituer une espèce d'hommes à part; et quant aux brebis de la frise, déjà bien peu vivantes et pauvrement dessinées dans l'œuvre originale, elles perdent, dans l'œuvre imitée, tout caractère propre à la race ovine; on dirait des jouets d'enfants, de petits chevaux de bois grossièrement taillés. Vous touchez donc du doigt, en comparant ces deux absides, vous mesurez de l'œil les progrès de la décadence. Même donnée, même composition, mêmes matériaux, même profusion de pierres et de vitrifications dorées et colorées, et cependant effet tout différent; vous êtes dans un autre monde, à un degré plus bas de l'échelle des êtres, vous vous sentez comme en dehors de la civilisation.

Et ce n'est rien encore que de comparer ces deux absides, le contraste est bien plus frappant, s'il s'agit des grands arcs. Dans l'église des Saints-Cosme-et-Damien, en effet, la décoration du grand arc est de beaucoup supérieure à celle de l'abside. La scène est grandiose, c'est le chapitre Iv de l'Apocalypse mis en action. Sujet alors nouveau, car ni dans les catacombes, ni même après l'émancipation, dans les monuments publics décorés au Ive siècle et au commencement du vo, on ne voit aucune trace de cette imagination mystique. Les scènes représentées sur le grand arc de Sainte-Marie-Majeure, par exemple, sont purement historiques, c'est-à-dire empruntées à l'Ancien ou au Nouveau

Testament. La vision de saint Jean n'y figure pas encore1, elle n'apparait qu'au milieu du siècle2, sur le grand arc de Saint-Paul-hors-les-Murs, et devient, dans les siècles suivants, le thème habituel et presque obligé de la décoration des églises. Le trône mystérieux, le trône de l'agneau, les sept candelabres, les quatre animaux fantastiques, symboles des quatre Evangélistes, les vingt-quatre vieillards offrant avec enthousiasme leurs couronnes à l'agneau, tel est le texte entièrement neuf sur lequel ces mosaïstes à demi barbares avaient à s'exercer. Ils s'en tirèrent d'abord avec un rare bonheur, à en juger soit par la restauration moderne de Saint-Paul-hors-les-Murs, soit surtout par ce qui nous reste du grand arc des Saints-Cosme-et-Damien. Les quatre anges, debout devant les candelabres et chantant les louanges de l'agneau, sont remarquablement conçus : ils ont du feu, de la grandeur, un certain rhythme animé qui s'éloigne du calme antique sans tomber dans l'agitation, un caractère original bien adapté au sujet, quelque chose de puissant et d'aérien tout ensemble. Or ces mêmes quatre anges, sur l'arc de Sainte-Praxède, ne sont plus que de pauvres chérubins mesquins, chétifs, étiolés; et le reste de la scène est traduit aussi misérablement.

Il faut pourtant le reconnaître, cette traduction a un mérite: elle comble une grande lacune. L'église des Saints-Cosme-et-Damien a été restaurée il y a déjà longtemps, et la restauration, en fortifiant les pieds-droits du grand arc, a brutalement fait disparaître sous deux massifs de maçonnerie une bonne moitié de la décoration des pendentifs, notamment les vingt-quatre vieillards, divisés en deux bandes, douze d'un côté, douze de l'autre. De ces deux groupes, où les figures symétriquement superposées étaient rangées quatre par quatre, il ne reste de chaque côté qu'un petit fragment de draperie, un bout de manche portant une couronne. Ces deux tronçons seraient incompréhensibles sans le grand arc de Sainte-Praxède, où la scène tout entière se developpe. C'est un spectacle singulier que les mouvements violents, les gestes convulsifs, les grandes robes flottantes et agitées de ces vieillards; et, chose encore plus étrange, tous à la fois ils font le même geste, prennent la même pose, se drapent de la même façon et observent entre eux une égale distance, à un centimètre près. Il n'y a pas de soldats à l'exercice qui exécutent un mouvement d'ensemble avec autant de précision.

'Le seul emprunt fait à l'Apocalypse dans les mosaïques de Sainte-Marie-Majeure est le trône de l'agneau qu'on voit au sommet du grand arc. Sur le tròne est placé l'agneau expirant et un peu plus bas le livre aux sept sceaux. — De 450 à 460.

Peut-être sur le grand arc des Saints-Cosme-et-Damien cette même scène était-elle rendue un peu plus librement; on doit le supposer, puisqu'à Saint-Paul-hors-les-Murs, sur l'arc de Placidie restauré, les vingt-quatre vieillards, divisés aussi en deux groupes, sont dans une attitude sensiblement plus modérée; ils ont plus de souplesse et moins de brusquerie; mais l'effet général n'en est pas moins le même, car là aussi les gestes sont uniformes, les mouvements simultanés.

Qu'est-ce donc que cette manière d'exprimer les sentiments collectifs d'une foule d'hommes réunis, de faire intervenir le chœur, en quelque sorte, de le faire agir et parler, même en peinture? est-ce une réminiscence des traditions antiques? Jamais, à la belle époque de l'art, ni chez les Grecs ni chez les Romains, vous ne trouverez rien de tel : l'expression d'un sentiment, même unanime, s'y manifeste toujours par quelques diversités individuelles. Mais, dans les temps archaïques de la Grèce, il n'est pas rare de voir, soit sur des vases peints, soit sur des bas-reliefs, des séries de personnages dont la pose, le geste, le profil, sont identiquement les mêmes, et qui se drapent dans des étoffes taillées sur le même patron. C'est surtout en Égypte, en Asie, et, par exemple, à Ninive, que cette répétition uniforme de la même expression sur un grand nombre de figures, cette simultanéité de poses et de mouvements, semblent avoir été d'un usage fréquent, comme l'attestent tant de curieux bas-reliefs des musées de Paris et de Londres. Ainsi l'art dégénéré revient, sans le savoir, par une pente fatale, aux instincts et aux procédés de l'art encore enfant. Il faut, du reste, en convenir : une fois admis le principe de cette uniformité mécanique, l'effet peut en être puissant, à peu près comme dans l'harmonie l'effet de certains unissons. L'identité du geste correspond, dans les arts du dessin, à l'identité de la note en musique. Ces pléonasmes sont un moyen matériel et à demi barbare, mais saisissant et presque infaillible, d'accroître chez les spectateurs l'intensité des sensations.

On en pouvait juger en Italie, il y a trente ou quarante ans, lorsque le chorégraphe Vigano faisait représenter ses célèbres ballets, pantomimes hardies, passionnées, qu'exécutaient au même instant et de la même manière tous les choristes à la fois. Cette mise en scène, ou, pour mieux dire, cette manœuvre, semblait d'abord fatigante et presque ridicule; puis bientôt on s'y accoutumait; et rien ne peut donner l'idée du charme irrésistible, de l'entraînement enthousiaste qui résultait, à certains moments, de ces effets de masses symétriques et régularisées. Sont-ce les mosaïques de Sainte-Praxède, est-ce la vue de ces vingtquatre vieillards qui avaient inspiré Vigano? On serait tenté de le croire,

tant la similitude est grande entre son système chorégraphique et l'action simultanée, la mimique uniforme de ces deux groupes de figures.

Nous aurions bien d'autres singularités à signaler sur les parois de Sainte-Praxède, notamment à propos du grand arc de la nef, lequel est revêtu, comme l'arc de l'abside, de scènes apocalyptiques. De nombreux personnages y sont représentés et distribués par groupes. Ce sont des chœurs aussi, mais non plus en action, des chœurs tranquilles et au repos. L'artiste veut exprimer une foule compacte, et dieu sait comme il s'en acquitte! Sa perspective est encore autrement grossière que celle de son confrère de Sainte-Marie-de-la-Nacelle. Évidemment ce grand arc de la nef est ce qu'il y a de plus complétement barbare dans l'église. Certaines parties de la chapelle de saint Zénon, et particulièrement la voûte, laissent voir, à côté des plus tristes misères, quelques restes d'un sentiment décoratif assez élevé; tandis que, sur ce grand arc, rien ne compense la platitude de la pensée et la faiblesse de l'exécution.

N'entrons pas à Sainte-Cécile, nous ne pourrions que répéter ce que nous venons de dire. C'est la même influence, toujours Pascal I, le même goût, le même oubli de la forme humaine, la même disparate entre la richesse des costumes et la difformité de ceux qui en sont vêtus.

Un mot seulement pour constater qu'une autre église, décorée par un des successeurs de Pascal', l'église Saint-Marc, voisine du palais de Venise, possède la mosaïque incontestablement la plus barbare qui soit à Rome. Ce genre de supériorité ne peut lui être refusé. C'est le dernier mot, le nec plus ultra du 1x siècle. Tout respect d'une règle quelconque, toute velléité d'expression, toute notion d'ordre et de beauté, ont disparu de cette œuvre, presque unique en son genre. L'amaigrissement des figures, l'allongement des corps, le rétrécissement des draperies, ne peuvent être portés plus loin.

Et cependant il nous reste encore à visiter un édifice, un seul, pour en avoir fini avec l'ère de la grande décadence à Rome. C'est SainteFrançoise-Romaine, église presque attenante à la basilique de Constantin et décorée par le second successeur de Pascal, le pape Nicolas I", par conséquent du 1x siècle encore, mais de la seconde moitié, de 865 environ. Il n'y reste qu'une seule mosaïque, couvrant la voûte de l'abside, et très-barbare, cela va sans dire. La figure principale, la figure de la sainte Vierge, placée au centre de l'hémicycle, est même une des plus hideuses qui se puisse imaginer, ce qui n'empêche pas qu'il n'y ait dans cette œuvre un singulier mélange de bon et de mauvais, un cachet

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tout particulier, des nouveautés étranges, des lueurs d'espérance, des promesses d'avenir. La composition, par exemple, est d'un genre inconnu jusque-là, du moins en Occident. Les suivants de la sainte Vierge, saint Jean, saint Jacques, saint Pierre et saint André, sont représentés chacun sous un arc à plein cintre porté par deux colonnes se détachant sur un fond d'or. C'est un motif en grand usage au xìo et au xır° siècle, mais qui devient extraordinaire par cette apparition prématurée. N'oublions pas non plus la magnificence tout orientale des costumes, la coiffure presque phrygienne de la madone, et une sorte de tente en forme de coquille qui s'étend sur toute la partie supérieure de la mosaïque, comme pour abriter les personnages. Ce velarium entouré de guirlandes n'est pas d'un goût très-pur : c'est quelque chose d'analogue à certains caprices raffinés qu'on trouve à Pompéi, ou même à quelques fantaisies de notre style pompadour. On voit donc que, si la barbarie n'est pas exclue de Sainte-Françoise-Romaine, elle s'y permet au moins certaines hardiesses et obéit à certains besoins, sinon de progrès encore, du moins de changement.

N'était-ce là qu'un exemple isolé, une exception sans conséquences? Le x siècle, à Rome, a-t-il suivi cette voie entr'ouverte? a-t-il, au contraire, fait retour aux traditions de Sainte-Praxède et de Saint-Marc? nous ne saurions le dire, puisque, à partir de ce moment, les monuments nous font défaut. La lacune est complète à Rome pendant plus de deux siècles. De 868 à 1130 environ pas une mosaïque, pas un reste authentique de peinture décorative. Il faut, pour combler ce vide, parcourir l'Italie, aller à Ravenne, à Venise, à Florence, et là, comme partout, le x siècle est à peu près stérile; ce n'est qu'à son dernier terme et au commencement du xr qu'on découvre quelques franches lueurs, quelques premiers symptômes de véritable aurore.

Sans nous assujettir à recueillir ces témoignages, et sans sortir du cercle où, jusqu'ici, nous nous sommes tenu, les murs de la ville éternelle, nous n'aurions fait qu'un travail incomplet, si nous négligions d'assister au réveil de la mosaïque dans le xir et le XII° siècle. Plusieurs églises offrent encore à Rome de curieux indices de cette résurrection : entrons-y donc, suivons cette nouvelle phase, mais en jetant d'abord comme un dernier regard sur celle que nous venons de parcourir, sur ces six siècles de ténèbres, et sur les questions, non moins obscures, qu'ils soulèvent et qui les dominent.

(La suite à un prochain cahier.)

L. VITET.

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