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Lupula que les généraux polonais avaient échappé, l'année précédente, à une destruction complète auprès de Kaminiec. C'était encore à l'instigation de l'hospodar, prétendait-il, que le kan avait abandonné les Cosaques à Beresteczko. Ses préparatifs terminés, il envoya à l'hospodar une lettre laconique pour lui rappeler ses engagements au sujet du mariage de Domna Rosanda avec Timothée. Il terminait par cette phrase, empruntée, je pense, à quelque chancellerie tartare: «Si tu fausses ta « foi, je te hacherai en si petits morceaux, qu'on aura peine à les retrou« ver, et je jetterai ta poussière au vent. » Justement effrayé de cette menace, Lupula, qui se rappelait de quelle manière Timothée et ses garçons de noce avaient traité la Moldavie deux ans auparavant, s'empressa d'écrire à Kalinowski, pour le supplier d'arrêter les Cosaques, et l'hetman de la couronne, déjà irrité de longue main contre Chmielnicki, saisit avec joie l'occasion de lui infliger soit un châtiment, soit du moins une mortification. Sans consulter la cour de Varsovie, il se dirigea aussitôt avec toute son armée sur Batoh, de manière à barrer le chemin de la Moldavie. Il disposait de plus de 20,000 hommes, dont 12,000 de cavalerie, qu'il établit dans un camp sur la rive droite du Boh. Des bois épais, des marécages, une chaîne de collines parallèles à la rivière entouraient l'armée polonaise et ne lui permettaient pas de s'éclairer facilement; d'ailleurs, comme dans toutes les guerres précédentes, la haine des paysans pour leurs oppresseurs en faisait d'excellents espions pour les Cosaques, et des rapporteurs perfides pour les Polonais.

On leur annonçait que Timothée s'était mis en campagne avec 5 ou 6,000 hommes, Cosaques ou Tartares, tandis qu'en réalité c'était toute une armée qui marchait avec lui. Chmielnicki avait donné 12,000 Cosaques à son fils et 5,000 Tartares, ces derniers sous les ordres de Sultan Noureddin, pobratime ou frère d'adoption de l'Ataman, et qui joignait à ce titre celui de compère [кумь] du fiancé; c'est, dans une noce slave, le rôle qui appartient au principal personnage parmi les invités. En même temps 14,000 Nogaïs ou Tartares du Boudjak s'avançaient par une autre route vers un rendez-vous assigné d'avance aux environs de Batoh. Enfin le vieux Chmielnicki lui-même, avec un corps d'élite, suivait son fils pas à pas, prêt soit à s'effacer pour lui laisser la gloire de vaincre, soit à voler à son secours, s'il rencontrait quelque obstacle inattendu. Pour tromper plus complétement les Polonais, l'Ataman, arrivé à Ladzina, à quelques lieues du camp de Kalinowski, lui écrivit la lettre suivante, qu'il data de Czehrin et de quelques jours plus tôt :

<< Chmielnicki à Kalinowski, l'Ataman russien à l'Hetman polonais, « salut. Je ne dois cacher à Votre Excellence pas mon que fils, garçon très

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volontaire, accompagné de quelques milliers de camarades, s'est mis en route pour aller épouser la fille de l'hospodar de Moldavie. L'affaire ne concernant que lui, je m'étonne d'apprendre qu'une armée polonaise très-considerable est rassemblée sous Batoh, en apparence pour « fermer le chemin à mon fils. Je supplie Votre Excellence, pour le bien de la patrie, de se retirer avec ses troupes, d'autant plus qu'elles se « trouvent dans une mauvaise position militaire. Je crains que les gen» tilshommes de la noce n'engagent par étourderie quelque querelle avec "vos gens, et que mon fils, jeune et ardent comme il est, ne saisisse avec empressement l'occasion de gagner ses éperons. »

Cette lettre étonna beaucoup l'état-major polonais, et fut commentée de maintes façons. Chacun soupçonnait un piége, car cette sollicitude de Chmielnicki pour l'armée de la République était trop nouvelle de sa part pour qu'on la crût sincère, mais nul ne douta que sa lettre n'eût eté écrite à Czehrin, comme la date l'indiquait. Quant au nombre de Cosaques accompagnant Timothée, les expressions vagues dont s'était servi l'Ataman donnaient lieu de croire qu'il n'était pas considérable. autrement, disait-on, Chmielnicki n'eût pas manqué de le marquer exactement, afin de nous inquiéter; d'ailleurs, des rapports adressés au général affirmaient que Timothée n'avait que 5.000 hommes. Kalinowski traitait de plaisanterie la critique faite par l'Ataman de l'assiette du camp polonais, mais un vieux général nommé Prziemski, commandant l'artillerie, et qui s'était fort distingué dans la guerre de Trente Ans au service de Suède, déclara dans le conseil de guerre que Chmielnicki ne disait que la vérité. «Notre position, dit-il, est très-mauvaise en effet, car l'ennemi peut facilement intercepter nos convois et nous «bloquer comme à Zbaraz. Ici notre nombreuse cavaleric nous est inu« tile. Que M. l'hetman l'emmène avec lui de l'autre côté du Dniestr, « où il réunira tous nos détachements, pour revenir bientôt si l'ennemi - se montre. Les vivres que nous avons ici suffiront pour l'infanterie qui restera dans le camp retranché; et, si l'on veut bien m'en confier le <commandement, je me fais fort de tenir deux mois contre tout en"nemi. » Kalinowski rejeta avec hauteur cette proposition, et congédia le conseil de guerre en déclarant qu'il ne laisserait pas échapper une si belle occasion de se venger sur le fils des mauvais traitements que Je père lui avait fait éprouver après le désastre de Korsun.

Kalinowski n'était ni aimé ni estimé de ses soldats; dur et impérieux, il se plaisait à faire montre de son autorité en toute occasion, surtout lorsqu'il pouvait croire ses talents militaires mis en doute. D'ailleurs il était bien difficile qu'une armée composée en grande partie de gentils

hommes, qui se croyaient les égaux de leur général, eut pour lui le respect necessaire à la discipline. L'opinion de Prziemski, partagee par quelques vieux officiers et répandue dans l'armée, fut bientôt celle de tous les soldats mal disposés à l'egard de leur chef. En outre Kalinowski passait pour malheureux, et, pour surcroit, de mauvais presages aug mentaient l'inquiétude et la défiance. Une nuit on avait vu dans le ciel briller un météore semblable à une épée de feu, et, chose terrible, la poignée était à l'orient, la pointe dirigée contre le camp polonais. Il n'en fallait pas davantage pour démontrer aux habiles et aux timides la faute du général et le danger qui menaçait l'armée. Selon les chroniques russiennes, des prédictions encore plus claires auraient dû ouvrir les youx à l'hetman de la couronne. En ce temps-là, il y avait des esprits en Po logne, comme maintenant à Paris. Près du camp, au bord du Boh, on montrait une caverne, résidence d'un esprit invisible, mais qui répondait d'une voix humaine et fort pertinemment aux questions qu'on lui adres sait. Lorsqu'on lui demandait son nom, il disait qu'il s'appelait Spas sowski. Un officier français, probablement gascon, alla le consulter sur le résultat de la campagne. L'esprit lui répondit aussitôt en français: « Allez dire à votre général qu'il décampe au plus vite. Voici venir un «< cruel ivrogne pour lui faire la barbe. Son rasoir est frais émoulu; gare « qu'avec le poil il n'emporte la tête. »

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L'armée polonaise n'avait pas besoin de cet oracle grotesque pour perdre tout sentiment de ses devoirs. Les soldats exprimaient haute ment leur méfiance et leur aversion pour leur général. Les cavaliers surtout montraient les plus mauvaises dispositions, et s'excitaient les uns les autres à la désobéissance. Tout se préparait pour une mutinerie, lorsque, le 29 mai 1652, un corps de Tartares parut en vue du camp polonais. Ils s'avançaient lentement, sans montrer d'intentions hostiles, et comme inquiets de la réception qu'on leur ferait. La vue d'un ancien ennemi, la contenance mal assurée des Tartares, le bruit de l'artillerie dirigée contre eux, réveillèrent quelque ardeur chez les Polonais et la plus grande partie de la cavalerie se lança aussitôt à la poursuite, Quelques instants plus tard des officiers couraient pour rappeler les ca valiers et les ramener à la défense du camp, car on venait d'apprendre que Timothée Chmielnicki avait paru de l'autre côté des hauteurs. Il avait surpris et taillé en pièces des postes avancés, et les fuyards échap pés à ses coups disaient qu'il avait 100,000 hommes. Toute l'armée passa la journée sous les armes devant le camp; mais les bois et les marecages lui dérobaient les mouvements de l'ennemi et la tenaient dans une inquietude d'autant plus grande, que personne ne pouvait en

core mesurer l'étendue du danger. Il n'y eut point de nouvelle alerte, mais on constata la présence de l'ennemi sur plusieurs points, et partout en forces considerables. La nuit vint, et les soldats, rentrés dans leur camp harassés de fatigue, redoublèrent leurs murmures. Excités par des harangueurs qui leur annoncent pour le lendemain un désastre semblable à celui de Korsun, ils se rassemblent en tumulte et passent bientôt à une mutinerie ouverte. Les plus modérés veulent qu'on abandonne le camp à l'aube pour se replier au delà du Dniestr; d'autres proposent de livrer Kalinowski aux Tartares, ou bien à Chmielnicki, dont, par ce moyen, on ne peut manquer d'obtenir la protection. Au jour levant, l'hetinan de la couronne trouve son armée dans la plus deplorable confusion : la cavalerie faisant ses préparatifs de départ; l'infanterie et l'artillerie ébranlées, conservant encore pourtant quelque respect pour leurs chefs, Marko Sobieski et le vieux Prziemski. L'hetman se montre aux mutins et essaye de les rappeler au sentiment de l'honneur militaire. C'est en vain que tour à tour il emploie les prières et les menaces, la cavalerie l'accueille par des huées et des injures, quelques-uns dirigent leurs armes contre lui. Furieux, il court à l'infanterie allemande, la fait mettre en bataille, et, rassuré par sa prompte obéissance, il ordonne à l'artillerie de tourner ses pièces contre les séditieux. « Les lâches! s'écrie-t-il, je saurai les réduire, je les rendrai « braves malgré eux!» Cette démonstration demeurant impuissante, il commande de faire feu sur la cavalerie. Aussitôt cinquante-six pièces, chargées à cartouches, tonnent contre les rebelles, et l'infanterie, composée en majorité d'Allemands, fait également contre eux une décharge meurtrière. Au même moment plusieurs incendies se déclarent dans le camp, toutes les meules de fourrage sont en feu, et un vent violent. pousse les flammes sur les tentes et les chariots. Etait-ce un accident fortuit, un complot des mutins pour obliger le général à lever le camp, enfin un signal convenu entre des traîtres et l'ennemi? L'arrivée soudaine des Cosaques et des Tartares couronnant les hauteurs parallèles au Boh, porte au comble le désordre et la terreur. Après un moment de stupéfaction à la vue des Polonais tirant les uns sur les autres, les Cosaques se précipitent sur les deux partis en poussant des cris de triomphe. La cavalerie, déjà décimée par les décharges dirigées contre elle. ne rendit pas de combat, et prit la fuite au hasard; mais déjà les bois où quelques-uns cherchaient un refuge étaient occupés par l'ennemi. La plupart, courant devant eux sans savoir ce qu'ils faisaient, se jetaient dans le Boh et s'y noyaient par centaines. Kalinowski, suivi de quelques gentilshommes, se lança au milieu des Cosaques en criant qu'il

ne voulait pas survivre à sa honte. Démonté, blesse plusieurs fois, il combattait encore, lorsqu'une flèche tartare lui donna le coup de grace. L'in fanterie allemande, commandée par Sobieski, se defendit quelque temps avec courage; mais, en voyant paraître tout à coup les Nogais prêts à l'attaquer par derrière, elle jeta ses armes et demanda quartier. Le combat n'avait pas duré une heure, mais le massacre ne faisait que commencer. Dans la plaine, dans les bois, au bord de la rivière, les Cosaques s'acharnaient après les fuyards.

Un Tartare apporta à Noureddin la tête de Kalinowski. Le sultan la prit et la montra aux Cosaques en disant : « Voilà la tête de ce coquin « qui avait juré de nous envoyer sa rançon en Crimée, et il a faussé sa « parole. — Sultan, s'écria le colonel Zolotarenko, beau-frère de Chmiel<«<nicki, donne-nous cette tête pour en faire cadeau à notre petit père, » C'est le nom que les Cosaques donnaient à l'Ataman. Noureddin lui remit son sanglant trophée; mais il reprocha à Timothée et à Zolotarenko de ne pas arrêter la fureur de leurs soldats, qui ne faisaient pas de prisonniers. «<Laisse-les s'amuser1, répondit Zolotarenko. Laisse-leur tuer « des Liakhs tant qu'il en restera. Pourquoi s'embarrasser quand on « voyage, disait Timothée. Noureddin représentant que ces amusements lui faisaient perdre de belles et bonnes rançons, les colonels cosaques lui offrirent aussitôt de lui payer tant par tête de Polonais. Le Tartare fit son prix, et, sans marchander, les Cosaques achetèrent le droit de

tuer.

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Sur les bords du Boh se renouvelèrent les sanglantes saturnales des Chérusques après la défaite de Varus. Les Cosaques élèvent à la hâte une large plate-forme, afin que le spectacle qui s'apprête ne soit perdut pour personne. Çà et là ils disposent des tonneaux d'eau-de vie défoncés. La musique sauvage des régiments zaporogues a retenti. On entonne les chansons du steppe. Au milieu de cris de triomphe et de refrains bachiques se forment des rondes et des danses; puis, sur la plate-forme, à la lueur des flammes qui consument le camp polonais, de longues files de prisonniers s'avancent au milieu de rires et de plaisanteries de cannibales. Chacun veut avoir l'honneur d'être bourreau à son tour. L'un frappe en criant le nom de son village brulé par les Polonais, un autre rappelle le nom d'un camarade mort; mais c'est surtout le cri de Beresteczko qui redouble leur rage et fait rouler le plus de têtes. Prziemski, amene sur la plate-forme ruisselante de sang, défia se bourreaux en accablant d'imprécations leur Ataman. Par l'ordre de

1. Дайше намъ, сулшане, пошишышыся : побышы лякить, що остались,

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