Images de page
PDF
ePub

Timothée il subit le supplice le plus long et le plus cruel, sans que son courage se démentit un instant. Les mourzas tartares étaient indignés et suppliaient Noureddin d'intervenir. A leurs reproches, les Cosaques répondaient en leur jetant des poignées de ducats, et les priant de ne pas se mêler de leurs affaires. Inquiets pourtant que le sultan ne revînt sur son marché, ils appelèrent à leur aide les Nogais, Tartares plus féroces que ceux de la Crimée, et le massacre s'acheva avec précipitation. Plus de quinze mille Polonais avaient péri égorgés dans la déroute ou noyés dans le Boh; cinq mille furent sacrifiés en cérémonie. Un trèspetit nombre, grâce à la bonté de leurs chevaux, entre autres le fils de Kalinowski, parvinrent à traverser la rivière, mais tous furent tués çà et là par les paysans insurgés. Pas un seul n'échappa pour raconter en Pologne ce grand désastre, et de toute l'armée, moins de trois cents hommes survécurent, sauvés par les femmes tartares, qui leur donnèrent des voiles, et qui les cachèrent dans leurs chariots après leur avoir barbouillé le visage avec de la poudre. Parmi le grand nombre de gentilshommes d'illustre maison victimes de cette cruelle journée, personne ne fut plus généralement regretté que Marko Sobieski. Son frère Jean, auquel un si briliant avenir était réservé, l'avait accompagné jusqu'alors dans toutes ses expéditions. Cette fois, une blessure reçue dans un duel l'avait retenu loin de l'armée, et il vécut pour venger Marko et son pays.

Trois jours après le vieux Bogdan arriva sur le champ de bataille. Déjà il avait reçu la tête de Kalinowski, et peut-être avait-il retardé sa marche pour ne pas arrêter le carnage. Il se montra fort mécontent et gourmanda son fils et ses colonels pour avoir combattu sans son ordre. Les Cosaques avaient encore trente Polonais vivants, qu'ils réservaient pour des supplices raffinés. L'Ataman se les fit livrer, leur donna des habits, et déplora devant eux ce qu'il appelait l'étourderie de son fils. Apprenant que les Tartares avaient caché deux cent cinquante-six autres prisonniers, il loua leur générosité, paya les rançons et les fit conduire à Czehrin, en leur promettant de les mettre en liberté dès qu'ils l'auraient remboursé de ses avances. Il fit enterrer honorablement le corps de Kalinowski, qu'on rechercha par son ordre, et qui fut reconnu à la lettre de Chmielnicki conservée dans sa poche. Puis il disposa sommairement du butin. Pour lui-même il prit l'artillerie des Polonais, et abandonna le reste aux Tartares, c'est-à-dire fort peu de chose, car l'incendie du camp avait presque tout consumé. Tandis qu'il faisait parade d'humanité devant ses Cosaques, il faisait annoncer au frère de Kalinowski, campé avec quelques troupes aux bords du Dniepr, la mort de l'hetman et la destruction de son armée, et lui envoyait un cheval avec les

"

crins coupes et une corde autour du cou. Pour les Slaves de cette époque un pareil present etait la plus sanglante injure.

Je ne sais s'il faut voir une derision semblable dans la lettre qu'il adressa en même temps à Jean Casimir. «Mon fils, écrivait il, était en <«< route pour aller prendre femme, lorsque tout à coup Kalinowski lui a barré le chemin, contre le droit des gens, lorsque Dieu laisse libres la << terre et l'eau aux bons comme aux méchants. J'avais averti monsieur <«<l'hetman, et lui avais conseillé de ne pas se mettre à la traverse, Je « supplie votre Majesté de pardonner à mes Cosaques, si, mauvaises têtes «<par nature, ils ont poussé la plaisanterie un peu trop loin. » On eût dit qu'il s'agissait d'excuser un tour d'écolier.

A la nouvelle de la journée de Batoh, tous les détachements polonais qui se trouvaient en Ukraine, en Podolie et même dans la Sévérie, se hâtèrent de faire leur retraite, car déjà tout le pays se soulevait contre eux. Chmielnicki ne poursuivit pas leurs bandes fugitives. Il pouvait entrer à leur suite en Pologne, car il n'y avait plus d'armée pour lui résister, mais ce qu'il avait de plus à cœur, c'était d'affermir son autorité en Ukraine. Modéré dans le triomphe, il parut ne prétendre à en retirer d'autres fruits que l'exécution du traité de Zborow. En effet, ses premières mesures eurent pour but de rassurer les gentilshommes propriétaires, de les prendre sous sa protection, et de rappeler aux paysans qu'ils eussent à payer à leurs seigneurs les redevances accoutumées. On a déjà vu que l'idée de l'émancipation complète des Russiens n'avait ja mais été admise par l'Ataman; tout au plus s'était-il appliqué à rendre leur position meilleure et leur servitude tolérable, mais jamais il n'avait pensé à leur accorder des droits égaux à ceux des gentilshommes ou des Cosaques enregistrés. Chmielnicki voulait des priviléges pour ses soldats; les paysans rêvaient une indépendance absolue, et cette séparation de vues et d'intérêts devait continuer à être pour l'Ukraine une cause per manente de désordre et de faiblesse.

(La fin à un prochain cahier.)

P. MÉRIMÉE.

Éphèse et le temple de Diane, par Édouard Falkener.

Londres, 1862.

DEUXIÈME ET DERNIER ARTICLE '.

Le temple de Diane.

Le temple de Diane a été l'objet de traités spéciaux dans l'antiquité. Chersiphron et Métagène composèrent un volume sur ses proportions et sur l'ordre ionique, dont il était la plus éclatante manifestation. Démocrite en parla à son tour. Philon avait écrit un ouvrage dont un fragment nous est resté2 : ce n'est malheureusement qu'une description des fondations fort ampoulée. Mais tel est le jeu de la destinée : ce temple si célèbre, on en ignore encore l'emplacement. Les voyageurs modernes ont beaucoup parlé de ce problème. Si je voulais reproduire et discuter toutes les opinions émises à ce sujet, un article entier n'y suffirait pas. M. Falkener réfute avec assez de vraisemblance des hypothèses qui ne reposent point sur des faits certains. Lui-même propose un emplacement nouveau, en tombant dans les errements de ses prédécesseurs, c'est-à-dire sans s'appuyer sur des faits matériels et sur des découvertes. Tous les raisonnements ne vaudront jamais un coup de pioche au lieu de me prouver, par les rapprochements les plus ingénieux, que là devait être le temple, frappez le sol et montrez où il est. Ephèse a été ruinée, bouleversée, mais jamais au point de ne conserver aucune trace de son passé. Non-seulement la terre recouvre des débris d'entablements, de colonnes, de frises, mais le soubassement a dû demeurer intact. Assis sur un marais desséché, au fond d'un port artificiel auquel il touchait par d'immenses escaliers, le temple d'Ephèse a été établi sur les fondations les plus solides et les plus savantes. Je m'étonne qu'aucun des explorateurs qui ont étudié la question n'ait entrepris des fouilles, ou, du moins, dans les parties marécageuses, des sondages, moins difficiles qu'on ne le croit. Je le sais par expérience, puisque j'ai reconnu, par une série de sondages semblables, les ports et les quais de Carthage, disparus sous les sables, sous la vase et sous

1

Voir, pour le premier article, le cahier d'avril 1863. De raculis. VI.

[blocks in formation]

per

les infiltrations de la mer. Il y a là, pour un voyageur capable de sévérance, un noble but. Certes, celui qui retrouvera les débris du temple le plus vaste et le plus fameux de l'Ionie sera récompensé par l'estime du monde savant: or la découverte me paraît infaillible.

En acceptant donc des études qui ont toujours un caractère hypothétique et provisoire, je redirai les preuves qui semblent à M. Falkener propres à déterminer l'emplacement du temple de Diane. Son système n'a rien que de plausible: toutefois il serait téméraire de se prononcer, quand d'un jour à l'autre une découverte qu'il faut prévoir nous donnera la certitude.

En premier lieu, il est constant, d'après les auteurs', que le temple de Diane était en dehors de la ville, sur le bord de la mer 2, ou plutôt. ce qui est plus précis, au fond du port sacré 3. Le port sacré, étant séparé de la mer par un long canal navigable, a pu être considéré comme un lac; peut-être n'était-ce, dans le principe, qu'un lac qui fut agrandi, régularisé, creusé, pour servir d'abri aux vaisseaux. Pline dit que le temple, de peur des tremblements de terre, avait été établi au milieu d'un marais consolidé. La raison semble assez peu sérieuse, et, d'un autre côté, il est évident qu'il ne faut point se figurer les ruines submergées par le marais qu'on voit aujourd'hui à peu de distance. La partie sur laquelle le temple avait été construit a dû être remblayée de telle sorte dans l'antiquité, les débris qui se sont accumulés et que la terre et l'herbe ont peu à peu recouverts ont dû être si considérables dans les temps modernes, qu'il faudrait plutôt fouiller un tumulus que le fond d'un marais. Enfin le temple était situé entre les deux bras d'une petite rivière qui s'appelait le Sélinus. Ces renseignements circonscrivent d'une façon notable l'espace où il faut chercher : cependant, comme l'étendue exacte et les limites du port sacré ne sont point connues, comme le terrain compris entre deux bras d'une petite rivière dont le cours a changé est assez étendu pour embarrasser l'explorateur, comme le Caystre, d'après le témoignage de M. Falkener, coule aujourd'hui sur le bassin du port sacré, après l'avoir ensablé et comblé, on voit que rien ne peut être affirmé avec évidence. M. Falkener le sent et il s'appuie sur d'autres inductions.

4

Vitruve nous apprend, par exemple, que le temple était à un mille et demi des carrières du mont Pion, d'où le marbre fut tiré pour le

'Hérod. I, xxvi; Strabon, p. 641; Diog. Laert. IX, 1. 2 Hérod. II, x; Strab. p. 691; Plin. Hist. nat. II, xcı; Callimaque, Hymn. V, v. 237. — 3 Athén. p. 361; Strab. p. 639. Plin. Hist. nat. V, xxx1; Xénoph. Anab. V.

[ocr errors]

bâtir. Xénophon dit qu'il était à sept stades de la ville, et Strabon à deux portées de javelot (mais il est juste de dire que la ville s'était étendue, et, par conséquent, rapprochée du temple à l'époque où vivait Strabon). Il serait trop long de reproduire ici les calculs et les raisonnements auxquels M. Falkener se livre pour accorder ces témoignages et en tirer quelque clarté. Je renvoie à son ouvrage, et je persiste à conclure que des fouilles intelligentes peuvent seules trancher la question.

Il est attesté par les anciens que le temple de Diane fut reconstruit huit fois. Le temple primitif, qu'on attribuait aux Amazones, deux autres qu'on rebâtit ensuite, furent détruits par le feu1, de même que le vieux temple de Junon Argienne avait été brûlé par l'imprudence de la prêtresse Chrysis. Rien n'était plus fréquent que l'incendie des temples grecs, avec leurs charpentes de bois, leurs guirlandes de feuillage desséché, avec les offrandes sans nombre qui les remplissaient. C'est pourquoi les architectes du siècle de Périclès essayèrent de couvrir la plus grande partie des édifices avec des poutres de marbre. Le quatrième temple d'Ephèse fut livré aux flammes par Lygdamis 2, sous le règne d'Ardys II, roi de Lydie. Callimaque, cependant, dans son hymne à Diane, affirme que Lygdamis fut repoussé par la puissante déesse 3.

Le cinquième temple était encore debout sous le règne de Servius Tullius à Rome (557 avant J. C.), et l'on croyait généralement qu'il avait été construit à l'aide des contributions volontaires des peuples de l'Asie Mineure; c'est pourquoi Servius persuada aux Latins de s'unir à lui, afin d'élever de même à Diane un temple qui serait une occasion de rapprochement et d'alliance entre Rome et les pays voisins.

Le sixième temple fut établi sur un emplacement autre que l'emplace ment des temples précédents. Peut-être un tremblement de terre avaitil renversé le cinquième temple, si l'on en juge par le soin que prennent les Éphésiens de chercher un sol que ne puissent ébranler des mouvements souterrains, et ce sol est le milieu d'un marais. Théodore de Samos, architecte et sculpteur, jeta les fondations; mais ce ne fut que vers 460 avant J. C. que Chersiphron et Métagène entreprirent les constructions véritables. Les matériaux qu'ils employaient, architraves, tambours de colonnes, chapiteaux, étaient si énormes et d'un poids si extraordinaire (c'était le marbre du mont Pion), qu'il fallut inventer des machines nouvelles pour les amener des carrières aux chantiers. La pire difficulté fut d'élever les architraves immenses sur le sommet des

2

3

1 Plin. Hist. nat. XVI, LXXIX. — Hésych. sub verb. Callimaque, v. 251 à 258.

« PrécédentContinuer »