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légende qui est devenue, avec le progrès des temps, bien déraisonnable, surtout entre les mains des Persans et des Turcs; mais l'histoire a son ample part dans les traditions que les premiers califes se sont attachés à recueillir; et ces traditions offrent toute l'exactitude qu'on peut exiger de cette époque et de ces pays. Chez une nation où il n'y avait ni administration, ni presque de gouvernement organisé, on ne pouvait procéder autrement qu'on ne l'a fait: à défaut d'archives et de papiers d'État, que ces peuples n'ont jamais employés et n'emploient pas encore, on a interrogé des témoins dignes de foi, et l'on a consigné scrupuleusement leurs dépositions, qui ont bientôt acquis un caractère officiel et orthodoxe. Une enquête de ce genre, si elle avait eu lieu dans une civilisation telle que la nôtre, aurait été accomplie probablement avec plus de précision et de régularité; mais il est douteux qu'elle l'eût été avec autant de candeur; et nos historiographes, quand nous en avons eu, n'ont pas brillé par une véracité irréprochable. Au contraire, on peut se fier aux musulmans des premiers siècles de l'hégire; et, si parfois ils ont été égarés par leur enthousiasme, jamais, du moins, ils n'ont calculé le mensonge. Ce n'est pas une des moindres singularités de l'Islâm d'avoir porté une si vive lumière sur ses origines; et c'est un avantage qui restera son privilége parmi les peuples qui tiennent une place sur la scène de l'histoire. Somme toute, il n'y a pas de nation au monde qui ait moins perdu de cette partie de son passé qu'elle voulait conserver; et la nôtre, par exemple, malgré de très-légitimes prétentions, connaît beaucoup moins bien Charlemagne que les musulmans ne connaissent Mahomet, venu près de deux siècles avant lui.

Cependant, tout grand qu'est Mahomet, il n'a point échappé à la loi commune. Seul parmi les chefs des hommes, il a fondé tout à la fois une religion, un peuple et un empire. Mais il a trouvé des matériaux tout préparés pour son œuvre deux grandes croyances antérieures, auxquelles il a fait les plus larges emprunts, des populations idolâtres cherchant un dogme nouveau qui leur fût approprié, et des tronçons épars d'une nation qui ne demandaient pas mieux que de se réunir sous un chef vénéré et puissant, pour terminer une anarchie séculaire et dévastatrice. Ce n'est rien ôter au génic de Mahomet que de montrer comment son succès a été possible. Bien d'autres ont échoué là où il a réussi; et sa part individuelle reste immense, quelle que soit celle des circonstances où il a paru et sans lesquelles il serait inexplicable.

Il est d'ailleurs inutile de remonter très-haut dans l'histoire du peuple arabe, ou, pour mieux dire, de ces tribus innombrables, aussi obscures que divisées, qui parcouraient et peuplaient la presqu'île arabique,

depuis l'Yémen, l'Hadramaut et le Mahra, au sud, jusqu'au golfe Persique et à la Syrie, au nord; et depuis l'Oman et le Bahrayn à l'est, jusqu'au Hidjâz à l'ouest, en passant par le Nadjd, ou pays haut, qui occupe tout le centre. Ces tribus se vantaient en général de descendre d'Abraham; et leur langue, par ses rapports avec l'hébreu, attestait que le peuple arabe et le peuple juif avaient un même berceau. C'était donc du nord que la population était arrivée dans la presqu'île; mais il paraît bien qu'avant cette invasion le midi de l'Arabie avait ses habitants indigènes, qui se distinguèrent longtemps de leurs voisins et des conquérants 2.

Toutes ces peuplades étaient perpétuellement en guerre les unes avec les autres. Dans une contrée brûlante et déserte, la vie était excessivement pénible; et l'on s'arrachait mutuellement par le pillage le peu de richesse que procurait un travail accablant et précaire. L'élève des troupeaux était la ressource ordinaire de ces races nomades. Les plus industrieuses et les plus assises s'adonnaient au commerce, et de grandes caravanes partaient chaque année du sud pour aller au nord en Syrie et en Mésopotamie échanger et rapporter des marchandises précieuses et rares. Mais il fallait toujours avoir les armes à la main pour défendre ces sociétés ambulantes de marchands, qui étaient en même temps des guerriers. Ces caravanes étaient forcées de ne point traverser le centre, qui restait à peu près inaccessible; elles s'éloignaient peu des bords de la mer en contournant la presqu'île, soit par l'est, soit surtout par l'ouest. Les principales suivaient le Hidjâz sur les côtes de la mer Rouge, et elles y avaient quelques stations importantes, où elles pouvaient trouver de l'eau et renouveler leurs provisions 3.

Ces stations devinrent naturellement des villes où les populations se fixèrent un peu davantage; mais ces villes furent toujours très-peu nom

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1 M. Caussin de Perceval a consacré ses deux premiers volumes presque tout entiers à l'histoire très-confuse de ces tribus depuis les temps les plus reculés jusqu'à Mahomet. C'est une suite non interrompue de combats, de pillages, de vengeances, d'établissements et de ruines de principautés. C'est un tableau fort curieux, qui fait bien comprendre la vie de ces nomades à demi sauvages. (Voir aussi le I volume de M. W. Muir, p. cvI à CCLXXI.) — Il est à remarquer que le nom d'Arabes, Ariba, est celui des plus anciens habitants de la contrée. Hidjâz en arabe signifie barrière, et l'on désigne par là les chaînes de montagnes qui s'étendent de la Palestine à l'extrémité sud de la presqu'île et à l'Yémen. Elles courent parallèlement à la mer Rouge. Le Hidjâz est ainsi une longue bande de près de cinq cents lieues et d'une largeur variable. Il est probable que les caravanes y étaient plus protėgées contre les vents d'est qu'elles n'auraient pu l'être sur les hauts plateaux du Nedjd.

breuses, et c'est à peine si l'on en compte cinq ou six vraiment illustres dans le cours des temps: Mareb ou Saba dans l'Yémen; Guerra sur le golfe Persique et sur la route de l'est; Pétra au nord-ouest avec son port d'Akaba sur la mer Rouge, puissante et très-riche entre les mains des Nabatéens, au début de l'ère chrétienne, grâce à la protection de Rome; Hira, fondée deux siècles plus tard sur les bords de l'Euphrate, non loin de la moderne Koufa, et qui fut le siége d'un empire arabe assez étendu jusqu'à la conquête sous Mahomet; et, par-dessus toutes les autres, la Mecque et Yathrib, depuis Médine, auxquelles étaient promises de si grandes destinées, et qui se trouvaient placées dans une heureuse situation, à mi-chemin à peu près de l'Yémen et de la Syrie 1. A part ces villes, qui ne purent jamais être très-peuplées, ni très-tranquilles, le reste de la contrée était sans cesse livré au désordre, par suite des déplacements nécessaires de toutes ces tribus, de leurs dissensions et de leurs luttes implacables.

Cependant, au milieu même de ces troubles permanents, il y avait entre elles quelques liens qui pouvaient amener un meilleur avenir. Ainsi elles avaient établi des marchés annuels, où l'on se rendait de toutes les parties de l'Arabie, celui d'Ocâzh entre autres, oasis entre Taïf et Nakla, non loin de la Mecque. Ce marché se tenait le premier jour du septième mois de l'année. A ces réunions, les tribus ennemies vidaient souvent leurs différends par arbitres; elles échangeaient leurs prisonniers de guerre; elles réglaient une foule d'affaires communes, pour lesquelles on n'avait pas d'autres occasions aussi commodes. Surtout, on y faisait assaut de poésie; car ces peuplades, toutes barbares qu'elles étaient, aimaient les vers presque aussi ardemment que les combats; et, dans les intervalles de loisir que laissaient toujours les transactions, chaque tribu produisait son poëte le plus habile; le concours était jugé par l'assistance entière, et le vainqueur, outre la gloire qu'il acquérait pour lui et pour les siens, voyait souvent sa cacîda, transcrite en lettres d'or, attachée aux murs sacrés de la Caba de la Mecque. Ces poëmes, sanctionnés par le libre assentiment des auditeurs, devenaient célèbres sous le nom de Poëmes dorés ou Poëmes suspendus (Moudhahabât ou Moàllacât)2.

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La Mecque et Médine font partie du Hidjâz. La Mecque est plus spécialement, avec Djeddah, dans le Tihâma, ou contrée chaude et maritime. 2 M. Caussin de Perceval a donné la traduction de plusieurs de ces Moàllacât, dans son second volume celle d'Imroulcays, fils de Hodjr, p. 326; celle de Tarafa, p. 352; celle de Hârith, fils de Hilltzé, p. 366; celle d'Amr, fils de Colthoum, p. 384; celle d'Antara, p. 521; celle de Zohayr, fils d'Abou-Solma, p. 530, etc. Tous ces poëtes

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Mais la poésie malheureusement peut s'accorder très-bien avec des mœurs grossières et féroces; elle ne les adoucit qu'à la longue; quelquefois même elle ne peut rien sur elles, et la délicatesse de l'esprit qu'elle suppose n'exclut pas les habitudes les plus sanguinaires et les plus odieuses. Il y en a mille exemples à côté de celui que nous présentent les Arabes de ces époques reculées.

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Du reste, comme, pour se rendre à ces marchés annuels et en revenir avec une suffisante sécurité, il fallait un certain temps, et qu'ils étaient toujours précédés ou suivis de quelque pèlerinage à des lieux saints, la nécessité avait imposé une trêve à la fureur des combats; il avait quatre mois dans l'année où il était interdit de se servir des armes et d'inquiéter les caravanes et les voyageurs. On ne peut pas On ne peut pas croire que, tout indispensable qu'était cet usage, il n'ait jamais été violé; mais combattre durant les mois réservés était toujours un sacrilége que l'on regardait généralement avec horreur, et qui provoquait les plus terribles expiations 1.

Quant à la religion de ces peuplades, elle était aussi ardente que toutes leurs autres passions; mais elle était, comme il est facile de le supposer, bien peu éclairée. Jadis elle avait été celle même d'Abraham. c'est-à-dire l'adoration d'un Dieu unique, aux volontés duquel l'homme devait être profondément soumis; mais ensuite ces pures notions, que l'Islâm devait réveiller, s'étaient éteintes, et une aveugle idolâtrie les avait remplacées presque partout. Cette idolâtrie était descendue même au plus absurde fétichisme; et, outre les divinités particulières de chaque tribu, représentées le plus souvent par des statues, les adorations s'adressaient aux objets les plus vulgaires de la nature; et, par exemple, à des pierres. Cependant les antiques relations entre les Juifs et les Arabes avaient toujours continué, et le judaïsme avait fait bon nombre de prosélytes; il avait poussé ses colonies laborieuses et avides dans les parties septentrionales de la presqu'île, et elles étaient parvenues jusqu'à Médine et à la Mecque, sans se mêler à la population

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sont un peu antérieurs à Mahomet ou ses contemporains. Ils ne chantent guère que l'amour ou les batailles, leurs plaisirs ou leurs exploits. - 1 Ainsi, peu d'années après la naissance de Mahomet, les Coraychites et les Benou-Hawâzin en vinrent aux mains pendant le mois lunaire de Dhoulcada, où se tenait la foire d'Ocâzh. Le souvenir de cette lutte impie a été consacré sous le nom de guerres du Fidjar, ou guerres sacriléges. Elle avait commencé par des défis individuels et des rixes durant le marché. Aussi, pour prévenir le retour de ces scènes déplorables, on convint que chacun serait tenu de déposer ses armes avant de prendre part à la foire, et elles étaient confiées pour ce temps à quelque personnage considérable. (Caussin de Perceval, t. I, p. 296 et suiv.)

indigène. Dans le r° siècle de notre ère, un des plus illustres tobbas ou rois de l'Yémen avait converti ses sujets à la foi juive.

A côté du judaïsme, le christianisme avait fait plus de conquêtes, sans étendre non plus son action très-loin. Il avait pénétré en Arabie par le nord et aussi par le sud. Dès le second siècle, saint Barthélemy et saint Panténus, parti d'Alexandrie, avaient, disait-on, prêché le christianisme dans l'Yémen. Ce qui est plus certain, c'est qu'en 343 l'empereur Constance II y envoyait une ambassade pour s'assurer de l'alliance des princes himyarites contre la Perse. Dans cette ambassade se trouvaient un évêque et des moines, qui obtinrent, malgré l'opposition des juifs, la permission de bâtir trois églises : l'une à Zhafâr, capitale du tobba; l'autre à Aden, entrepôt, dès cette époque, du commerce des Indes; et une dernière dans une ville sur le golfe Persique. Cette mission avait eu surtout pour résultat d'établir des relations suivies entre Constantinople et les chrétiens de l'Yémen. Aussi, lorsque la ville chrétienne de Nadjrân fut saccagée et détruite, en 523, par le féroce DhouNowâs, fervent adepte du judaïsme 1, les victimes adressèrent leurs plaintes à l'empereur Justin I". Sur sa prière, le nédjâchi ou roi d'Abyssinie, nommé Caleb, se chargea de punir les forfaits de Dhou-Nowâs. L'Yémen fut conquis par les Abyssins, et converti au christianisme vers l'an 530; saint Grégentius, qu'y avait envoyé le patriarche d'Alexandrie, donna à cette contrée un code, emprunté en grande partie aux lois romaines 2. Mais l'empire himyarite, un instant détruit, se releva contre l'étranger par l'appui de la Perse; et, sous les vice-rois qu'elle maintint dans l'Yémen, les religions païenne, juive et chrétienne purent jouir d'une tolérance égale, jusqu'à ce qu'elles vinssent toutes les trois disparaître dans l'islamisme 3, un siècle environ après la conquête abyssinienne.

Ainsi, ni le judaïsme ni le christianisme n'avaient pu faire des progrès bien étendus ni bien durables dans la presqu'île. Tantôt accueillis, tantôt repoussés, ils n'avaient pas jeté de racines profondes et solides. De longs siècles d'efforts inutiles attestaient non pas précisément leur impuissance, mais l'incapacité des races qu'ils essayaient de convertir à des dogmes et à des mœurs qui n'étaient pas faits pour elles. Au fond.

1 M. Caussin de Perceval, Essai sur l'histoire des Arabes, t. I, p. 121 et suivantes. -Lambecius, dans ses Commentaires sur la Bibliothèque impériale de Vienne, t. V, p. 131, nous apprend que l'original de ce code, écrit en grec, se trouvait dans la riche collection dont il faisait le catalogue. (Voir M. Caussin de Perceval, Essai sur l'histoire des Arabes, t. I, p. 143.) C'était un immense bienfait que ce code apporté aux Arabes de l'Yémen par un évêque chrétien; mais le peuple auquel il s'adressait n'était pas mûr pour en profiter. - M. Caussin de Perceval, ibid. p. 159.

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