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l'idolâtrie était restée la religion dominante; et, par la diversité capricieuse à laquelle elle se prêtait, elle convenait beaucoup mieux à l'indépendance turbulente et à la division infinie des tribus, qui la pratiquaient avec le plus violent fanatisme. Aussi, quand un des vice-rois abyssins de l'Yémen, Abraha-el-Achram, fit construire, en concurrence contre la Mecque, une magnifique église à Sana1, et prétendit y attirer les hommages des Arabes, aux dépens de la Càba, le soulèvement fut général. En vain Abraha-el-Achram conduisit une armée sous les murs de la Mecque, l'année même de la naissance de Mahomet (570 après J. C.); sa défaite ne fit que donner à l'idolâtrie plus de force et de cohésion.

Parmi tous les lieux saints qu'avaient consacrés les respects superstitieux des peuples et les intérêts du commerce, la Mecque tenait la première place; et, comme les caravanes les plus importantes devaient nécessairement y passer et s'y arrêter, elle avait acquis un renom qui s'était propagé dans l'Arabie entière 2. On en faisait remonter l'origine vénérable jusqu'à Abraham lui-même; et la fameuse source de Zemzem était celle que le jeune Ismaël avait fait jaillir du sol, lorsque, perdu dans le désert, il allait y périr de soif avec sa pauvre mère. La Càba avait été construite par Abraham, de ses propres mains, quand il était venu revoir son fils exilé; et la pierre noire incrustée dans un des angles du temple, pour marquer le point où doivent commencer les tournées des pèlerins (Tawâf), avait été apportée des cieux par l'ange Gabriel. D'abord elle était d'une blancheur éblouissante; mais l'attouchement des pécheurs l'avait bientôt noircie. Non loin de cette pierre miraculeuse, on montrait, et l'on montre encore aujourd'hui, un fragment de roche sur lequel montait Abraham (Macâm Ibrahim) avec son fils Ismaël, pour travailler plus à l'aise. Abraham avait donné à la Càba d'assez petites dimensions: neuf coudées de haut, sur trente-deux de long et vingtdeux de large. Elle n'avait pas de porte qui la fermât, et elle était au niveau du sol au lieu d'être élevée au-dessus, comme elle l'est actuellement 3. Détruite par l'irruption d'un torrent, vers le milieu du

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M. Caussin de Perceval, Essai sur l'histoire des Arabes, t. I, p. 143, 144 et 269.Diodore de Sicile est le premier historien de l'antiquité, un demi-siècle avant l'ère chrétienne, qui parle des temples vénérés par les Arabes, et d'un, entre autres, qui passait pour le plus saint de tous dans l'Arabie entière, l. III, ch. XLIV, pag. 157, lig. 53, édition Firmin Didot. Mais les renseignements donnés par Diodore de Sicile ne sont pas assez clairs pour qu'on puisse affirmer qu'ils se rapportent au temple de la Caba. Il parle aussi d'un autre temple moins célèbre, même livre, ch. XLIII, § 4. 3 M. W. Muir a donné plusieurs plans pour représenter la ville de la Mecque avec

second siècle de notre ère, elle avait été reconstruite par la tribu des Djorhom, qui dominaient alors la Mecque. Cinquante ans plus tard environ, elle avait été pieusement visitée par un tobba de l'Yémen, AbouCarib (vers 206 de l'ère chrétienne), qui l'avait couverte d'étoffes précieuses, et y avait fait poser une porte avec une serrure, pour mettre en sûreté les dons précieux qu'apportait sans cesse la générosité des pèlerins.

La garde d'un temple si vénéré était une des fonctions les plus recherchées, et les tribus s'en disputaient l'honneur. Aux Djorhomites avaient succédé les Khozàa, auxquels on devait d'avoir retrouvé la pierre noire, soustraite par leurs adversaires et cachée quelque temps. Puis, après deux siècles et demi de possession, les Khozâa avaient été supplantés par les Coraychites, tribu qui s'était enrichie successivement par le commerce, et qui eut le bonheur d'avoir un chef des plus entreprenants et des plus habiles dans la personne de Cossayy, le quatrième aïeul de Mahomet. La fortune extraordinaire de Cossayy prépara certainement les voies à celle du Prophète; et même, indépendamment de cette circonstance, la carrière de Cossayy mérite la plus grande attention, et elle est faite pour exciter beaucoup d'intérêt 1.

Issu d'une tribu obscure des Odzrah en Arabie Pétrée, il entra en rapport avec les Khozâa, et obtint bientôt la confiance de Holayl, leur chef, qui lui donna la main de sa fille. Mais les tribus des Kinâna, ennemis des Khozâa, gagnant tous les jours de l'ascendant, il se fit leur confédéré 2; ct, avec leur aide, après une lutte sanglante, il devint maître reconnu des clefs de la Caba et de la ville de la Mecque, qui lui obéit plus de quarante ans. Quand on parle de la Mecque à cette époque, le milieu du ve siècle de notre ère, il faut bien savoir qu'il n'y

ses environs (t. I, p. 5), la Càba, avec toutes les constructions qui l'entourent, et la pierre noire (t. II, p. 18), de grandeur naturelle. Cette pierre, dont les bords sont assez lisses et couverts d'une inscription, paraît être un assemblage de plusieurs autres; elle est actuellement placée à l'angle oriental de la Càba et à cinq pieds au-dessus du sol. M. William Muir n'a pas pu prendre lui-même les dessins qu'il donne; ils sont empruntés aux voyages de Burckhardt, d'Ali Bey et de Burton, et l'on peut se fier à leur exactitude. On peut d'ailleurs les comparer à ceux de Niebuhr et de d'Ohsson. —1 On ne sait pas au juste la date de la naissance ni de la mort de Cossayy; il mourut vers 480, dans une extrême vieillesse, et il conquit le pouvoir vers 440. (Voir M. Caussin de Perceval, Essai sur l'histoire des Arabes, t. I, p. 235 à 251.) —2 On se confédérait avec un homme d'une tribu différente quand on ne trouvait pas dans la sienne tous les avantages qu'on désirait. On acquérait ainsi tous les droits et on contractait tous les devoirs de la tribu dans laquelle on entrait. (Voir M. A. Sprenger, The Life of Mohammad, p. 17.)

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avait point encore en ce lieu de ville proprement dite : « La vénération « des Arabes pour la Càba et pour le sol même qui l'environnait était <«<si grande, dit M. Caussin de Perceval1, qu'ils n'avaient pas osé jus qu'alors prendre de demeures fixes ni construire de maisons dans le voi«sinage de ce sanctuaire. On passait la journée à la Mecque, c'est-à-dire « dans la circonscription du terrain particulièrement sacré; mais le soir « on s'éloignait par respect. » Cette enceinte si respectée, le Haram, comprenait toute la vallée de la Mecque, dont la circonférence est d'une quinzaine de lieues. Chaque tribu avait dans le Haram, qui était devenu un véritable asile, ses idoles particulières; et les Kinânas avaient pu placer la leur, Hobal, non loin de la Càba, au-dessus d'un puits, où elle recevait presque autant d'hommages que la Pierre noire elle-même. Aussi Hobal fut-il placé plus tard par Cossayy dans l'intérieur et dans le trésor de la Cába. Al-Lât et Al-Ozza, si souvent mentionnées dans le Coran, étaient les idoles des Thagyf de Taïf; d'autres étaient placées sur les collines sacrées de Cafa et de Marwah, comprises dans la ville. C'était donc, comme le dit très-bien M. A. Sprenger, une religion fédérative 2; et nous verrons qu'au temps de Mahomet les idoles accumulées autour de la Cába montaient à près de quatre cents.

Cossayy, investi de la charge du Haram, voulut en assurer tous les priviléges à lui et à ses successeurs, en s'y fixant par une résidence perpétuelle. Il résolut donc de bâtir une ville dans le Haram; et, comme les Coraychites, craignant de se souiller d'un sacrilége, hésitaient à abattre les arbres dont la vallée était couverte, il y porta le premier la hache pour donner l'exemple, et la ville fut bientôt bâtie. Il est probable que la Caba fut aussi reconstruite; du moins il paraît certain qu'elle fut alors pour la première fois couverte d'une toiture en bois. Des quartiers divers furent assignés aux nombreuses familles des Coraychites. Cossayy se fit élever tout près de la Càba un palais, où une salle avait été réservée pour les réunions du conseil de la tribu (Dâr-al-Nadwah); mais, au lieu de faire un domaine public de cet Hôtel du Conseil, il en resta prudemment le propriétaire, afin de pouvoir en disposer à son gré pour les convocations. Tout Coraychite ou confédéré âgé de quarante ans avait droit d'entrée au conseil. On n'y décidait rien à la majorité des suffrages; car on n'y volait pas. C'était au plus sage ou au plus éloquent de faire prévaloir son avis et d'y amener ses antagonistes par la persuasion, seul moyen, sans parler de la force, que ces barbares eussent imaginé pour résoudre les questions d'intérêt commun.

M. Caussin de Perceval, Essai sur l'histoire des Arabes, t. I, 236. P. Sprenger, The Life of Mohammad, p. 6, Allahabad, 1851, in-8°.

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M. A.

A ces attributions de gardien de la Càba et de président du conseil de la confédération, Cossayy en joignit d'autres non moins importantes. C'était lui qui, dans le Dâr-el-Nadwah, remettait officiellement le drapeau confédéré, le Liwa, au chef coraychite chargé de l'expédition qui avait été décidée; c'était lui qui répartissait les fonds de secours, Rifada, que les Coraychites, d'après son avis, consentaient chaque année en faveur des pèlerins pauvres; c'était lui qui devait distribuer l'eau entre les habitants de la ville et en pourvoir les innombrables visiteurs qui accomplissaient le pèlerinage, Sicâya; qui devait diriger leurs tournées et les cérémonies solennelles à Mina, Ayâm-Mina, etc.1 Maître ainsi du pouvoir civil et religieux, Cossayy jouissait, en outre, d'un droit qui s'étendait bien au delà de la Mecque, et qui lui conférait une sorte de suprématie sur la meilleure partie de l'Arabie : c'était le droit de désigner les mois sacrés; car le calendrier des Arabes, ayant été d'abord exclusivement lunaire, avait présenté bientôt de grandes différences avec les saisons régulières de l'année 2. Le soin de rétablir la concordance était un point essentiel, et il pouvait, dans certains cas, décider des affaires les plus graves de la nation. En effet, il ne pouvait pas être indifférent que la trêve annuelle commençât à telle époque plutôt qu'à telle autre, ni que le pèlerinage eût lieu après ou avant les récoltes. Le moment, bien ou mal choisi, pouvait tout sauver ou tout compromettre. Cossayy disposait donc de la paix et de la guerre dans la mesure de ce droit.

Sa longue administration, ou plutôt son règne, ne paraît pas avoir été jamais troublé; il dirigea sans rival la confédération pendant près d'un demi-siècle, et, parvenu à une grande vieillesse, il transmit par une abdication régulière le pouvoir à son fils aîné, Abdeddhar. Mais, à la mort de ce dernier, les Coraychites se partagèrent en plusieurs factions, et se divisèrent les dignités que Cossayy avait jadis réunies sur sa tête. Hâchim, arrière-grand-père de Mahomet, exerça quelque temps les fonctions du Rifâda, avec une générosité restée proverbiale 3. Ce

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1 Sur ces institutions de Cossayy, voir M. Caussin de Perceval, Essai sur l'histoire des Arabes, I, p. 235-251; M. A. Sprenger, The Life of Mohammad, p. 17 et suivantes; M. W. Muir, I, cc; M. G. Weil, p. 4. Voir le Mémoire sur le calendrier arabe avant l'islamisme, par Mahmoud Effendi, astronome égyptien. - 3 Le nom même de Hâchim lui fut donné comme témoignage de sa munificence. Il signifie donneur de pain, donneur de miettes; et il rappelle la générosité et la richesse de celui qui, pendant une famine, avait nourri presque tous les habitants de la Mecque. Antérieurement le nom d'Hâchim était Amr. Pour que l'on pût aiséinent puiser de l'eau à Zemzem, il avait fait faire des réservoirs en cuir, qui passèrent, à cette époque, pour des merveilles de l'art. Mais Abd-el-Mottalib les remplaça par des auges et des réservoirs en pierre.

fut lui aussi qui institua définitivement la double caravane annuelle, l'une d'hiver au Yémen, l'autre d'été en Syrie. Abd-el-Mottalib, grandpère du prophète, ne fut guère moins magnifique, et il sut si bien restaurer et aménager la source de Zemzem, qu'elle ne servit plus qu'à la boisson des Coraychites, et que les autres puits de la cité purent être exclusivement consacrés à des usages domestiques. Abdallah, fils d'Abd-elMottalib et père de Mahomet, mourut trop jeune pour jouir d'aucune des dignités qui, depuis quatre générations, étaient dans sa famille; et voilà comment Mahomet, issu d'ancêtres illustres et puissants, n'eut qu'un patrimoine très-étroit, et fut élevé successivement chez son grand' père et chez ses oncles, qui étaient au nombre de dix ou douze.

Ces détails, tout succincts qu'ils sont, montrent quels éléments trouva Mahomet quand il entreprit d'organiser le peuple arabe et de l'unir en un corps de nation. En voici d'autres qui attestent que sa réforme religieuse avait été précédée par quelques tentatives moins heureuses que la sienne, mais assez semblables, et indiquant le besoin généralement senti d'une rénovation.

Depuis Abraham, il s'était toujours trouvé parmi les peuplades arabes quelques adorateurs du Dieu unique, et le Corân en cite plusieurs comme les devanciers et les exemples du Prophète. C'est Houd, chez les Adites; c'est Saleh, chez les Thamoudites; c'est Choaïb, chez les Madianites, qui, sans parler des patriarches bibliques, ont prêché la vraie foi et n'ont pas été écoutés de ceux auxquels ils adressaient leurs sages conseils1. Ces grandes notions, oubliées par les peuples, s'étaient conservées pour quelques adeptes; et, au temps même de Mahomet, ces gens éclairés, mais peu nombreux, s'appelaieut des Hanyfes 2. Ils étaient restés fidèles à la foi d'Abraham, et ils prétendaient même avoir conservé les volumes (çoḥof) et les rôles qu'il avait reçus des mains de Dieu. Le Corân cite très-souvent ces rôles et ces volumes d'Abraham,

Il y a une sourate, la onzième, qui porte le nom de Houd, et qui est en grande partie consacrée à son histoire et à celle des autres envoyés de Dieu méconnus et persécutés comme lui. Dans la sourate x1, verset 52, Houd paraît venir assez peu de temps après Noë, et il serait ainsi antérieur à Abraham lui-même; mais il n'y a pas à tenir compte de la chronologie du Corân. Dans la sourate VII, verset 63, Houd vient encore après Noë. Pour Saleh, voir la sourate VII, verset 71, et la sourate x1, verset 64; pour Choaib, sourate VII, verset 83, et sourate x1, verset 85. A ces trois envoyés de Dieu, que Mahomet semble vénérer profondément, succède Moise, plus grand qu'aucun d'eux, et dont le Corân parle avec autant de respect que la Bible elle-même. — M. A. Sprenger, Das Leben und die Lehre des Mohammad, t. I, p. 45 et suiv. s'est occupé des hanyfes plus que personne avant lui. Il ne faut pas confondre les hanyfes avec les hanyfites, secte venue beaucoup plus tard.

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