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cription solennelle, la tradition les conserva longtemps encore après la mort de Mahomet. D'ailleurs Mahomet lui-même, malgré sa juste colère, était sous le charme; on l'entendit plus d'une fois réciter des vers d'Ommayya avec admiration; et il disait souvent : «Le langage d'Ommayya est admirable; mais c'est son cœur qui est mauvais. C'est <<< un croyant dans ses poésies; c'est un infidèle dans le fond de son âme. Ce ne fut d'ailleurs qu'après le combat de Bedr qu' Ommayya se brouilla définitivement avec le Prophète; car il avait fait une élégie en l'honneur des guerriers morts dans cette fameuse journée1.

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Tel était le milieu moral, civil, politique et religieux, dans lequel allait paraître Mahomet; tels étaient ses précurseurs et ses contemporains, ses rivaux et ses futurs disciples; en un mot, les éléments qu'il avait à coordonner et dont il devait se servir pour les inspirations de son génie ou pour les desseins de son ambition.

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BARTHÉLEMY SAINT-HILAIRE.

(La suite à un prochain cahier.)

D'après quelques commentateurs arabes, il y aurait dans le Coran tout un long passage qui s'appliquerait à Ommayya, bien qu'il n'y soit pas nommé : c'est dans la Sourate VII, versets 174-186. Il est possible que cette hypothèse se fonde sur quelque tradition certaine; mais l'allusion est bien obscure, et il est à craindre qu'ici, comme il est arrivé souvent ailleurs, les commentateurs n'aient substitué leur propre pensée à celle de l'auteur original. Voici le verset 174: « Récite-leur (aux Juifs) l'histoire de celui auquel nous avons fait voir un signe, et qui s'en détourna pour suivre Satan, et qui fut ainsi parmi les égarés. » Verset 175: «Or, si nous l'avions « voulu, nous l'aurions élevé par ce miracle; mais il demeura attaché à la terre, et « suivit ses passions. Il ressemble au chien qui aboie quand tu lui donnes la chasse, et qui aboie encore quand tu t'éloignes de lui, etc. » Il n'est pas impossible, sans doute, que ces critiques acerbes s'adressent à Ommayya; mais ce n'est pas démontré. Du reste je dois dire que M. A. Sprenger, si bon juge en ces matières, accepte sans hésiter la tradition des commentateurs.

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SAINT-MARTIN, le Philosophe inconnu, sa vie et ses écrits, son maitre Martinez et leurs groupes, d'après des documents inédits, par M. Matter, conseiller honoraire de l'Université de France'. LA CORRESPONDANCE INÉDITE de L. C. de SAINT-MARTIN, dit le Philosophe inconnu, et Kirchberger, baron de Liebisdorf, membre du Conseil souverain de la république de Berne, du 22 mai 1792 jusqu'au 7 novembre 1797, ouvrage recueilli et publié par L. Schauer, et Alph. Chuquet2.

PREMIER ARTICLE.

Il y a peu d'écrivains, et surtout d'écrivains mystiques, qui aient moins de droits que Saint-Martin à ce nom de Philosophe inconnu dont il se plaisait à signer tous ses ouvrages. Si obscures que soient pour nous ses doctrines (et nous pouvons affirmer qu'elles ne l'étaient pas moins pour ses contemporains), il les a vues, de son vivant, devenir un objet de graves méditations, et lui susciter, en France, en Allemagne, en Suisse, des disciples pleins de ferveur. Au moment où éclatait la Révolution française, son nom était si célèbre et si respecté, que l'Assemblée constituante, en 1791, le présentait avec Sieyes, Condorcet, Bernardin de Saint-Pierre et Berquin, comme un des hommes parmi lesquels devait être choisi le précepteur du jeune dauphin. On se disputait sa personne dans les plus élégants salons; ceux qui ne pouvaient le lire étaient jaloux de l'entendre, et le charme de sa conversation effaçait pour lui toutes les distances. Il a vécu dans la familiarité de la duchesse de Bourbon, de la maréchale de Noailles, de la marquise de Coislin, du duc de Richelieu, du duc de Bouillon, du duc de Lauzun; il était l'hôte et le commensal du prince de Galitzin, de lord Hereford, du cardinal de Bernis; il a connu le chevalier de Boufflers, le duc d'Orléans, devenu plus tard Philippe-Egalité, Bailly, Lalande, Bernardin de Saint-Pierre. Il a soutenu, dans une assemblée de deux mille personnes, une discussion brillante contre Garat, l'ancien ministre de la Convention, nommé professeur d'analyse de l'entendement dans les écoles normales. Après s'être attiré, dans sa jeunesse, les sarcasmes de Voltaire, il n'a pu évi

1 Un volume in-8°, à la librairie académique de Didier. Paris, 1862. — ' Un volume grand in-8°, chez Dentu. Paris, 1862.

ter, sur la fin de sa vie, ceux de Châteaubriand, qu'il a aimé et admiré. Enfin c'est dans ses écrits, et principalement dans ses écrits politiques, que l'auteur des Considérations sur la Révolution française et des Soirées de Saint-Pétersbourg a trouvé les fondements de son système.

Aussi les apologistes, les critiques et les biographes ne lui ont pas manqué après sa mort. Sans parler de Gence, qui était un des siens, qui appartenait à sa famille spirituelle, et qui, ayant vécu dans son intimité, a pu nous laisser, dans la Biographie universelle, un récit exact de sa vie, Madame de Staël, en étudiant l'Allemagne, y a rencontré les traces encore vivantes de son influence. Par le coup mortel qu'il a porté, longtemps avant Royer Collard, à la domination de l'école de Conditlac, et la lutte qu'il a soutenue toute sa vie contre le matérialisme du XVIII° siècle, il a imposé à un illustre historien de la philosophic le souvenir de son nom et de ses écrits. Il a forcé, sinon par la justice, du moins par la reconnaissance, le plus implacable ennemi de toute libre pensée, le comte Joseph de Maistre, à rendre hommage à son caractère et à son talent. M. Sainte-Beuve lui a donné une place honorable dans sa galerie1. Sans se risquer avec lui dans les voies souterraines qu'il aimait à parcourir, il a fait revivre à nos yeux, dans une fine peinture, la grâce de l'écrivain, les délicatesses de l'homme. Un critique religieux, chez qui l'ardeur de la foi sait toujours se concilier avec la bienveillance et la justice, M. Moreau, l'a considéré sous un autre point de vue. Tout en recueillant sur sa vie des renseignements jusque-là restés ignorés, et sans négliger ses opinions purement philosophiques, il s'est proposé pour but de signaler les points sur lesquels son libre christianisme est souvent en désaccord et même en opposition avec l'orthodoxie catholique2. Un philosophe, qui est en même temps un élégant écrivain, M. Caro, dans une thèse substantielle 3, a voulu nous offrir la synthèse. de ses idées tant philosophiques que religieuses, en les comparant avec les idées analogues des mystiques antérieurs ou contemporains. Enfin d'autres, par des extraits choisis avec art ou qui répondaient à leurs propres sentiments, se sont bornés à mettre sous nos yeux les éléments les plus précieux de sa doctrine et comme la fleur de ses pensées.

Quoiqu'il n'y ait pas plus de soixante ans que Saint-Martin est mort, et que, selon toute vraisemblance, il subsiste encore parmi nous, dans l'ombre de quelque loge, des débris vivants de son école, les différentes études dont il a été l'objet sont toutes, par un certain côté, plus ou

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Causeries du lundi, t. X, p. 190-225.— Réflexions sur les idées de Louis de SaintMartin le théosophe, par L. Moreau, un volume grand in-18, Paris, 1850.- Essai sur la vie et les doctrines de Saint-Martin, le Philosophe inconnu, in-8°, Paris, 1852.

moins incomplètes. Elles ont laissé subsister, dans sa vie et dans son système, un assez grand nombre de points obscurs, qui réclamaient depuis longtemps d'autres informations. Par exemple, que savions-nous de Martinez Pasqualis, ce mystérieux personnage venu on ne sait d'où, qu'on rencontre partout et qu'on ne peut saisir nulle part, qui disparaît un jour subitement comme il était venu, allant chercher au loin une fin restée inexpliquée, comme sa vie, après avoir exercé sur l'esprit de Saint-Martin une décisive influence? Quelle fut au juste sa doctrine? A quelle source l'avait-il puisée? A quel point le Philosophe inconnu y est-il demeuré fidèle? Quels rapports celui-ci a-t-il conservés avec ceux qui ont été nourris du même pain spirituel? Par quel motif ou par l'intervention de quelle puissance a-t-il abandonné son premier maître pour se plonger, vers la fin de sa carrière, dans les sombres abimes de Jacob Bohm?

Ces questions et plusieurs autres, qui ne manqueront pas de se présenter sur notre chemin, trouvent leur solution dans le nouveau travail que M. Matter vient de publier. «Une rare bonne fortune, dit-il, a fait « tomber entre nos mains, dans un voyage à l'étranger, les deux petits « volumes manuscrits du traité de don Martinez, De la Réintégration, dont « je ne connais que deux exemplaires, l'un en France, l'autre dans la Suisse « française. » M. Matter a aussi mis à profit, avant qu'elle fût publiée par MM. Schauer et Chuquet, la curieuse correspondance de Saint-Martin avec le baron de Liebisdorf, et une foule de lettres restées inédites de Divonne, de Maubach, de madame de Bocklin, tous les trois unis de cœur et d'intelligence avec l'illustre illuminé, surtout la dernière, objet d'une amitié passionnée, et qui a été pour lui, dans les voies du mysticisme germanique, ce que Béatrice a été pour Dante dans le troisième acte de la Divine Comédie. Ajoutons que M. Matter était préparé depuis longtemps à l'œuvre qu'il vient d'accomplir. Historien du gnosticisme et de l'école d'Alexandrie, c'est-à-dire du mysticisme ancien, profondément versé dans la connaissance des hérésies chrétiennes du moyen âge, il semblait naturellement désigné pour écrire l'histoire du mysticisme moderne. Cette étude sur Saint-Martin en est la première page, déjà suivie, à l'heure qu'il est, d'un volume sur Swedenborg2. Cette page, quelle que soit la destinée de celles qu'elle nous annonce, fait le plus grand honneur à la vaillante vieillesse de M. Matter. Il a produit des ouvrages plus érudits et plus profonds; il n'a rien écrit de plus complet, de plus clair, de plus attachant.

1 Preface, p. vIII et 1x. — 2 Emmanuel Swedenborg, sa vie, ses écrits et sa doctrine, un volume in-8°; librairie académique de Didier.

Pour se faire une idée du rôle que joue Saint-Martin dans l'histoire du mysticisme, il faut savoir quel est celui du mysticisme lui-même dans l'histoire de la religion et de la philosophie. On peut dire que la religion est au mysticisme ce que l'amour réglé par le mariage est à l'amour libre et passionné. Assurément le mariage a été calomnié par la comédie et la satire. Le mariage n'exclut pas l'amour; il le suppose, au contraire, et ne peut se comprendre sans lui. Mais il lui impose des règles et des devoirs; il le place sous l'autorité des lois, et ne lui permet pas de s'écarter des conditions sur lesquelles repose l'ordre social. Telle est précisément l'action de la religion sur l'amour divin, et, par suite, sur tous les actes et toutes les pensées dont se compose le commerce de l'âme avec l'infini. Elle ne permet pas que, dans les élans mêmes de la foi la plus exaltée, on s'éloigne de ses dogmes, de ses traditions, de sa discipline, ni qu'on les manifeste autrement que sous les formes qu'elle a consacrées. Elle est inséparable d'une société spirituelle qui a, comme la société civile, son gouvernement, son organisation, sa législation. Le mysticisme n'admet rien de tout cela, quoiqu'il y ait nécessairement un fonds mystique dans la religion même. Le mysticisme, comme la passion; comme l'amour humain quand il a envahi tout notre être, ne connaît ni règle, ni frein, ni limite. L'autorité est pour lui un vain mot; la tradition et les textes, quand il daigne les accepter, se changent, sous son regard, en symboles et en figures, comme certains corps, touchés par le feu, se changent en vapeur. Il va tout droit à l'objet aimé, c'està-dire à Dieu. C'est lui seul qu'il cherche, lui seul qu'il aperçoit dans la nature et dans l'âme, et il ne s'arrête qu'après avoir tout absorbé et quand il s'est lui-même abîmé en lui. De là l'affinité qu'on a toujours remarquée entre le mysticisme et le panthéisme.

Essentiellement différent de la religion, le mysticisme ne se distingue pas moins de la philosophie. La philosophie, c'est la raison dans la pleine possession d'elle-même. Elle ne se rend qu'à la lumière de l'évidence ou à la force irrésistible des démonstrations. Il lui faut des principes d'une autorité naturelle et universelle, des faits réfléchis par toutes les consciences, des raisonnements à l'abri de toute objection. Je n'affirme pas que ce but soit toujours atteint par la philosophie; je dis que la philosophie le poursuit sans relâche, et qu'elle ne saurait y renoncer sans donner gain de cause à ceux qui prétendent qu'elle n'existe pas. Le mysticisme ne se propose rien de pareil. Le mysticisme, c'est la passion, et la passion a besoin de contempler, d'admirer, de croire à la perfection et à la possession de l'objet aimé; elle ne raisonne pas. Elle observe, et quelquefois avec beaucoup de finesse, mais seulement ce qui la flatte

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