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<«< maître, il faut tout cela pour le bon Dieu 1?» Et le maître répondait : <« Il faut bien se contenter de ce que l'on a. » Cela voulait dire, si nous en croyons l'auteur de L'homme de désir, que, ne pouvant atteindre directement, d'un premier élan de méditation et d'amour, jusqu'à la source de toute grâce et de toute réhabilitation, jusqu'au Réparateur, jusqu'au Verbe, jusqu'à l'Adam Kadmon, ou, comme Saint-Martin se plaît à l'appeler plus souvent, jusqu'à la Cause active et intelligente, nous devons nous adresser à des puissances inférieures et leur parler la langue qu'elles comprennent. Tout cet appareil extérieur n'était donc, pour parler comme Saint-Martin, que du remplacement, c'est-à-dire une simple préparation à des voies plus hautes et plus pures que le mystérieux Portugais n'ouvrait qu'à demi à de rares adeptes.

Saint-Martin témoigne aussi de la puissance qu'il déployait dans cette œuvre étrange, ou des effets qu'il produisait sur l'imagination et les sens des assistants. « Je ne vous cacherai point, écrit le Philosophe in<«< connu à son correspondant de Morat, je ne vous cacherai point que, «< dans l'école où j'ai passé, il y a plus de vingt-cinq ans, les communica«tions de tout genre étaient nombreuses et fréquentes, que j'en ai eu << ma part comme tous les autres, et que, dans cette part, tous les « signes indicatifs du Réparateur étaient compris 2. »>

Ces communications, il ne faut pas s'y tromper, c'étaient des apparitions, des manifestations sensibles, ce que Saint-Martin appelle ailleurs 3, avec plus d'énergie, «du physique. » Les récits de l'abbé Fournié ne laissent subsister à ce sujet aucun doute. Il nous apprend, sur la foi de sa propre expérience, que Martinez avait le don de confirmer (c'est le mot consacré dans l'école), de confirmer ses enseignements par des lumières d'en haut, par des visions extérieures, d'abord vagues et rapides comme l'éclair, ensuite de plus en plus distinctes et prolongées. Cette puissance, il l'aurait conservée même après sa mort, si nous en croyons l'auteur que je viens de citer : « Un jour, dit l'abbé Fournié, que j'étais pros«terné dans ma chambre, criant à Dieu de me secourir, j'entendis tout « à coup la voix de M. de Pasqualis, mon directeur, qui était corporel

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Correspondance inédite, lettre iv, p. 15 de l'édition de M. Schauer. A ces paroles, dont l'authenticité ne peut guère être contestée, nous ne savons pas pourquoi M. Matter a substitué celles-ci : « Eh quoi, maître, faut-il tant de choses pour prier Dieu? (Saint-Martin, p. 20.) - Correspondance inédite, lettre xix, p. 62 de l'édition de M. Schauer. 3 Ibid. p. 75. Voir le livre publié par l'abbé Fournié, sous ce titre : Ce que nous avons été, ce que nous sommes et ce que nous deviendrons (Londres, 1801), et les extraits qu'en donne M. Matter, Saint-Martin, p. 42.53.

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<«<lement mort depuis plus de deux ans, et qui parlait distinctement en « dehors de ma chambre, dont la porte était fermée, ainsi que les fenê« tres et les volets. Je regarde du côté d'où venait la voix, c'est-à-dire du « côté d'un grand jardin attenant à la maison, et aussitôt je vois de mes « yeux M. de Pasqualis, qui se met à me parler, et avec lui mon père « et ma mère, qui étaient aussi tous les deux corporellement morts. Dieu sait quelle terrible nuit je passai! Je fus, entre autres choses, légère« ment frappé sur mon âme par une main qui la frappa au travers de mon « corps, me laissant une impression de douleur que le langage humain « ne peut exprimer, et qui me parut moins tenir au temps qu'à l'éter«nite. O mon Dieu! si c'est votre volonté, faites que je ne sois jamais « plus frappé de la sorte! car ce coup a été si terrible, que, quoique « vingt-cinq ans se soient écoulés depuis, je donnerais de bon cœur tout «<l'univers, tous ses plaisirs et toute sa gloire, avec l'assurance d'en jouir « pendant une vie de mille milliards d'années, pour éviter d'être ainsi frappé de nouveau seulement une seule fois 1.»

Il y a, dans cette narration étrange, dont la bonne foi ne peut d'ailleurs être mise en question, des faits qui appartiennent plus à la physiologie et à la pathologie qu'à une étude philosophique du mysticisme; mais il est impossible de n'y pas reconnaître les effets d'une âme fortement prévenue, les effets de la foi sur l'imagination, la sensibilité et la perception elle-même. Elle nous montre aussi ce que peut la volonté, la conviction, l'autorité d'un homme supérieur sur ceux qui vivent habituellement dans son commerce. Elle nous fournit un nouvel argument contre cette critique superficielle et surannée qui n'admet dans l'histoire du mysticisme que des charlatans et des dupes.

L'abbé Fournié ne s'arrête pas là. Après les éclairs passagers et les visions qui représentent des créatures humaines, viennent des apparitions d'un ordre plus élevé d'abord un Etre qui n'est pas du genre « des hommes » (c'est l'abbé Fournié qui s'exprime ainsi); puis le Christ sous sa forme terrestre, crucifié sur l'arbre de la croix, ou sortant plein de vie du sein de la tombe; enfin, le Sauveur des hommes dans toute sa gloire, triomphant du monde, de Satan et de ses pompes. On n'aura pas de peine à reconnaître ici ces communications successives dont parle Saint-Martin, réparties suivant le rang ou suivant les forces de chaque initié, et dans lesquelles étaient toujours compris les signes indicatifs du Rédempteur. Ce n'est qu'après avoir parcouru la série entière des signes qu'on était admis en présence de la réalité ou du Réparateur lui

1 M. Matter, ubi supra, p. 43-44.

même, du Verbe, de la Cause active et intelligente. Évidemment, cette initiation suprême devait être purement intellectuelle. Mais une rumeur étrange circulait dans les loges. On attribuait à Martinez Pasqualis le pouvoir surnaturel de procurer à ses disciples la connaissance physique, c'est-à-dire la vision du Verbe divin, et l'on citait comme exemple le comte d'Hauterive. Voici, en effet, ce qu'on racontait de ce personnage. Nous laissons la parole au correspondant de Saint-Martin, le baron de Liebisdorf, en priant le lecteur de se souvenir que c'est un Suisse qui écrit dans notre langue :

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« L'école par laquelle vous avez passé pendant votre jeunesse me rappelle une conversation que j'ai eue, il y a deux ans, avec une per«< sonne qui venait d'Angleterre, et qui avait des relations avec un Français << habitant ce pays, nommé M. d'Hauterive. Ce M. d'Hauterive, d'après ce qu'on me disait, jouissait de la connaissance physique de la Cause << active et intelligente; qu'il y parvenait à la suite de plusieurs opéra<< tions préparatoires, et cela pendant les équinoxes, moyennant une espèce de désorganisation dans laquelle il voyait son propre corps sans <«< mouvement, comme détaché de son âme; mais que cette désorgani«sation était dangereuse, à cause des visions, qui ont alors plus de pou«<voir sur l'âme séparée de son enveloppe, qui lui servait de bouclier « contre leurs actions. Vous pourriez me dire, par les préceptes de votre « ancien maître, si les procédés de M. d'Hauterive sont erreur ou vé« rité 2. »>

Il est impossible, en lisant ces lignes, de ne pas se rappeler la légende qui circulait dans l'antiquité sur Hermotime de Clazomène. N'est-il pas extraordinaire qu'à vingt-quatre siècles de distance, et sans qu'on puisse accuser personne de plagiat, ni de mauvaise foi, le même don merveilleux ait été attribué par la Grèce païenne à un de ses plus anciens et plus obscurs philosophes, et par le mysticisme chrétien à un gentilhomme français de 1790? C'est que le mysticisme, qui est, comme nous l'avons déjà remarqué, de tous les temps, de toutes les races, de toutes les religions, se trouve cependant renfermé comme dans un cercle infranchissable, où il tourne constamment sur lui-même sans faire un seul pas en avant. Mais il faut que nous sachions ce que répond Saint-Martin à la question de son ami de Berne. Il connaissait d'Hauterive depuis de longues années, il était lié avec lui; ils s'étaient livrés ensemble à une suite d'expériences magnétiques et théurgiques. Or Saint-Martin, sans

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La lettre de Kirchberger porte la date du 25 juillet 1793. Correspondance inédite, v lettre, p. 19 de l'édition de M. Schauer.

démentir complétement le fait sur lequel on le prie de s'expliquer, le ramène à des proportions moins fabuleuses.

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«Votre question sur M. d'Hauterive, écrit-il ', me force à vous dire <«< qu'il y a quelque chose d'exagéré dans les récits qu'on vous a faits. Il « ne se dépouille pas de son enveloppe corporelle; tous ceux qui, comme «<lui, ont joui plus ou moins des faveurs qu'on vous a rapportées de lui, « n'en sont pas sortis non plus. L'âme ne sort du corps qu'à la mort; mais, « pendant la vie, les facultés peuvent s'étendre hors de lui et communiquer à leurs correspondants extérieurs sans cesser d'être unies à leur << centre, comme nos yeux corporels et tous nos organes correspondent « à tous les objets qui nous environnent sans cesser d'être liés à leur prin<«< cipe animal, foyer de toutes nos opérations physiques. Il n'en est pas «< moins vrai que, si les faits de M. d'Hauterive sont de l'ordre secon« daire, ils ne sont que figuratifs relativement au grand œuvre intérieur << dont nous parlons; et, s'ils sont de la classe supérieure, ils sont le grand « œuvre lui-même. >>

Pour ceux qui ont eu quelque commerce avec Saint-Martin, et qui savent quelle distance il établit entre les voies intérieures et les voies extérieures, le sens de ses dernières paroles ne peut donner lieu à aucun doute. Les faits de l'ordre secondaire, ce sont les apparitions ou les visions, qui, lorsqu'il s'agit du foyer de la volonté et de la conscience divine, ont une valeur purement symbolique. Les faits de la classe supérieure ou le grand œuvre, c'est l'union spirituelle de l'âme avec son principe suprême, c'est l'accomplissement de la fin à laquelle aspire tout mysticisme conséquent.

Nous possédons maintenant, dans ses éléments les plus essentiels, la doctrine de Martinez Pasqualis. Elle se composait de deux parties trèsdistinctes l'une intérieure, spéculative, spirituelle, à laquelle se rattachaient d'antiques traditions, si elle n'était tout entière dans ces traditions mêmes ; l'autre extérieure, pratique, jusqu'à un certain point matérielle, ou du moins symbolique, qui dépendait, comme nous l'apprend SaintMartin, de tout un système sur la hiérarchie des vertus et des puissances ou sur les degrés du monde spirituel interposés entre Dieu et l'homme 2.

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'Correspondance inédite, édition citée, x' lettre, p. 37. Si l'énuméra«tion des puissances et la nécessité de les classer est un domaine nouveau pour « vous, l'ami B. (Bohm) vous procurera de grands secours sur ces objets.... L'école par où j'ai passé nous a donné aussi en ce genre une bonne nomencla«ture. Il y en a des extraits dans mes ouvrages, et je me contente de résumer «ici mes idées sur ces deux nomenclatures. Celle de B. est plus substantielle que « la nôtre, et elle mène plus directement au but essentiel; la nôtre est plus bril

Ces deux parties de la doctrine de Martinez, qu'on rencontre aussi dans l'école d'Alexandrie, dans le gnosticisme et dans la cabale, n'ont pas eu, et ne pouvaient pas avoir, la même destinée. La dernière, qui n'est pas autre chose que la théurgie, après avoir produit des visionnaires, tels que l'abbé Fournié, le comte d'Hauterive, le comte de Divonne, la marquise de Lacroix 1, a fini par se perdre dans l'école de Swedenborg, détrônée à son tour par le somnambulisme et le spiritisme. La première, sous le nom de théosophie, c'est-à-dire la science qui non-seulement a Dieu pour objet, mais qui émane de Dieu, a captivé surtout l'esprit de Saint-Martin, et s'est rajeunie entre ses mains au souffle d'une belle âme et à la lumière d'une noble intelligence.

(La suite à un prochain cahier.)

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AD. FRANCK.

lante et plus détaillée, mais je ne la crois pas aussi profitable, d'autant qu'elle n'est, pour ainsi dire, que la langue du pays qu'il faut conquérir, et que ce n'est pas de parier des langues qui doit être l'objet des guerriers, mais bien de soumettre les « nations rebelles. Enfin, celle de B. est plus divine, la nôtre est plus spirituelle; celle de B. peut tout faire pour nous, si nous savons nous identifier avec elle; la ⚫ nôtre demande une opération pratique et opérative qui en rend les fruits plus « incertains et peut-être moins durables, c'est-à-dire que la nôtre est tournée vers les opérations dans lesquelles notre maître était fort, au lieu que celle de B. est « entièrement tournée vers la plénitude de l'action divine, qui doit tenir en nous la « place de l'autre... » (Correspondance inédite, vIII' lettre, p. 29 et 30 de l'édition citée.) Il y a, sans doute, bien des énigmes dans ce passage; mais il nous montre clairement, dans Martinez Pasqualis, le côté théurgique, l'œuvre des évocations employée uniquement comme moyen d'initiation à un degré plus élevé, ou, comme Saint-Martin le dit un peu plus loin (page 30), comme moyen d'établir, par des preuves sensibles, le divin caractère de notre être.» Je me fais un devoir d'avertir le lecteur que je me suis cru obligé de faire un léger changement dans le texte publié par M. Schauer. A la place de ces mots, qui n'ont aucun sens, Je présume « que voici mes idées... » j'ai substitué ceux-ci, que semblent exiger à la fois la pensée de l'auteur et la construction de la phrase: «Je me contente de résumer ici.. ... Je signalerai, en passant, bien d'autres incorrections dans l'édition de MM. Schauer et chuquet: Prodage pour Pordage (surtout dans les premières lettres), origine pour Origène (p. 147); et, dès le début, le 22 mai 1792 au lieu de 1791. La première de ces dates n'est pas admissible, puisque la réponse à cette pré<< tendue lettre du 22 mai 1792 est du 8 février de la même année (11° lettre, p. 7). On trouvera sur tous ces personnages d'abondants et précieux détails dans le livre de M. Matter.

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