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« centre et le levier du mouvement de son époque. » (T. I, p. XLV.) C'est un apogée, et, pour M. de Montalembert, ce point culminant a été, dans la durée de l'existence monastique, un terme où il a pu circonscrire son sujet.

Il ne faut pas demander la hâte aux grandes entreprises. Celle-ci, qui comportera sans doute six volumes, en est au deuxième. Je caractériserai ces deux volumes en disant qu'ils montrent historiquement comment le monachisme, qui d'abord fut un besoin de l'âme chrétienne, une fuite du monde, une recherche de la solitude, devint un institut régulier, qui, cessant d'être une impulsion tantôt active, tantôt relâchée, forma l'intrépide et dévouée milice de l'Église. Ce fut dans l'Orient d'abord que les moines apparurent; j'entends l'Orient de l'empire romain; car, bien avant cette époque, l'Inde bouddhique avait ses monastères de religieux mendiants. Ils ne tardèrent pas à descendre dans l'Occident, et ils n'y prospérèrent pas moins. Pourtant ce n'était point encore là un solide établissement. Une discipline manquait; elle se trouva dans la règle de saint Benoît et dans l'ordre des Bénédictins. Tantôt groupant les récits autour des grands personnages, saint Jérôme, saint Benoît, saint Grégoire et saint Colomban; tantôt représentant le moine en présence des princes barbares et de leurs leudes; tantôt, enfin, le suivant de solitude en solitude et de forêt en forêt, l'historien raconte les combats opiniâtres et les lointaines campagnes d'une armée qui vient attaquer, dans tout l'Occident, les âmes païennes, sauvages, rebelles à la moralité chretienne, étrangères à la sainteté nouvelle. Rome catholique, qui a pris la place de Rome impériale, a ses légions, qui, plus irrésistibles que celles qui portaient le bouclier et l'épée, franchissent le Rhin, cette barrière fatale des armes romaines.

Les deux volumes publiés se terminent par l'histoire de saint Colomban, au vr° siècle. J'ai extrait de longs morceaux, j'ai cité de belles pages. La passion inspiratrice, l'éloquence vive et heureuse, l'habile emploi des textes, le style qui s'accommode tantôt à la force et à l'éclat des grands récits, tantôt à la gracieuse simplicité des plus humbles légendes; tout cela repose sur une lecture étendue. Dans de pareilles œuvres, l'érudition ne fait pas tout certainement; mais, certainement aussi, sans elle on n'y fait rien. Elle ouvre les documents originaux, et permet à un esprit doué et préparé de s'identifier avec les temps passés, et de prendre, comme dit Tite-Live, une âme antique, première et fondamentale garantie de toute vraie histoire de l'antiquité. Depuis longtemps un attrait particulier porte M. de Montalembert vers l'étude et la contemplation de la sainteté catholique, et il n'a pas eu de peine à

devenir lecteur assidu des vies des saints, à se pénétrer de l'esprit de ces religieux personnages, et à saisir, dans leur connexité, la poésie de l'histoire et la réalité de la légende. Mais, jusque-là, ce n'est qu'une masse brute de textes; il faut choisir et enchâsser, choisir ce qui doit être significatif, enchâsser ce qui doit ressortir. M. de Montalembert. a tiré abondamment des documents originaux ce qui signifie et ce qui

ressort.

:

Quand celui qui écrit une histoire la compose avec le secret désir que les choses qu'il raconte n'eussent pas été ou eussent été autrement, on peut être assuré que son œuvre n'aura ni caractère ni réalité; ce sera, si l'on veut, un bon pamphlet de circonstance et de guerre; mais le lecteur n'y aura que des connaissances faussées, comme on n'a que des figures faussées dans ces infidèles miroirs dont la surface n'est pas plane. C'est ainsi que les écrivains du xviir siècle, eux qui ne voyaient dans le christianisme qu'une superstition, dans son triomphe qu'un malheur, dans le moyen âge que l'ère de ce funeste triomphe, étaient particulièrement impropres à retracer des grandeurs qu'ils niaient, des bienfaits qu'ils repoussaient, des événements dont l'aboutissement les pénétrait d'une colère philosophique. Tout l'enchaînement historique est brisé ce qui est effectivement un service paraît un desservice; ce qui est dans le vrai mouvement de la civilisation paraît y contredire; ce qui vient du passé et va à l'avenir paraît ne tenir ni à l'un ni à l'autre. Mettez, au contraire, dans les mains d'un auteur catholique, le sujet des victoires de l'Église sur le paganisme, de la soumission, sous la loi religieuse, des Sicambres, maîtres de l'Occident, et, finalement, de la fondation du pouvoir spirituel au sein du moyen âge; et, quelque loin que cet auteur suive ses opinions, quelque différend que vous ayez avec lui pour la conception du monde, il n'en est pas moins vrai que l'instruction que vous y puiserez sera de bon aloi; ses pages seront vivantes; les œuvres dont il décrit avec émotion l'accomplissement méritaient d'être accomplies; les personnages dont il célèbre les actions sont dignes des suprêmes louanges; et l'histoire, soucieuse de l'ensemble, voit sans difficulté, dans une époque remplie de si hauts faits moraux, la tradition d'un passé qui eut son grand éclat, et le gage d'un avenir qui aura sa part d'efficacité et de gloire.

Cette disposition d'esprit doit être étendue à toutes ses conséquences. Sortons en effet des temps excellemment catholiques, et passons quelque autre événement religieux, la réforme, par exemple, qui, préparée par des siècles de tentatives hérétiques, finit par arracher une bonne partie de l'Europe à la papauté. S'il s'agit de connaître les causes

d'un tel mouvement et les aspirations d'une telle époque, je prêterai particulièrement l'oreille à l'écrivain protestant. Non que je veuille me fier en tout à ses passions, à ses préjugés, à ses rancunes, à ses réticences; mais c'est en lui que je trouverai les raisons sociales qui, de la réforme, ont fait un besoin et un succès. Il sentira ce que sentirent les chefs qui donnèrent le signal, les populations qui le suivirent; et de cette façon la réforme ne semblera plus un effet sans cause, sans passé, sans avenir, un coup de tonnerre inattendu dans un ciel sans nuages. Du côté catholique, pour le fond de l'affaire, pour le nœud de la question, qu'aurai-je à espérer? L'hérésie y était un crime digne d'être poursuivi par le fer et par le feu, et pourtant elle n'a pu être extirpée. Le livre célèbre de Bossuet sur les variations des Églises protestantes paraît non une œuvre d'histoire, mais une œuvre de polémique. Dans l'oraison funèbre de la reine d'Angleterre, il en appelle à la permission de Dieu. La permission de Dieu, qui est à l'usage de tous les partis, suivant l'heur ou le malheur, est une cause occulte; et je pense qu'il faut fuir désormais les causes occultes de l'histoire, comme on a fui jadis les causes occultes de la philosophie.

M. de Montalembert a fait précéder son livre d'une importante Introduction, dont quelques considérations dépassent non-seulement le vi siècle et saint Colomban, mais aussi saint Bernard. Ces considérations m'ont intéressé, et, les suivant pour mon compte et à mon point de vue, je suivrai le monachisme dans le moyen âge et au delà du moyen âge.

«On aura beau faire, dit M. de Montalembert, le moyen âge est et « restera l'âge héroïque de la société chrétienne. » (T. I, p. CCLIX.) Cette belle parole, j'en ferais volontiers un axiome, à l'usage surtout de ceux qui, disciples plus ou moins directs de la philosophie du xvi° siècle, jugent une époque historique d'après des préventions non historiques. L'histoire, embrassée dans son ensemble, doit beaucoup aux écrivains catholiques de notre temps. Ils ont demandé à l'étude, à l'érudition, à l'éloquence, ce qu'ils n'avaient pu obtenir de la hiérarchie séculière ou ecclésiastique, c'est-à-dire la défense du moyen âge. Chose étrange! dans le siècle précédent, quoiqu'ils eussent raison historiquement, ils eurent tort politiquement, et perdirent leur cause. Dans notre siècle, la partialité historique cessant d'être une arme, l'impartialité cessant d'être un danger, ils ont diligemment comblé la brèche qu'avait faite l'irruption d'une philosophie négative, et un juste éclat a suivi ce bon

service.

M. de Montalembert ajoute : « Le moyen âge a pour triste condition

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« d'être placé entre deux camps radicalement ennemis, qui ne s'enten«<dent que pour le méconnaître. Les uns le haïssent parce qu'ils le croient << ennemi de toute liberté; les autres le vantent parce qu'ils y cherchent « des arguments et des exemples propres à justifier la servitude et la « prostration universelle qu'ils préconisent. Les uns comme les autres << sont d'accord pour le travestir et l'insulter, ceux-ci par leurs invectives <«< comme ceux-là par leurs éloges.» (T. I, p. ccxL.)

ne

Quiconque interroge l'histoire pour servir des intérêts ou des passions du moment, la défigure. Ou, pour parler d'une façon plus générale, quiconque demande à la science des services de circonstance et non des vérités, se déçoit lui-même et déçoit les autres. Il faut, dans le domaine scientifique, se dévêtir de toute affection pour ses idées les plus préconçues, pour ses sentiments les plus chers, et se résigner à trouver ce que l'on trouvera. La réalité ne se subordonne pas à nous; c'est nous qui, le voulant ou ne le voulant pas, nous subordonnons à la réalité. Quand elle est connue, l'obéissance devient lumière et force, lumière dans le dédale des destinées de l'humanité, force dans la lutte contre la nature; et, dans l'ordre du vrai, c'est la suprême récompense de l'esprit humain. L'histoire, arrivée à être une science, permet plus qu'on en use comme quand, simple narration de faits sans progression et sans filiation, elle laissait facilement arguer à droite ou à gauche. Prôner le moyen âge pour faire pièce à la liberté moderne, ou le dénigrer pour faire pièce au catholicisme, est désormais chose puérile et qui avortera toujours. Quoi qu'on fasse pour ou contre, le moyen âge, dans l'irrévocable immobilité du passé, ne se prête plus qu'à une seule opération intellectuelle, celle qui a pour but de le comprendre; c'est-à-dire déterminer comment, l'empire romain tombant, les barbares arrivant, le christianisme prévalant, une société nouvelle s'est formée; comment cette société nouvelle, se développant par ses propres forces, durant plusieurs siècles, sous la féconde division du pouvoir spirituel et du pouvoir temporel, sans succomber devant des barbares comme l'ancien monde, et sans rétrograder dans l'œuvre de civilisation comme les Arabes, a eu pour conséquence l'âge moderne, éclairé par la science, ennobli par l'humanité, troublé par les révolutions.

Au moment où M. de Montalembert compte terminer son Histoire des moines d'Occident, à l'époque de saint Bernard, en plein x11° siècle, le moyen âge repose encore sur ses solides fondements, et l'abbaye est devenue territorialement partie de l'ordre féodal. Sans doute l'œil le plus clairvoyant n'aurait pu, à cette date, découvrir aucun affaiblisse

ment; la règle, la discipline, la fonction, tout demeurait; et les innombrables et puissants monastères du grand ordre de saint Benoît continuaient d'abriter les écoles, les livres et la piété. Cependant cette inévitable incorporation dans la hiérarchie séculière avait diminué le ressort de la milice monastique, sa mobilité et șa force de pénétration et d'accommodation. Du moins c'est ainsi que l'Église sentit la situation. De son sein, à ce moment, sortirent deux nouveaux ordres, les Franciscains et les Dominicains. On ne peut méconnaître l'opportunité de cette création ni le génie religieux des deux fondateurs, saint François d'Assise et saint Dominique. Dante les glorifia comme les véritables princes de leur siècle. « La Providence, dit-il, veillant sur l'épouse du << Christ :

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Due principi ordinò in suo favore

Che quinci e quindi le fosser per guida.
L'un fu tutto serafico in ardore,
L'altro per sapienza in terra fue
Di cherubica luce uno splendore.

(Parad. x1, 55.)

Quand les ordres mendiants, forts de leurs priviléges et de leur ardeur, intervinrent dans la société féodale et montrèrent que l'esprit monastique pouvait secouer une sorte d'alanguissement où la condition des choses l'avait laissé glisser, on crut voir l'Église revenir à sa jeunesse primitive. La vénération suivait leurs pas; ils étaient parmi les plus fermes soutiens de la papauté; ils prêchaient. Ajoutons, ils enseignaient, et prenaient place dans les universités. C'est là le point historique et social qui dut susciter dans l'Église une nouvelle milice; l'université grandissait; la science monastique déclinait. Il fallait regagner et défendre; les ordres mendiants naquirent.

«Au xm et au XIVe siècle, dit M. de Montalembert, les ordres nou« veaux, institués par saint François, saint Dominique et leurs émules, << maintiennent et propagent partout l'empire de la foi sur les âmes et « sur les institutions sociales; renouvellent la lutte contre le venin de «<l'hérésie, contre la corruption des mœurs; substituent aux croisades «l'œuvre de la rédemption des captifs chrétiens; enfantent, dans saint «Thomas d'Aquin, le prince des docteurs et des moralistes chrétiens, " que la foi consulte comme le plus fidèle interprète de la tradition catholique, et en qui la raison reconnaît le glorieux rival d'Aristote «et de Descartes. » (T. I, p. 18.) Ce sont là, en effet, les points essentiels de l'histoire des ordres mendiants; cependant il faut y ajouter un

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