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« des propriétés communes à toutes ces choses dont la connaissance <<< ouvre l'esprit aux plus grandes merveilles de la nature : la principale comprend les deux infinités qui se rencontrent dans tout, l'une de grandeur, l'autre de petitesse.»

:

Il est donc tout naturel que l'effet si profond de la publication de Leibnitz n'ait pas été immédiat, et l'on ne s'étonnera pas que l'un des plus grands esprits de cette époque et de tous les temps, Huyghens, lui écrivît, en 1690, c'est-à-dire six ans après la publication de la Note des Acta «J'ai eu de temps en temps quelque chose de votre nouveau «< calcul algébraïque dans les Actes de Leipzig; mais, y trouvant de l'obs«<curité, je ne l'ai pas assez étudié pour l'entendre, comme aussi que je « crois avoir quelque méthode équivalente, tant pour trouver les tan«gentes des lignes courbes où les règles ordinaires ne servent pas, ou <«< très-difficilement, que pour plusieurs autres recherches. >>

Deux mois après, il écrivait de nouveau. « J'ai tâché, depuis ma der« nière lettre, d'entendre votre Calculus differentialis, et j'ai tant fait, que «j'entends, mais seulement depuis deux jours, les exemples que vous en << avez donnés..., et j'ai même reconnu les fondements de ce calcul et << de toute votre méthode, que j'estime très-bonne et très-utile. Cepen<«<dant je crois avoir quelque chose d'équivalent, comme je vous l'ai «< écrit dernièrement. >>

C'est seulement trois ans après, le 17 septembre 1693, qu'il lui écrit enfin : « Vous connaîtrez, monsieur, que j'ai fait quelque progrès dans << votre excellent calcul différentiel, dont je goûte de plus en plus l'u« tilité. »

Trois ans après la première publication de Leibnitz, et lorsque la plupart des géomètres, peu familiers avec la nouvelle doctrine, étaient encore incapables d'en apprécier la portée et d'en pénétrer la profondeur, Newton publia l'immortel ouvrage qui, aujourd'hui encore, en contient les plus belles applications. Il y emploie constamment la méthode des fluxions, qui, sous une forme différente, repose sur la même idée que celle des différentielles.

Newton, dans sa théorie, assimile les grandeurs variables à des points en mouvement, dont la vitesse, ou fluxion, lui sert à étudier la loi des variations simultanées qu'il considère.

De même que nous avons dû citer Fermat pour avoir fait usage avant Leibnitz d'une conception analogue à celle des différentielles, il est juste de signaler ici l'analogie de la doctrine des fluxions avec les idées développées par Roberval dans sa Théorie des mouvements composés. Quoiqu'il se soit trompé dans l'énoncé des principes, les applications que fait

Roberval sont exactes et nombreuses. Elles ont précédé de trente années au moins la grande découverte qui devait les faire oublier. Newton ne cite pas Roberval, dont il ne connaissait pas sans doute le travail, mais il reconnaît expressément l'identité de sa doctrine avec celle des différentielles, et, sans signaler la publication antérieure de Leibnitz, il ne conteste pas l'indépendance de son invention. Il est difficile d'en convenir plus clairement qu'il ne le fait dans le passage suivant :

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«Dans les lettres que j'ai échangées il y a une dizaine d'années avec «l'habile géomètre Leibnitz, lui ayant annoncé que je possédais une « méthode pour déterminer les maxima et les minima, conduire les tan«< gentes et résoudre les questions semblables, et que cette méthode réus«<sissait aussi bien pour les termes irrationnels que pour les autres, «< comme je la lui cachais sous des lettres transposées représentant la phrase suivante : une équation étant donnée, qui contient des fluentes, « trouver les fluxions et réciproquement, il me répondit qu'il avait également << trouvé une méthode analogue, qu'il me communiqua, et qui ne différait << de la mienne que par les mots et la notation'. »>

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Rien n'est plus décisif que ces lignes écrites par Newton au moment même où il publiait pour la première fois sa doctrine. Les faits qu'il énonce n'ont, d'ailleurs, jamais été contestés. Antérieurement à sa première publication, Leibnitz avait échangé d'amicales communications avec l'auteur du livre des Principes, et reçu la confidence de quelquesuns de ses résultats, sans que toutefois on voulût lui révéler la méthode qui y avait conduit.

Les deux lettres auxquelles le passage cité fait allusion nous ont d'ailleurs été conservées. L'une d'elles est antérieure de douze années à la publication de Leibnitz, mais toutes deux ne lui furent communiquées qu'en 1676, c'est-à-dire huit ans encore avant l'article des Acta Eruditorum. Ces lettres sont consacrées presque exclusivement à l'exposition des découvertes relatives aux séries, et contiennent l'énoncé seulement du problème résolu par la méthode des fluxions, qui est cachée sous un chiffre dont Leibnitz, malgré sa pénétration, ne pouvait tirer aucune lumière.

Nous avons également la réponse de Leibnitz, écrite dix mois plus tard, le 21 juin 1677; on y voit qu'en l'écrivant il était en possession de la théorie des différentielles. Supérieur au désir de grandir par une forme mystérieuse l'importance de ses résultats, et étranger à la crainte

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In litteris quæ mihi cum geometra peritissimo... ... (Philosophiæ naturalis principia mathematica, 1687.)

de voir ses découvertes faciliter celles d'un rival, il communique clairement toutes ses idées et l'énoncé des problèmes dont il désire encore la solution. Son seul tort fut de publier sept ans plus tard la solution des mêmes problèmes, sans déclarer que Newton savait aussi les résoudre et le lui avait annoncé le premier.

Il est difficile, en effet, de ne pas rapprocher le titre de la Note de Leibnitz du passage suivant de la lettre de Newton:

« Bien plus, il ne s'arrête pas seulement aux équations renfermant « une ou deux quantités indéfinies affectées de radicaux, mais sans réduc«tion aucune de telles équations (ce qui exigerait le plus souvent un <«< travail immense), la tangente est immédiatement déterminée. La « chose se passe de même dans les maxima et minima 1. »

Ce passage rend les droits de Newton incontestables, et ferait pencher la balance de son côté, s'il fallait absolument se prononcer entre les deux rivaux. D'autre part, c'est un principe établi que, dans les questions de priorité, l'antériorité de la publication constitue un droit absolu: et ce sentiment, dont Pascal s'est fait l'énergique interprète, déciderait au contraire en faveur de Leibnitz.

"

་་

« Dès qu'on a vu, dit-il, une invention publiée, on ne peut persuader « les autres qu'on l'aurait trouvée sans ce secours, ni s'en assurer soi« même, parce que cette connaissance change les lumières et la disposi«tion de l'esprit, qui ne sont plus les mêmes qu'auparavant; et, quand on « aurait pris de nouvelles voies, ce n'en serait pas une marque, parce « que l'on sait qu'il est aussi facile de réduire à d'autres méthodes ce qui « a été une fois découvert, qu'il est difficile de le découvrir la première « fois; qu'ainsi tout l'honneur consiste dans la première production, « que toutes les autres sont suspectes, et que c'est pour éviter ce soupçon «que les personnes qui prennent les choses comme il faut suppriment «<leurs propres inventions, quand ils sont avertis qu'un autre les avait « auparavant produites, quelques preuves qu'il y ait qu'ils n'en avaient «point eu de connaissance, aimant bien mieux se priver de ce petit avantage que de s'exposer à un reproche si fâcheux. »

(

Mais ces lignes si claires et si vraies ne peuvent s'appliquer ni à Leibnitz ni à Newton. Pascal ne prévoit pas le cas où l'auteur d'une découverte en aurait lui-même informé à l'avance, en cachant le secret de sa méthode, celui qui doit la publier le premier. Or la lettre de Newton, communiquée à Leibnitz, réservait évidemment tous ses droits, et

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Quin etiam non hic hæretur ad æquationes. . . . . » (Commercium epistolicum, p. 127, 3' édition, 1856.)

Pascal lui-même ne lui eût pas conseillé de supprimer son invention. Si l'on peut deviner par analogie l'opinion de Pascal, on doit croire même que c'est à Leibnitz qu'il eût donné ce conseil. C'est en effet avec plus que de la dureté qu'il attaqua Torricelli pour avoir publié le premier la quadrature de la cycloïde trouvée antérieurement, mais non publiée, par Roberval, et que, sans preuve positive, il se hâta de crier au plagiat. La question offre de grandes analogies avec celle qui nous occupe; on l'a moins étudiée, parce que l'objet du débat est moins important, mais les principes à invoquer sont les mêmes, et nous ne pouvons mieux faire que de citer l'opinion de l'Anglais Wallis, qui, défendant Torricelli contre l'attaque passionnée de Pascal, vient précisément justifier à l'avance la conduite de Leibnitz.

« Nous devons certainement plus à Torricelli qui a rendu publiques « des découvertes déjà faites, qu'à Roberval, qui a supprimé les siennes; << et nous demandons si, parce que Roberval ne voulait pas publier ses « découvertes, il fallait que Torricelli ne publiât pas les siennes? »

Pascal, dans une autre circonstance, la justifie lui-même par son propre exemple. Roberval avait résolu un problème difficile, relatif à certaines portions des surfaces cylindriques, mais sans vouloir en rien publier, afin, disait-il, de réserver sa découverte pour s'en servir en cas de nécessité. « Dès qu'il sut, dit Pascal, que je l'avais résolu, il déclara qu'il << n'y prétendait plus et qu'il n'en ferait jamais rien paraître, par cette « raison que, n'en ayant jamais produit la solution, il devait le quitter à << celui qui l'avait produite le premier. Je voudrais bien, ajoute Pascal, «que tout le monde en usât de la sorte. »

Quoi qu'il en soit, et quelque opinion que l'on adopte, il faut rendre cette justice à Newton que, dans ces premières publications, il fut irréprochable. Mentionner les droits de Leibnitz au partage de la découverte était tout ce qu'il devait faire, et c'est ce qu'il fit sans commentaires ni insinuations. On peut remarquer qu'il ne parle pas de l'article des Actes de Leipzig, mais peut-être ne le connaissait-il pas.

Leibnitz, de son côté, accepta avec la sincérité la plus franche l'exactitude des assertions de son rival sur le droit très-antérieur de sa découverte; il paraît même avoir été bien peu empressé de faire la comparaison des deux doctrines, car c'est en 1694 seulement, c'est-à-dire dix ans après la Note des Acta Eruditorum, et sept ans après la publication du livre des Principes, qu'il écrit à Huyghens:

« Je ne sais quand je verrai l'ouvrage que M. Wallis vient de publier. « Voudriez-vous me faire la grâce d'en faire copier les endroits où

«M. Newton donne des nouvelles découvertes. Je ne demande pas pro

« prement sa manière de trouver des séries, mais s'il donne des moyens « pour la converse des tangentes ou pour quelque chose de semblable, « car, en m'écrivant autrefois, il couvrit sa manière sous des lettres trans« posées. >>

Et quelques semaines plus tard :

« Je commence par vous remercier de la communication de l'ouvrage « de M. Wallis touchant M. Newton. Je vois que son calcul s'accorde « avec le mien, mais je pense que la considération des différences et « des sommes est plus propre à éclairer l'esprit. Il me semble que «M. Wallis parle assez froidement de M. Newton, et comme s'il était « aisé de tirer ces méthodes des leçons de M. Barrow. Quand les choses « sont faites, il est aisé dire: Et nos hoc poteramus. . . »

Le même mois, il écrivait au Journal des Savants: «Il faut rendre « cette justice à M. Newton (à qui l'astronomie, la géométrie et l'optique "ont de grandes obligations) qu'encore en ceci il a eu quelque chose « de semblable de son chef, suivant qu'on a su depuis.»>

Le récit qui précède fait connaître vraisemblablement toute la vérité. Rien ne pouvait faire prévoir qu'il y eût là matière à un long procès, qui, après plus d'un siècle, serait encore débattu avec passion. La question de priorité ne fut en effet soulevée que fort tard; c'est que sans doute la forme si modeste sous laquelle Leibnitz présenta sa découverte donne la mesure de l'importauce qu'il y attacha d'abord. La grandeur de leur œuvre s'accrut peu à peu aux yeux des inventeurs comme à ceux de leurs disciples, et, lorsque la méthode infinitésimale eut changé la face de la science, ils examinèrent leurs droits de plus près, les revendiquèrent strictement et en vinrent bientôt à une guerre ouverte. Mais, sans prendre parti dans cette querelle, qui n'est pas encore pacifiée, bornons-nous à raconter quelques faits trop célèbres pour qu'il soit possible de les passer sous silence. Les minutieuses enquêtes auxquelles on s'est livré à plusieurs reprises ont d'ailleurs ramené la question à son point de départ; la postérité, également respectueuse pour la mémoire des deux illustres inventeurs, a accordé à chacun d'eux la part de gloire qui lui revenait au début, de l'aveu même de son rival, et les géomètres, tout en estimant les deux théories comme équivalentes, les étudient l'une et l'autre dans leur source, en profitant de la diversité des points de vue qui en facilite l'intelligence et en éclaire la philosophie.

Voici quelle fut l'occasion du débat célèbre auquel des amis trop ardents ont donné le caractère et l'importance d'un véritable procès. Jean Bernoulli, initié par son frère Jacques aux méthodes infinitési

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