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Bornons-nous à citer le passage suivant d'une lettre écrite par Huyghens à l'Hospital, le 9 avril 1693.

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« M. Leibnitz est assurément très-habile, mais il a avec cela une envie <«< immodérée de paraître, comme cela se voit encore dans le 13° journal « de la même année, lorsqu'il parle de son analyse des infinis, du pro«blème des loxodromies, que Jac Gregorius avait résolu longtemps << avant lui dans les Exercitations géométriques, des lois harmoniques << des mouvements planétaires, où il a suivi l'invention de M. Newton, <«< mais y mêlant ses pensées qui la gâtent, dans sa construction de la <«< chaînette, qu'il veut préférer à celle de M. Bernoully, comme si ce <«< n'était pas la même chose. Encore suis-je fort en doute, pour des rai«sons que je pourrais alléguer, s'il n'a tiré sa construction de celle de « M. Bernoully. Mais je vous prie de ne rien témoigner de ceci. »

En rapportant ces attaques entièrement confidentielles, et formulées d'ailleurs bien légèrement peut-être, hâtons-nous d'ajouter qu'elles n'autorisent aucunement à révoquer en doute la probité scientifique de Leibnitz; c'est cependant ce qu'on a fait trop souvent. Fontenelle luimême, dans le discours consacré à son éloge, a cédé au désir de faire un rapprochement piquant, sans se laisser arrêter par l'idée qu'il serait difficile de n'y pas voir une insinuation blessante pour son héros.

« Si Leibnitz, dit-il, avait été plagiaire, il se serait donc démenti cette «seule fois, et aurait imité le héros de Machiavel, qui est exactement « vertueux jusqu'à ce qu'il s'agisse d'une couronne. La beauté du sys<< tème des infiniment petits justifie cette comparaison. » Mais cette dernière remarque même est très-contestable : le calcul différentiel, si important par ses conséquences, n'offre pas une de ces brillantes découvertes qui éclatent tout d'abord à l'esprit, et rien ne prouve, comme nous l'avons déjà fait observer, qu'au moment de sa première publication Leibnitz en aperçût toute la portée. Son grand mérite fut de saisir dans les théories connues le point véritablement essentiel, de manière à dégager, pour l'enseigner à tous, la méthode d'invention que les plus habiles seuls pouvaient reconnaître dans les démonstrations de ses prédécesseurs. Il réduisit par là des raisonnements compliqués aux opérations simples et délicates que les inventeurs, après les avoir aperçues comme dans un trait de lumière, avaient jusque-là rendues méconnaissables sous les correctifs qu'ils y apportaient pour en assurer la rigueur. Satisfaits de faire connaître le résultat de leurs méditations, ils ne se souciaient pas d'en marquer assez nettement la trace pour qu'un autre pût la suivre à son tour. Leibnitz, au contraire, n'hésita pas à opposer aux objections chimériques que l'on redoutait à tort les conceptions

intuitives de l'esprit, sans lesquelles on ne sait rien comme il faut. Ce sont ces clartés naturelles qui, éclairant les théories jusque-là les plus cachées, et permettant, pour ainsi dire, de les pénétrer d'une seule vue, contribuèrent plus que tout le reste au développement de leurs conséquences.

J. BERTRAND (de l'Académie des sciences).

Les mosaïques chrétiennes des basiliques et des églises de Rome, décrites et expliquées par M. Barbet de Jouy, conservateur au Musée impérial du Louvre; 1 vol. in-8°, chez Didron.

QUATRIÈME ET DERNIER ARTICLE1.

Par quelles causes et sous quelles influences s'est développée, à Rome et dans l'Occident, la longue décadence dont nous venons de suivre les principales phases depuis le ivo jusqu'au x siècle? Quelle est, dans ce sommeil, dans cet abaissement des arts du dessin, la part de responsabilité qui regarde les populations latines, celle qui revient aux Grecs, ou, pour mieux dire, à l'Orient, celle qu'il faut imputer aux barbares? Rien n'est plus difficile que de faire ce départ; et cependant c'est là le principal problème que suggère le spectacle de cette triste époque. On veut savoir à qui s'en prendre, connaître les vrais coupables de tant de barbarie. Aussi, chemin faisant, à propos de chaque mosaïque, avons-nous indiqué nos conjectures à ce sujet. Il s'agit maintemant de réunir ces vues éparses, de les coordonner, de les concilier et de leur donner, s'il est possible, un peu plus de clarté.

Et d'abord n'est-ce pas un fait certain, que les populations latines, abandonnées à elles-mêmes, ne seraient jamais tombées si bas? Comme toutes les créations humaines, les arts du dessin sont sujets à déchoir: ils s'abaissent après s'être élevés, ils languissent après avoir fleuri; ce

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Voir, pour le premier article, le cahier de décembre 1862, p. 713; pour le deuxième, le cahier de janvier 1863, p. 26; pour le troisième, le cahier de juin, p. 344.

n'est là que le sort commun et la loi nécessaire. Chez chaque peuple, à certains intervalles, on assiste à de telles défaillances, sans qu'il faille y chercher d'autres causes que l'infirmité de notre nature, la mobilité de nos goûts, notre impuissance à nous fixer longtemps sur certaines hauteurs, quand une fois nous les avons gravies. Le caractère de ces décadences, en quelque sorte naturelles, ce n'est pas la barbarie, c'est plutôt la médiocrité. Un peuple peut marcher ainsi, pendant de longues années, toujours moins inspiré, moins simple, moins fécond, plus maladroit quoique plus raffiné, plus ignorant quoique plus érudit, sans perdre pour cela les premiers rudiments de l'art, sans retourner à l'enfance, sans tomber dans la décrépitude. Il reste sur la voie battue, et suit paisiblement l'ornière; il n'ose rien, ne tente rien; mais l'ornière le protége et ne lui permet pas de s'égarer par trop.

Telle fut dans l'ancienne Grèce, après les deux grands siècles de Périclès et d'Alexandre, l'époque encore brillante, mais terne par comparaison, qui dura jusqu'au jour où les légions romaines pénétrèrent sur le sol hellénique; telle fut à Rome, après le siècle d'Auguste, surtout après les Antonins, cette autre période d'affaissement et de lassitude qui correspond aux suprêmes efforts du paganisme expirant. Dans ces deux décadences, que voyons-nous ? absence d'inspiration, fausse richesse, lourdeur de main, platitude et monotonie, mais rien de plus, rien d'absolument difforme, rien de monstrueux, à proprement parler. Il en est autrement de la grande décadence dont nous nous occupons, de celle qui succède au réveil momentané de l'art devenu chrétien. Ici plus de chemin battu, plus d'ornière; de brusques innovations, un changement radical; types de figures, principes de composition, tout est nouveau et en contradiction directe avec l'ordre établi. Il n'y a pas seulement décadence, il y a désordre et rébellion.

Aussi, pour expliquer un tel état de choses, il n'est guère qu'un moyen croire à l'intervention d'une cause extérieure. Ce n'est pas de lui-même, par sa propre impulsion, qu'un peuple abandonne ainsi sa façon de voir et de sentir. Il faut qu'un style d'origine étrangère ait fait invasion chez lui. Mais de quel style ici peut-il être question? C'est un point sur lequel les opinions varient.

L'usage le plus répandu veut qu'on appelle byzantines les œuvres de cette époque, et en particulier ces mosaïques de Rome, surtout celles qui, postérieures au v° siècle, s'éloignent de plus en plus du caractère latin. Elles ne sont plus romaines, donc elles sont byzantines; telle est l'explication courante, celle qu'adoptent les guides et la plupart des livres qui traitent ces questions.

Quelques critiques cependant, se piquant de plus d'exactitude, prennent le contre-pied de l'opinion reçue, et soutiennent qu'il n'y a pas à Rome une seule mosaïque qu'on soit en droit de qualifier ainsi : elles sont toutes, s'il faut les croire, purement et simplement latines 1.

Qui a tort et qui a raison? personne, assurément. On se querelle sur des mots qu'on ne définit pas. Ceux qui voient du byzantin partout, entendent, au fond, par ce mot, tout ce qui est bizarre, incorrect ou difforme. Une figure qui s'écarte des données habituelles de l'antiquité classique, qui affecte quelque roideur, une attitude un peu gênée, une expression étrange, devient pour eux une figure byzantine. Les autres, au contraire, n'acceptent pour byzantin que ce qui est fait à Byzance même, et de main néo-grecque, ou bien encore ce qui est littéralement conforme à certains types, à certains procédés dont l'authenticité leur semble incontestable 2. Pour eux la question de style est, comme on voit, subordonnée à la question de main-d'œuvre. En raisonnant ainsi de part et d'autre, on est bien sûr de ne jamais s'entendre.

Qu'y a-t-il donc dans ces mosaïques et quel nom faut-il leur donner? Chez presque toutes vous trouvez, quoi qu'on dise, un élément byzantin, néo-grec, oriental, peu importe le nom : c'est un fait démontré et de toute évidence. La forme des costumes, le caractère des broderies, l'esprit des ornements et des symboles, le prouvent surabondamment. S'ensuit-il que l'esprit byzantin y règne absolument seul? Non certes; un fond d'idées et de formes latines s'y laisse encore entrevoir çà et là. On n'a donc tout à fait tort ni d'un côté ni de l'autre. Seulement on oublie un troisième élément, lequel nous semble le plus visible et le moins contestable de tous. Chose étrange, la question qui s'agite est une question de barbarie, et justement on oublie les barbares.

Ce sont eux cependant qui donnent à cette décadence son véritable caractère, ce qu'elle a d'excessif, d'abrupte, d'incohérent et de désordonné. D'où vient donc qu'il n'est pas question d'eux ? Pourquoi ne pas les mettre directement en cause? C'est qu'il n'existe pas contre eux de pièces de conviction, s'il est permis de parler ainsi. Ils n'ont rien édifié, rien produit, ils n'ont fait que détruire. Nous n'avons, de leur savoirfaire, aucune trace, aucun exemple; les termes de comparaison nous manquent style byzantin, style latin, chacun sait à peu près, ou croit savoir ce que cela veut dire : style barbare, telle chose n'exista jamais,

1

C'est à cette opinion que se range M. Barbet de Jouy dans son Introduction, p. XIV-XV et suivantes. Voir l'Introduction de M. Barbet de Jouy, p. xvi.

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ni en général ni même en particulier. C'est aujourd'hui un point acquis à la science que ces mots, architecture lombarde, architecture saxonne, architecture wisigothe, sont des dénominations arbitraires. Les monuments ainsi classés par des traditions apocryphes n'offrent aux yeux de la vraie critique aucun signe qui justifie ces étranges appellations. Ils sont, en général, ou plus anciens ou plus modernes que le règne éphémère des peuples dont on leur fait porter le nom. De même en paléographie il n'y a de classifications réelles, même pour les siècles où les barbares se disputaient l'Occident, que des divisions géographiques, ou, pour mieux dire, des distinctions d'écoles monastiques. Quant aux Lombards, aux Saxons, aux Wisigoths, ils ne possédaient pas plus un corps d'écriture à eux, une méthode de calligraphie, un système d'enluminure, qu'un art de décorer et de bâtir des monuments.

Voilà comment s'explique l'usage si général d'attribuer à d'autres qu'aux barbares cette décadence dont ils sont cependant, sinon les agents directs, du moins les auteurs véritables. Ils échappent à la critique faute de corps de délit; il faut les deviner, on ne peut les saisir. Évidemment ce ne sont ni des Huns, ni des Goths, ni des Hérules, qui ont mis la main à ces mosaïques, dessiné ces figures, taillé ces cubes, ajusté ces incrustations; à ne prendre les choses qu'au point de vue de la main-d'œuvre, ceux qui adoptent la thèse d'une origine purement latine, peuvent donc avoir matériellement raison; il est possible, il est même probable qu'au plus fort de cette décadence les ouvriers à Rome fussent encore, pour la plupart, Latins; mais là n'est pas la question. C'est l'esprit de l'œuvre dont il s'agit de s'enquérir. Or l'élément le moins apparent, le moins en relief, le plus sacrifié de tous, est ici l'élément latin. C'est même, il faut le dire, cet effacement, cette disparition presque totale de toute physionomie romaine qui, à partir surtout du vi et du vir siècle, donnent à ces monuments un cachet si étrange, et eet aspect insolite, anomal, qu'à défaut d'autre terme on désigne du nom de byzantin. Le travail peut donc être de main latine, si l'on veut, il n'en est pas pour cela plus latin. Il est barbare, vraiment barbare, enté sur vieux fond romain et mi-parti de byzantin, voilà ce qui ressort aussi bien des détails que de l'ensemble de ces mosaïques. Quant au mot byzantin, pour l'expliquer tel que nous l'entendons, pour en déterminer le sens complexe et presque contradictoire, il faudrait tout un commentaire. Nous en reparlerons bientôt. Insistons tout d'abord sur le point capital, sur le rôle, à la fois indirect et prépondérant, qui appartient aux barbares.

Rien ne s'explique mieux que cette prépondérance. Par qui les

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