Images de page
PDF
ePub

:

arts furent-ils patronés à Rome dès le milieu du v° siècle et dans les siècles suivants? Aux frais de qui continuèrent-ils à travailler? A qui s'adressait l'Église pour décorer ses temples, pour subvenir à la dépense de ces revêtements splendides dont il nous reste à peine d'incomplets fragments? Elle s'adressait à ceux qui avaient la force et la richesse. Ce n'était pas l'ancienne société qui pouvait lui venir en aide il n'en restait que de pauvres débris; les puissants, les heureux du jour n'étaient plus les Latins. Seuls, les barbares regorgeaient d'or, et, à mesure qu'ils se convertissaient, ils devenaient, d'assez bonne grâce, les trésoriers des monuments qui, bien ou mal, se bâtissaient encore. Par zèle ou par ostentation, seuls ils entretenaient dans l'ancien domaine de l'art un simulacre de vie. Or, quelle que fùt leur docilité vis-à-vis de l'Église, vis-à-vis des moindres survivants de l'ancienne civilisation, ces nouveaux maîtres, ces possesseurs du sol, avaient cependant des goûts à eux, des habitudes; en travaillant à leurs gages il fallait bien s'accommoder un peu à leurs idées, à leurs lumières, se mettre à leur niveau, se plier à leur intelligence. Or les peuples incultes sont, en ce qui concerne le sentiment des arts, de véritables enfants. Ce qui veut dire qu'ils ont des marottes, des routines dont il est difficile de les déshabituer. Les enfants, comme on sait, à de très-rares exceptions près, ne naissent pas artistes; on peut même dire que, livrés à eux-mêmes, avant toute leçon, ils ont une méthode naturelle d'une remarquable fausseté. Hors d'état non-seulement d'exprimer ce qu'ils voient, mais même de voir ce qui est, les premières fois qu'ils s'emparent d'un crayon, c'est pour en faire le plus étrange usage. Ils ont des partis pris, des conventions qu'ils se transmettent, on ne sait comment, d'âge en âge, et en tout pays. Ils sont systématiques par instinct, comme le deviennent par calcul certains artistes raffinés. Nous n'en voulons pour preuve que la manière invariable dont ils expriment les traits de la figure humaine et l'œil en particulier. Dans une tête de profil ils donnent à l'œil exactement le même ovale que si la tête se présentait de face. Or les peuples encore incultes, les artistes primitifs, les archaïques en un mot, dans tous les pays du monde, n'ont-ils pas pratiqué cette méthode des enfants? Voyez les monuments de l'Égypte, de la Perse, de l'Assyrie, et même de la Grèce au berceau, les yeux des têtes de profil n'ont-ils pas tous la forme d'une amande? Que ces sortes de naïvetés ne manquent pas de charme, qu'elles plaisent aux savants et aux esprits blasés, nous ne le contestons pas; nous voulons même qu'elles proviennent, comme on le dit, d'un excès de conscience et de sincérité; que ces jeunes intelligences reproduisent ainsi les objets tels qu'ils sont et non tels qu'ils se modifient

par

la diversité des poses; il n'en est pas moins vrai que cette irrévérence envers les lois les plus vulgaires du modelé et de la perspective constituent ce que, bon gré mal gré, dans la langue des arts, il faut appeler barbarie.

Eh bien, c'est dans cet esprit grossièrement enfantin qu'allait désormais marcher, ou, pour mieux dire, rétrograder, cette population d'affranchis et d'esclaves qui, au v° siècle, à Rome, gagnait encore sa vie à travailler le stuc, le marbre et la couleur. A peine réveillés de leur léthargie païenne par le nouveau principe d'inspiration sorti des catacombes, les artistes et manœuvres romains, pour ne pas mourir de misère, pour plaire à leurs nouveaux patrons, à leurs Mécènes à demi sauvages, allaient se mettre à désapprendre le peu qu'ils savaient encore, à rompre de leurs mains, pièce à pièce, la chaîne traditionnelle, la savante série d'observations, d'expériences, de procédés et de combinaisons que leur avait transmis la Grèce comme un merveilleux héritage.

Voilà comment s'explique cet abaissement subit, cette chute précipitée qui n'a d'exemple dans aucune autre décadence. Pour tomber aussi bas en moins d'un demi-siècle, il fallait cette circonstance unique qu'il y eût profit à déchoir, que chacun se crût intéressé à jeter à la mer la meilleure part de son savoir, qu'une sorte d'émulation à rebours s'emparât des esprits et les fît aspirer à descendre. En un clin d'œil, pour se mieux conformer au genre d'optique des vainqueurs, pour s'en faire mieux comprendre et pour en être mieux traité, ce fut à qui renoncerait plus vite, l'un aux effets de perspective, l'autre aux mystères du clair-obscur, celui-ci aux artifices de la composition, celui-là au jeu des clairs et des ombres. De là ces brusques platitudes qui nous confondent d'étonnement, ce prompt retour à l'archaïsme, et à un archaïsme lourd, épais, fatigué, sans grâce, sans jeunesse et sans vie; de là ces juxtapositions de personnages, ou plutôt d'automates, les uns pétrifiés, immobiles, les autres agités de convulsions mécaniques; de là, pour tout dire en un mot, la misère et le néant de l'art.

Si, du moins, ce n'eût été qu'une surprise et l'affaire du premier moment! mais non, l'impulsion rétrograde une fois acceptée, s'arrêter n'était plus possible. Nos mosaïques en font foi: chaque siècle enchérit l'un sur l'autre. Et cela se comprend : le seul pouvoir alors en situation de résister, l'Église, avait fait, elle aussi, son pacte avec les barbares. Elle tenait trop à conquérir leurs âmes, pour ne pas éviter de contrarier leurs goûts. Au lieu de mettre, dès l'abord, obstacle aux complaisances dont ils étaient l'objet; au lieu d'arrêter l'invasion de ces œuvres in

formes dont ses temples se tapissaient, de déclarer sacrés et immuables les types du iv siècle, le style de Sainte-Pudentienne, par exemple, et, au besoin, de s'armer de ses foudres contre les novateurs; elle avait mieux aimé fermer les yeux et laisser prudemment s'introduire, sur les parois de ses chapelles, ccs grossières figures, ces yeux hagards, ces expressions outrées, ces types scandinaves et teutons, portraits plus ou moins fidèles de ses redoutables alliés; puis, cela fait, qu'arriva-t-il ? La piété des fidèles prit au sérieux les nouvelles images, les adopta, les consacra, leur prêta d'autant plus de vertus qu'elles étaient moins humaines, de sorte que la barbarie, s'identifiant avec la sainteté, devint bientôt presque article de foi. Comment, dès lors, revenir en arrière, comment se rattacher aux traditions brisées? La moindre tentative. d'étudier la nature eût fait crier au sacrilége. Ni le génie d'un saint Grégoire ni les efforts d'un Adrien Ir ne pouvaient y suffire. Leurs essais impuissants ne firent que ranimer, après leur mort, le flot qu'ils voulaient arrêter. Il fallait que la décadence suivît sa voie, la suivit jusqu'au bout, et descendît sans s'arrêter au degré le plus bas qu'elle pouvait atteindre, aux œuvres que nous ont laissées le 1x et le x° siècle.

Ajoutons que, dans ces tristes jours, l'Église d'Occident, tout en se séparant franchement des iconoclastes, et sans pencher le moins du monde vers leur sombre manie, n'avait au fond qu'un médiocre souci des beautés de la forme. Pourvu qu'un profond respect s'attachât aux images des saints et qu'elles inspirassent aux fidèles confiance et soumission, il lui importait peu qu'elles fussent plus ou moins conformes aux principes de l'art. Peut-être même le mépris des préceptes de l'antiquité était-il accueilli par elle avec une faveur secrète. Les séductions du paganisme étaient de date encore récente rappeler trop au vif l'es prit de ses chefs-d'œuvre, en côtoyer de trop près les contours, n'était-ce pas risquer de raviver son souvenir? Ce genre de crainte, en ce tempslà, pouvait avoir quelque à-propos et n'être pas encore un pur anachronisme. La plupart des croyants étaient d'ailleurs prédisposés à ne rien voir en beau, ni ce monde ni ses habitants; le spectacle des calamités déchaînées sur la terre, les terreurs de tout genre qui obsédaient les âmes, je ne sais quoi de morose et de désespéré au fond des meilleurs esprits, tout contribuait alors à pousser à l'extrême les principes de la foi chrétienne, à faire de la matière non-seulement un principe inférieur et subordonné, mais un objet de mépris et de haine. Aussi quel enthousiasme pour les excès de la spiritualité! quelle déification de ses plus disgracieux indices, de la maigreur, de la longueur démesurée des corps, des formes décharnées, des yeux caves et des airs moribonds!

quel oubli du savant équilibre qui préside à l'ensemble des deux natures de l'homme! Pour que l'image d'un saint ou d'un martyr parut chose sacrée et vraiment vénérable, la condition première, indispensable, était que cette image n'eût pas figure humaine.

On voit donc que, si les barbares sont les premiers, les vrais coupables, ils n'ont pas manqué de complices dans l'ancien monde civilisé. Cette décadence, que les vainqueurs ont provoquée et patronnée, les vaincus ne se sont pas fait faute d'y travailler à qui mieux mieux. C'était comme un complot universel pour l'anéantissement des principes du beau. Chez les uns le délire de l'esprit, l'extase, l'ascétisme, le rêve apocalyptique; chez les autres l'ignorance puérile, la sauvage rudesse de la matière à peine dégrossie, c'en est assez pour éclaircir l'énigme dont nous cherchons le mot, pour expliquer cette persévérante progression dont le dernier terme et, si l'on peut ainsi parler, le hideux idéal, se révèle dans l'œuvre de Pascal Ier et dans l'abside de San-Marco.

Est-il done vrai, comme on l'a prétendu, que ces ténèbres fussent un mal nécessaire, et que les conquêtes de l'art moderne ne pussent ètre achetées qu'à ce prix? Est-il vrai que, pour purger notre sol des derniers restes de l'art antique dégénéré, pour l'amender, le rajeunir, le préparer à nos propres moissons, il fut bon que, pendant des siècles, on n'en tirât plus rien que des chardons et des ronces? Nous doutons fort, quant à nous, de ce consolant fatalisme. Dites plutôt qu'à force de jachères, nous avons dù subir l'ingrate et pénible tache d'un second défrichement. Et que de peines, que d'efforts, pour rapprendre ce qu'on a désappris! L'A b c, les principes, n'entrent bien dans l'intelligence qu'avec la fraicheur du jeune âge; ils ne s'y logent qu'à grand' peine quand vient la maturité. Ne le voyons-nous pas? N'est-ce pas en partie de cette seconde éducation que proviennent pour nous, sur les principes, en matière d'art, la fluctuation, l'arbitraire et l'instabilité dont nous nous ressentons aujourd'hui? Sans doute, il y a dans le reveil du xr siècle, dans l'épanouissement du xin, des trésors d'originalité qui auraient pu rester enfouis, si l'art antique n'eût pas sombré, si le monde n'eût pas été livré aux misères de la barbarie; mais le génie du Nord, le génie de l'ogive, eùt bien fini par se faire jour de quelque autre façon, et dans des conditions peut-être plus parfaites, avec moins de labeurs et de tâtonnements, puisqu'il eût profité de la puissance acquise, de l'expérience et du savoir d'un art rival, d'un art traditionnel et en pleine vigueur. Quant à la Renaissance et aux trois siècles qui l'ont continuée, est-il besoin de dire que leur œuvre eût été, selon toute apparence, plus franche, plus complète, moins incertaine

dans sa marche, moins éphémère dans ses perfections, si, au lieu d'avoir à réagir contre le mouvement chrétien du moyen âge, elle n'eût fait que continuer avec encore plus d'ampleur, avec un supplément de force emprunté à l'esprit moderne, l'alliance solennelle et publique commencée sous Constantin et brusquement interrompue par l'intervention des barbares? A quelle indicible puissance aurait pu s'élever l'art antique ainsi purifié, ennobli, régénéré de siècle en siècle au souffle fortifiant de l'inspiration chrétienne! Mais ce sont là de simples rêves, des utopies rétrospectives. Laissons ces fantaisies, retournons à la réalité : aussi bien l'art, en définitive, s'est affranchi, tant bien que mal; il a fini par sortir de prison. Cominent et par quel secours? C'est ce qu'il nous reste à indiquer.

La transition s'est opérée pendant les siècles qui n'ont produit à Rome aucune mosaïque, ou, du moins, qui n'y sont représentés aujourd'hui par aucun fragment de ce genre. A comparer les points extrêmes de cet espace de deux cent soixante ans, on remarque entre les deux styles une telle différence, qu'une lacune encore plus grande semble les séparer. Et en effet, sans être des chefs-d'œuvre dans la moderne acception du mot, ce sont au moins des œuvres d'art que les mosaïques de Santa-Maria-in-Trastevere, l'église qui, par ordre de date, se présente à nous la première dans la série nouvelle où nous allons entrer.

Ces mosaïques n'ont pas toutes même âge et même caractère. Celles du xiv° siècle, œuvre de Pietro Cavalini, sont des compositions d'un ordre très-élevé, et, pour le dire en passant, remarquablement supérieures aux tableaux, même aux fresques les plus connues, les plus célèbres, de cette même époque. Ce n'est pas de celles-là que nous parlons, quant à présent du moins; nous ne songeons qu'à celles du commencement du XII° siècle1, à celles qui décorent l'abside et le grand arc intérieur, voire même une partie extérieure de l'église. En jetant les yeux sur la façade, vous êtes tout d'abord frappé d'une large frise colorée se prolongeant sur toute la paroi supérieure, et représentant la parabole des vierges folles et des vierges sages. Exposée à l'injure du temps, cette mosaïque a dû subir, pour se maintenir depuis le x11° siècle, d'assez nombreuses restaurations, souvent inintelligentes : l'œuvre en a plus ou moins souffert, sans compter que, de son propre fonds, elle donne prise assurément à plus d'une critique. Il n'en est pas moins vrai qu'elle est sagement conçue, avec une simplicité toute monumentale. L'ordonnance, bien que trop symétrique encore, ne tourne pas à la roideur; les poses

De 1130 à 1143.

« PrécédentContinuer »