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sont variées, les mouvements naturels ces dix jeunes femmes et la madone qui semble les présider, assise au milieu d'elles sur un siége d'honneur, ne manquent en vérité ni de charme ni d'élégance en un mot, vous êtes devant une œuvre qui satisfait suffisamment vos yeux et votre raison.

:

Ces qualités moyennes, ces dons modestes et nécessaires, que doit posséder tout artiste sans même qu'on lui en sache gré; ces dons, l'apanage obligé des temps de civilisation, les voilà donc revenus! Comment? Par quel chemin? En peut-on suivre la trace? Ont-ils reparu peu à peu ou d'un seul coup, pour ainsi dire? Répondre n'est guère possible, même en consultant hors de Rome quelques rares monuments de date assez douteuse. On ne peut avec certitude que mesurer l'espace parcouru. Ne prenons même pas pour point de comparaison le terme extrême de la barbarie, l'abside de San-Marco; passons à l'autre abside, postérieure de si peu d'années, d'après le formel témoignage du Livre Pontifical1, à l'abside de Santa-Francesca-Romana. On se souvient que dans cette mosaïque nous avons constaté des promesses inattendues, certaines lueurs d'espoir, certain germe d'amélioration; eh bien, ces espérances sont plus que réalisées dans la frise du xir siècle : elles le sont mieux encore si vous entrez dans l'église elle-même, dans la partie décorée presque en même temps que la façade, par le même pape, Innocent II, de 1130 à 11432. Remarquez surtout, au centre de l'abside, cette sainte Vierge splendidement vêtue, en vraie reine d'Orient, assise à la droite de son fils et sur le même trône. C'est une de ces figures qui restent dans la mémoire sa pose est vraiment belle, et son visage, d'une suavité toute chrétienne, a presque la pureté de traits d'une tête antique. C'est un type de l'ancienne Grèce sous la parure de la

1 La distance est en réalité si grande entre le style de ces deux mosaïques (celle de San-Marco et celle de Santa-Francesca-Romana), qu'on est, malgré soi, tenté de ne pas trouver suffisant l'intervalle chronologique qui les sépare (vingt-huit ans au maximum), mais le témoignage d'Anastase est si formel, il attribue si clairement la restauration et la décoration de cette église au pape Léon IV (858868), qu'on est forcé de se rendre à son autorité. Voici les termes du Livre Pontifical: Ecclesiam autem Dei genitricis semperque virginis Mariæ quæ primitus an«tiqua nunc nova vocabatur, quam Dominus Leo IV papa a fundamentis construxerat, « sed et picturis eam decoratam iste beatissimus præsul pulchris et variis depingi coloribus, augens decorem et pulchritudinem, corde puro ornavit speciebus.. — ' Le nom d'Innocent II est écrit sur la mosaïque même dans une inscription dont voici les deux derniers vers :

Quum moles ruitura vetus foret, hinc oriundus
Innocentius hanc renovavit papa secundus.

Grèce nouvelle. Pour comprendre notre étonnement, il faut se reporter à la Vierge de Santa-Francesca-Romana, la plus sauvage, il est vrai, de toutes les figures qui l'entourent; tandis qu'ici c'est le contraire, les autres personnages ne sont pas tous peut-être d'un aussi haut style que cette Vierge. N'importe, ils sont tous affranchis de la rouille barbare: ils ont vraiment figure humaine. Encore un coup, le contraste est frappant, la distance est immense. Et songez que vous n'êtes pas même à la moitié du xir siècle, c'est-à-dire que cent trente ans encore vous séparent de Cimabuë, et cent cinquante de Giotto! Comprenez-vous cette précocité? Pourquoi cet art de la mosaïque se relève-t-il ainsi presque subitement? Pourquoi prend-il l'avance sur la peinture ellemême? D'où lui vient la lumière? La cause plus ou moins cachée des effets les plus inexpliqués doit toujours se trouver quelque part. Si nous tournons les yeux vers l'Orient, n'entreverrons-nous pas le guide mystérieux de cette renaissance, phare lointain, inégal et souvent éclipsé, mais qui, seul néanmoins, d'un jet de sa lumière, pouvait encore dissiper nos ténèbres.

C'est ici, comme on voit, que le mot byzantin revient prendre sa place. Il s'agit d'apprécier à sa juste valeur l'art que ce mot désigne : problème compliqué, que nous n'avons la prétention ni de résoudre, ni même de poser dans toute son étendue. Il demande des soins, des précautions, des peines, qu'en général on lui accorde peu. C'est, pour les écrivains qui traitent de ces matières, un vrai souffre-douleur, et presque l'àne de la fable, que cet art byzantin: ils lui font porter les méfaits, les iniquités de la décadence tout entière. Connaissez-vous une histoire de la peinture en Italie qui n'affirme que, jusqu'à Cimabuë, ou, du moins, jusqu'à son époque, la péninsule était encore en pleine barbarie, et qui n'en attribue la faute exclusivement aux Byzantins? Sienne, Pise, Florence, se disputent entre elles sur quoi? pour décider si c'est bien Cimabuë, si ce n'est pas Guido, ou peut-être Giunto, qui a vaincu le premier les barbares. Elles ne s'entendent que sur un point, le nom de l'ennemi commun: toutes trois c'est des Byzantins qu'elles disent avoir triomphé.

Sans doute il y a du vrai, beaucoup de vrai dans ce concert réprobateur. De même qu'à Athènes, pour quelques philosophes, on comptait d'innombrables sophistes, de même, dans l'empire d'Orient, où les peintres ne manquaient pas, le plus grand nombre, et de beaucoup, étaient de pauvres barbouilleurs. Peut-être même a-t-on raison de dire que, vers le temps de Cimabue et de ses précurseurs siennois et pisans, l'Italie était comme envahie par des nuées de ces indignes successeurs

de Parrhasius et de Zeuxis. L'etat de leur patrie, de jour en jour plus miserable, devait, tout à la fois les pousser à l'emigration, et faire descendre leur talent à un routinier mecanisme.

Mais le probleme n'est pas là. Plus d'un siècle avant l'epoque dont on parle, ne voyons nous pas à Rome une œuvre de peinture, œuvre considerable, où tout à coup se trouvent observées les conditions fondamentales de ce grand art? dessin, couleur, action, composition, ajustement des draperies, mouvement des corps, expression des visages. tout, dans cette mosaique, fait supposer une certaine étude de la nature, ou tout au moins la connaissance des lois du style antique, deux choses alors aussi extraordinaires l'une que l'autre, pour peu qu'on se reporte aux œuvres du même genre dans tous les siècles precedents. A qui donc appartient l'honneur de cette nouveauté? est-ce à un Florentin, à un Siennois, à un Pisan? Non, puisque, cent ans plus tard, à Pise, à Sienne et à Florence, on regardait encore comme miraculeuses et l'on portait en triomphe des œuvres incomparablement moins animees. moins expressives et plus conventionnelles que celle dont il s'agit ici. Est-ce donc à Rome mème qu'était né ce respect imprévu des exemples de la nature et des leçons de l'antiquité? Rien n'autorise à le croire. Depuis la fin du 1x siècle jusqu'au commencement du xır2, pendant cet intervalle où non-seulement les mosaïques mais les monuments de tout genre font à Rome absolument defaut, on sait trop bien quelles furent les causes de cette stérilité. Ce temps n'est-il pas celui des premières, des plus ardentes luttes de l'empire et de la papauté? Nest-il pas plein de troubles et de ravages? Les Normands de Robert Guiscard n'ont-ils pas, sur ce sol romain, fait plus de ruines, jeté plus de stupeur, que les hordes réunies des Genseric et des Totila? Ce n'est donc pas à Rome qu'il faut chercher l'explication qui nous manque; ce n'est pas là qu'a pu naître l'exemple initiateur servant de transition entre le style ultrabarbare de la mosaique de S. Marco, et le style presque régéneré de Santa-Maria-in-Trastevere.

A défaut de preuves directes, voici peut-être un document d'où sortira quelque lumière, document bien connu, produit déjà plus d'une fois, et qu'il faut cependant citer encore ici. C'est le récit du chroniqueur du Mont-Cassin, Leon, évêque d'Ostie, racontant que, vers la seconde moitié du x1° siècle, en 1066, lorsque l'abbé Didier voulut décorer l'intérieur de sa grande basilique, et en paver le sol en marbre de divers tons, il fallut envoyer jusqu'à Constantinople pour trouver des ouvriers habiles en l'art des mosaiques et des incrustations. Ces étrangers firent merveille, nous dit le chroniqueur. « Les figures de leurs

« mosaïques semblent vivantes, et les pavés, par la diversité des pierres « de toute nuance, imitent un parterre de fleurs. » Puis il ajoute que le génie de ces deux arts était éteint en Italie, depuis plus de cinq cents ans, et que, voulant le faire revivre ou empêcher que la pratique n'en disparût complétement, l'abbé, dans sa prudence, avec l'aide et l'inspiration de Dieu, s'attacha les maîtres qu'il avait fait venir et les chargea d'instruire de leurs secrets quelques enfants du monastère.

Que conclure de ce récit d'une authenticité certaine? Que, même en l'interprétant dans le sens le plus large et sans prendre à la lettre les paroles de l'historien, même en ne croyant pas, contrairement à ce qu'il dit, que l'art de la mosaïque fût, au milieu du x1° siècle, depuis longtemps éteint dans toute l'Italie, et en supposant qu'à Rome, par exemple, la pratique n'en eût pas complétement péri, il n'en est pas moins impossible d'admettre qu'il y fût alors florissant. L'abbé Didier n'aurait pas pris la peine d'envoyer jusqu'à Constantinople, s'il eût pu, avec même avantage, s'adresser simplement à Rome. Si peu avisé qu'on le suppose, et il paraît l'avoir été beaucoup, il n'eût pas fait en pure perte une telle dépense et de temps et d'argent.

D'autre part, cependant, le récit de l'évêque d'Ostie nous apprend qu'une école de mosaïque a dû prendre naissance dans le cloître du Mont-Cassin. Cette école aura pu prospérer et, peut-être, au bout d'un certain temps, répandre sur l'Italie des mosaïstes italiens. Nous voulons bien l'admettre. Allons même plus loin: supposons qu'un disciple de cette école, cinquante ou soixante ans après sa fondation, se soit trouvé chargé de décorer l'église de Santa-Maria-in-Trastevere, hypothèse toute gratuite et qui n'est appuyée sur rien, s'ensuivra-t-il que cette décoration soit purement italienne? L'enseignement, la tradition, serontils estimés pour rien? N'y aura-t-il pas un compte à faire pour donner à chacun sa part? La véritable initiative de l'esprit byzantin, dans ce travail précoce, en sera-t-elle moins clairement établie?

Le point essentiel c'est qu'en 1066 le couvent d'Italie le plus riche et le plus éclairé se soit déclaré hors d'état d'orner dignement son église sans faire appel à l'art des Byzantins. Cet aveu d'impuissance tranche d'un mot la question. Et ce n'est pas seulement le récit de notre chroniqueur qui fait ici autorité; le témoignage de l'histoire en dit encore plus que lui. A voir l'état du monde à cette époque, et l'évidente inégalité de l'aptitude aux travaux d'art, de luxe et d'industrie, dans l'Orient et dans l'Occident, on peut hardiment conclure que l'Italie se berce d'une patriotique chimère en s'attribuant ici, sur tous les autres peuples, une sorte de droit d'aînesse.

Sans doute la plupart de ses villes, surtout celles que nous avons citées, les plus justement jalouses de ce genre de noblesse, ont, dès le XII siècle, fait de vaillants efforts pour affranchir les arts de la roideur hieratique, des types conventionnels, des servitudes de tout genre qui les étoulaient encore; mais ces efforts n'étaient pas les premiers, ils avaient eu des précurseurs. Ce n'est pas seulement du xm, c'est du x11o et même du xi siècle qu'il est ici question or cherchez, dans le monde entier, peu de temps après l'an 1000, à ce moment encore si proche de notre plus grande barbarie, cherchez un lieu où la figure humaine soit librement imitée et noblement comprise, sans grossier parti pris, avec un sentiment d'idéal et cependant de vie, où les arts du dessin, par une sorte de résurrection ou de tradition successive, revêtent, sous la forme chrétienne, ce même caractère intelligent et délicat qui distinguait les œuvres de la Grèce idolâtre, cherchez ce lieu, cette oasis, vous ne le trouverez que chez un peuple où jadis éclata entre la force et la grâce, entre l'esprit dorique et l'esprit ionien, cette féconde lutte d'où sortirent d'incomparables œuvres, sur ce petit coin de terre marqué par la Providence pour initier la race humaine aux principes du beau; et ce n'est pas vers sa nouvelle capitale, vers la grande et bruyante cité, que devront se porter vos yeux, c'est seulement sur de pieux asiles, cachés, impénétrables, où semblent s'être réfugiés loin du monde, l'esprit, la grâce, les dons exquis de l'antique Hellénie. Byzance a beau se préserver encore de l'affront que Rome a subi, ses murailles ont beau rester vierges; si les barbares n'ont pas foulé ses rues et ses portiques, elle est en contact avec eux et depuis trop longtemps, elle en a reçu trop souvent des secours pour n'avoir pas aussi accepté leurs caprices, leurs grossières et bizarres fantaisies. Vrai caravansérail de toutes les nations et des hordes qui la menacent, ni son goût ni ses mœurs ne pouvaient rester purs. Tandis que ces nids d'aigles, ces solitudes aériennes, ces inaccessibles retraites qui couronnent le mont Athos, voilà peut-être les seuls lieux de l'ancien monde civilisé où ne devait pas pénétrer la contagion des barbares.

Ceux d'entre nous qui ont conservé souvenir de nos expositions de peinture remontant à douze ou quinze années ont encore présents à la mémoire certains dessins qu'un jeune artiste, un pensionnaire de Rome, mit au salon à son retour de Grèce, et qui pour la première fois révélèrent au public le nom de Papety, connu seulement jusque-là par des travaux d'école, et dont la célébrité naissante allait bientôt s'éteindre dans une mort prématurée. Ces dessins coloriés étaient des copies faites au mont Athos, consciencieuses études, représentant des figures de saints

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