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trait important et curieux parmi les signes de l'époque; je veux parler de ce que, malgré l'anachronisme du terme, je ne puis nommer que leur socialisme. Ce socialisme, dans un âge religieux, était religieux; il s'agissait d'un règue du Saint-Esprit; sous cette nouvelle phase du christianisme, l'amour et la fraternité devaient régner sur la terre. Ces moines mendiants étaient particulièrement en contact avec le peuple et ses misères, et l'on peut croire que ce fut par là qu'ils reçurent une impulsion vers des tentatives socialistes et vers des hérésies connexes. Le pouvoir spirituel n'était pas disposé à supporter ni les hérésies dogmatiques ni les perturbations sociales; la papauté fut sévère, et bien des fois, durant le xiv siècle, les prisons s'ouvrirent, les bûchers s'allumèrent pour des moines novateurs.

Grâce à la nouvelle efflorescence monastique, et tant que dura l'ardeur qui les animait et la nouveauté, même dangereuse, par laquelle ils étaient poussés, il n'y eut rien de changé dans l'existence du moyen âge, rien que l'écoulement sourd d'une époque qui passait, et l'usure des rouages essentiels qui s'effectuait. Je lis dans M. de Montalembert : « Au << temps de la plus vive splendeur, l'ordre monastique n'a été qu'une des « branches de cette grande société chrétienne gouvernée par l'Église et « la féodalité, qui a régné successivement dans tous les pays de l'Occi<«<dent, depuis saint Grégoire le Grand jusqu'à Jeanne d'Arc.» (T. I, «p. 227.) On ne peut mieux définir le monde occidental pendant la période du moyen âge : une grande société gouvernée par l'Église et la féodalité. Toutefois je ne suis pas disposé à en prolonger la durée jusqu'à Jeanne d'Arc et au xv° siècle. Je ne sais si cette date est venue sous la plume de M. de Montalembert comme une simple approximation; mais je me range de l'opinion de ceux qui reportent à un siècle plus tôt, au xiv, la vraie dissolution de l'ordre qui a régi la société catholique depuis la décadence de l'empire carlovingien. Cette opinion a été pleinement confirmée dans mon esprit par le beau Discours que M. Le Clerc a composé sur l'état des lettres au xIve siècle, et qui est destiné à former le vingt-quatrième volume presque tout entier de l'Histoire littéraire de la France. Les Bénédictins ouvraient chaque siècle par un long morceau qu'ils appelaient Discours; cet exemple a été suivi, dans la commission académique qui continue leurs travaux, d'abord par M. Daunou pour le xir siècle, puis par M. Le Clerc pour le xiv siècle. Bien que M. Le Clerc se soit proposé de retracer dans ses généralités, non le mouvement politique et social de l'époque, mais le mouvement littéraire et scientifique, néanmoins, comme il y a une perpétuelle réaction entre les institutions et les lettres, entre les mœurs

et les opinions, son Discours est plein des renseignements les plus importants, les plus positifs, les plus neufs, sur les impulsions qui deviennent prévalentes. La lutte de Philippe le Bel et de Boniface VIII fut un signe et un signal; le siècle, sans élever par la raison aucune objection contre la foi traditionnelle, en éleva de dangereuses par certaines nécessités mentales qui avaient pris naissance et auxquelles il obéit. En effet, tout son travail fut de créer une société laïque, qui eût un domaine intellectuel, politique, social, indépendant de l'Église. Or cette tendance à substituer l'élément laïque à l'élément ecclésiastique est la négation de la vie même du moyen âge. Une formule de ces temps dira tout dans sa brièveté : la philosophie y était servante de la théologie (ancilla theologie). Elle représente l'état normal de la société fondée, à l'issue du pré-moyen âge, par les papes et les barons. Dès que la philosophie (et par philosophie il faut entendre l'ensemble du domaine intellectuel) cesse d'être servante, devient autonome, et érige pour elle-même tout son système de notions, alors s'ouvrent des conséquences incalculables, qui se sont développées dans les âges suivants et qui n'ont pas fini de se développer.

Au philosophe, cette dissolution d'un organisme social présente un spectacle plein d'instruction. Jamais peut-être il n'y eut de dissolution plus spontanée. Le monde catholico-féodal était en pleine prospérité; depuis longtemps il avait mis hors de cause les invasions musulmanes et les invasions septentrionales; il reprenait peu peu l'Espagne, et avait poussé les conversions jusqu'aux régions du Nord les plus reculées. Les écoles étaient florissantes, la grécité rentrait en contact avec l'Occident par l'intermédiaire des Arabes, le commerce et l'industrie avaient fait de grands progrès, la navigation était active, et déjà les voyageurs allaient explorer la lointaine Asie. C'est dans cet état, quand toute la prospérité accumulée aussi bien dans le domaine matériel que dans le domaine intellectuel et moral est due au régime catholico-féodal, et quand rien ni au dedans ni au dehors ne semble menaçant, c'est dans cet état, dis-je, que les choses s'ébranlent et que la sûreté est compromise. Comme, dans un corps sain jusque-là, une maladie survient, ou, plus exactement, comme, dans le corps vivant, la vieillesse produit des altérations naturelles qui interrompent le jeu des organes, de même la vieillesse commençante gêna peu à peu l'exercice des fonctions essentielles dans l'organisme du moyen âge. La langueur augmenta dans le xv° siècle, et, bientôt après, l'hérésie triompha sans peine des forces qui l'avaient jusqu'alors contenue.

Le xv° siècle et les temps avoisinant la réforme furent peut-être ceux

du plus grand relâchement de l'esprit monastique. « Si je jetais un voile << mensonger sur la corruption des ordres religieux, dit M. de Monta«<lembert, pendant les derniers temps de leur existence, comment « pourrais-je expliquer, aux yeux des chrétiens et même des mécréants, «l'arrêt terrible du Tout-Puissant, qui a permis que ces grandeurs sé<«<culaires fussent balayées en un seul jour, et que les héritiers de tant «de saints et de tant de héros, livrés pieds et poings liés au coup <«< mortel, aient succombé, presque partout, sans résistance et sans gloire ?» (T. I, p. CL.) A ce moment où le moyen âge touchait à son terme historique, soit que la décadence qui le minait eût atteint plus particulièrement les moines, soit que, simplement, le public fût devenu plus sensible aux abus d'une institution dont le principe commençait à être mis en question, le fait est que jamais l'opinion ne fut aussi sévère contre eux. Les lettrés les prirent pour but de leurs sarcasmes, et, ce qu'il y eut de plus fàcheux, les conteurs populaires, quand ils voulaient représenter l'épaisse ignorance et la grossière luxure, jetaient un moine dans leur récit.

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Avec pleine raison, avec un sens profond des périodes historiques, M. de Montalembert sépare le moyen âge et l'ancien régime, et proteste contre la confusion que l'ignorance d'une part et de l'autre la politique de l'absolutisme ont introduite entre deux phases de l'histoire, totalement différentes et même hostiles l'une à l'autre. « Croire, dit-il, que « les quatorze siècles de notre histoire qui ont précédé la révolution française n'ont été que le développement d'une seule nature d'insti<«<tutions et d'idées, c'est aller au rebours du droit et des faits. L'ancien régime, par le triomphe de la monarchie absolue, dans tous les << royaumes du continent européen, avait tué le moyen âge; seulement, << au lieu de rejeter et de fouler aux pieds la dépouille de sa victime, il « s'en était paré, et il en était encore revêtu quand son tour de suc<«< comber arriva. Le temps et l'espace nous manquent pour insister sur «< cette vérité, qui deviendra de plus en plus évidente, à mesure que les « avenues de l'histoire seront déblayées de toutes les erreurs qu'y ont <«<entassées des écrivains superficiels. Mais il importe d'affranchir le vrai « moyen âge, dans sa splendeur catholique, de toute solidarité avec la << théorie et la pratique de ce vieux despotisme renouvelé du paganisme, qui lutte encore çà et là contre la liberté moderne, et l'on ne saurait << trop rappeler cette distinction, en présence de toutes ces fantasma«gories historiques qui, après avoir longtemps assimilé les rois du « moyen âge aux monarques modernes, en nous donnant Mérovée et Dagobert pour des princes à la façon de Louis XIV ou de Louis XV,

« ont fait tout à coup volte-face, et prétendent nous faire regarder « Louis XIV et Philippe V comme les représentants naturels et légitimes « de saint Louis et de saint Ferdinand. L'étude attentive des faits et des <«< institutions apprendra à tout observateur sincère qu'il y a encore « moins de différence entre l'ordre de choses détruit en 1789 et la so« ciété moderne, qu'entre la chrétienté du moyen âge et l'ancien régime. » (T. I, p. ccxIx.)

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Telles sont les paroles de M. de Montalembert, justes et piquantes. Pour moi, si j'avais à esquisser une appréciation de l'ancien régime, je le comparerais volontiers à l'empire romain; cela, comprenant les analogies et les différences, en dirait tout le mal et tout le bien que je pense. Des deux côtés, le pouvoir s'est fortement concentré, après le régime fractionnaire, dans l'un, des républiques antiques, dans l'autre, de la féodalité. La mission historique de l'un était de procurer l'avènement du christianisme qui se formait, en dehors de lui, au sein de la société; il le persécuta d'abord, plus d'une fois et non sans cruauté; mais il finit par reconnaître la force du nouveau principe et par mettre l'autorité impériale au service de l'Église militante et convertissante. La mission historique de l'autre était de procurer l'avénement des sciences et de l'ère scientifique qui se préparait; les gouvernements, échappant, sauf l'Espagne, au malheur de combattre et d'étouffer cet élément essentiel de la civilisation moderne, ne tardèrent pas à rivaliser à qui le protégerait et l'encouragerait davantage. L'empire fut inhabile à se défendre contre les barbares, qui le renversèrent. L'ancien régime laissa grossir et crever sur sa tête les orages révolutionnaires, et il fut emporté dans la tourmente. En cette comparaison je fais entrer les choses seulement, et non pas les personnes. Parmi les princes de l'ancien régime on en trouvera de bien vicieux, mais on ne trouvera rien, parmi eux, qui puisse se comparer aux abominations impériales de Rome, d'abord parce qu'ils ne furent jamais aussi absolus que les empereurs, puis et surtout parce qu'un niveau de moralité bien plus élevé s'opposait aux extrêmes excès. Un ordre social quelconque a deux tâches à remplir: faire que la civilisation se transmette en s'accroissant, et empêcher que les perturbations qui accompagnent les passages d'un ordre à l'autre ne dégénèrent en catastrophes pleines de désordre, de tumulte et de péril. L'empire et l'ancien régime n'accomplirent que la moitié de cette tâche; ils ont laissé arriver, l'un les barbares, l'autre les révolutions.

Au début même de l'ancien régime, quand l'hérésie et le schisme eurent déchiré l'unité catholique, beaucoup de dangers assaillaient l'É

glise. La milice monastique avait perdu grandement de son crédit; l'infériorité commençante qui, au x1° siècle, avait commandé la création des ordres mendiants, était devenue infériorité confirmée devant les lettrés de la réforme et même de la catholicité. Mais le même besoin des temps, qui avait suscité saint François d'Assise et saint Dominique, suscita l'âme catholique d'Ignace de Loyola; et le grand et célèbre ordre des Jésuites, arrivant au secours d'ordres ou lassés ou mis hors de combat, entra dans les luttes diverses qui s'apprêtaient. L'immense activité des Jésuites se porta de tous côtés : la prédication, la direction, l'enseignement, la morale, la conversion des infidèles. De tout cela, je ne signalerai qu'un point qui, selon moi, est le point essentiel de leur office, celui par lequel ils remirent la milice ecclésiastique au niveau de la milice laïque; ce fut de joindre à la piété et à la sainteté les sciences, qui commençaient à rendre le monde moderne si fort d'une nouvelle puissance. Donc ce qui avait été fait avec les ordres mendiants fut fait avec les Jésuites, seulement sur une autre échelle et dans une autre direction, qui étaient données par l'état des esprits et le niveau des connaissances. L'Église disputa par les Jésuites les sciences à la société laïque et aux gouvernements. Ainsi se passa l'ancien régime.

Mais peu de durée était accordée par l'avenir à cette situation transitoire. L'autorité séculière devint l'ennemie des Jésuites et obtint de la papauté leur suppression. L'opinion se tourna derechef contre les ordres religieux et mit en discrédit la vie monastique. La révolution française éclata, dispersa les hommes, dévasta les lieux. Les ondulations de ce grand événement sont aliées se faire sentir en Espagne, en Portugal, en Italie, et battre les établissements monastiques de ces pays longtemps préservés. C'est contre l'esprit qui causa tant de ruines que M. de Montalembert a écrit cette page éloquente et passionnée : «On peut <«< affirmer sans crainte que la société moderne n'a rien gagné, ni << moralement, ni matériellement, à la destruction sauvage, radicale, « universelle, des institutions monastiques. La culture intellectuelle y « a-t-elle gagné davantage? Qu'on aille demander où en est le goût des «lettres et de l'étude, la recherche du beau et du vrai, la science pure « et droite, la vraie lumière de l'esprit, dans les sites qu'occupaient na

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« guère les moines, là où ils avaient porté les premiers le flambeau de « l'étude et du savoir, au sein des campagnes, au fond des bois, au som<< met des montagnes, et même dans tant de villes qui leur devaient tout « ce qu'elles ont jamais connu de vie littéraire et scientifique. Que reste«t-il de tant de palais élevés dans le silence et dans la solitude aux pro«duits de l'art, aux progrès et aux plaisirs de l'esprit, au travail désin

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