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s'y appliquer contre son inclination, et il réussit à contenter son professeur. Ayant fait, suivant l'usage, son chef-d'œuvre en soutenant une thèse publique, il ne laissa pas, comme les autres, de se faire recevoir maître ès arts. C'est là, disait-il dans la suite, tout ce qu'il avait rapporté de cette école.

Dans les études de théologie qui suivirent, Malebranche éprouva un désappointement analogue. « En effet, dit le P. André, la théologie de «< ce temps-là n'était qu'un amas confus d'opinions humaines, de ques«<tions peu graves, remplie de chicanes et de raisonnements inutiles << pour prouver des mystères incompréhensibles. Tout cela, sans ordre, «< sans principes, sans liaisons des vérités entre elles; barbarie dans le «style, peu de sens dans tout le reste.»

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Après avoir étudié trois ans la théologie, il entra à l'Oratoire, en 1660, à l'âge de vingt et un ans. «L'Oratoire, en effet, lui convenait plus, dit André, que tout autre institut. C'est une congrégation d'ecclésiastiques qui vivent ensemble sans autres biens que la charité, sans << autres engagements que la bonne volonté; institué par le cardinal de << Bérulle pour imiter le sacerdoce de Jésus-Christ et sa vie, on y a une <«< honnête liberté, et, pourvu qu'on soit réglé pour les mœurs et pour <«< la foi, on n'a droit de vous contraindre sur rien. » Quel amer retour, en écrivant cet éloge de l'Oratoire, l'historien de Malebranche ne devait-il pas faire sur l'esprit opposé de l'ordre où sa mauvaise fortune l'avait engagé, et combien ne devait-il pas envier cette honnête liberté dont on jouissait à l'Oratoire!

Sur les premiers essais et les premiers travaux de Malebranche à l'Oratoire, avant de trouver sa vraie voie, sur la manière dont sa vocation philosophique lui fut tout à coup révélée, les deux manuscrits s'accordent avec l'Éloge de Fontenelle. Malebranche était très-curieux de livres nouveaux; un libraire de la rue Saint-Jacques lui ayant présenté le Traité de l'homme, il l'acheta, quoiqu'il ne connût guère Descartes, uniquement à cause de la singularité du titre. «Il y trouva, nous dit «le P. André, du bon sens; il en admira la méthode; il y découvrit « des vérités si lumineuses, déduites avec tant d'ordre, et surtout une mécanique du corps humain si admirable, qu'il en fut extasié. » Le P. Adry compare cette impression à celle que fit Malherbe sur La Fontaine, qui était aussi entré à l'Oratoire, mais qui bientôt après en était sorti1. Les deux biographes, d'accord avec Fontenelle, nous disent qu'en

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1On est assez étonné de rencontrer La Fontaine au milieu de pieux et graves oratoriens, dans les Vies de quelques Pères de l'Oratoire, par le P. Cloiseault. (Arch. impér. cartons 220 et 221.)

le lisant il eut des battements de cœur qui le forcèrent plus d'une fois à interrompre sa lecture.

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« Ceux qui connaissent Descartes, ajoute le P. André, n'en seront «< pas étonnés, » et il nous donne ici un portrait de Descartes, qui méritait d'être cité par l'abbé Blampignon. « C'est le génie le plus beau, le <«< plus grand, le plus original, qui eût encore paru dans le monde. On <«< trouve dans ses écrits tous les agréments capables de charmer la raison; << un goût de vérité qui ravit, une clarté qui enlève, une manière d'écrire <«< naturelle, ferme, courte et précise, avec une étendue d'esprit qui « semble en donner à tous ceux qui ont les yeux assez forts pour envisager une si grande lumière. Son caractère est d'être inventif, lié, suivi, raisonné, heureux dans ses découvertes, ingénieux dans ses hypothèses, solide dans ses preuves, fécond en expédients pour les en<«< chaîner ensemble et leur donner ce tour de système dont, avant la << naissance de sa méthode, on n'avait d'exemple que dans l'astronomie, <<< et encore un exemple bien imparfait. Aussi a-t-il eu la gloire de chan«ger la face de l'univers par ce goût de bon sens qu'il a eu le bonheur « d'introduire dans toutes les sciences. »>

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La curiosité de Malebranche étant éveillée par le Traité de l'homme, il achète tous les autres ouvrages de Descartes. Il ne se contente pas de les lire en courant comme une histoire, il les médite, et, pour mieux les comprendre, il étudie les mathématiques. « A la faveur de cette lu«<mière, il envisagea la philosophie de M. Descartes par tous les côtés, « et, comme tout y est appuyé sur l'existence de Dieu créateur et mo«teur de la nature, sur la spiritualité de l'âme et son immortalité, son « cœur était pénétré de joie de voir une philosophie bien d'accord avec << la religion. >>

Cependant, selon le P. André, dont nous suivons le récit, tout ne lui plut pas également dans Descartes. Il ne pouvait goûter certains endroits de sa métaphysique, principalement sur l'essence des choses, sur la nature des idées, sur les vérités éternelles. En ces divers points, c'est avec saint Augustin, le théologien de prédilection de l'Oratoire, qu'il corrigea Descartes. «Il avait lu autrefois les ouvrages de saint Au«gustin, où ces matières lui avaient paru mieux traitées et plus appro« fondies. Il les relut, et, en effet, après une longue méditation, il trouva <que le docteur de la grâce avait mieux connu l'esprit, et que Des<< cartes, qu'on peut appeler le docteur de la nature, avait mieux connu « le corps. Il crut donc que de l'un et de l'autre on pourrait faire quel<«<que chose d'accompli. La vérité n'a point de peine à s'accorder avec « la vérité. La métaphysique sublime de saint Augustin parut toute faite

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« pour la physique de Descartes, et la physique de Descartes pour la « métaphysique de saint Augustin.

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Le P. André a raison saint Augustin avec Descartes, tels furent les deux grands maîtres de Malebranche. Il faudrait y ajouter Platon, si Malebranche n'avait pas en quelque sorte platonisé à son insu, ou s'il avait connu Platon ailleurs que dans saint Augustin lui-même. Tandis que tous les principaux philosophes de l'Oratoire, tels qu'André Martin, Thomassin, Bernard Lamy, font hautement profession d'allier Platon à Descartes, tandis qu'ils le considèrent, non-seulement comme le plus grand philosophe de l'antiquité, mais comme l'introducteur à la philosophie des Pères de l'Église, Malebranche seul fait exception. Il ne traite pas mieux Platon qu'Aristote, le divin Platon, comme il l'appelle par ironie. N'est-il pas étrange de voir le Platon français bafouer le Platon grec, et méconnaître si aveuglément toutes les affinités de génie et de doctrine qui l'unissent avec lui?

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Malebranche n'était pas seulement géomètre et physicien; à l'exemple de Descartes, il eut aussi un grand goût pour l'anatomie. Il défend cette science, avec beaucoup d'esprit et de vivacité, contre les mépris et les dégoûts des gens du monde dans plusieurs passages de la Recherche de la vérité. Mais son passe-temps favori, quand il voulait distraire son esprit de méditations plus sérieuses, était l'étude des insectes. «Les « heures, dit-il, qu'on ne peut pas appliquer à la lecture et aux autres << choses que Dieu demande de nous, on peut examiner les ouvrages de « Dieu, étudier l'anatomie des animaux, des plantes, des insectes. On méprise ordinairement les insectes; néanmoins, je n'ai jamais rien <«< étudié des choses naturelles qui m'ait donné une plus grande idée de «la sagesse de Dieu.» Souvent on rencontre dans ses ouvrages de charmantes descriptions des insectes, de la magnificence de leur parure, de la délicatesse et de l'harmonie de leurs parties. Il préférait, disait-il, les insectes pour la démonstration de la divine providence, aux objets plus éclatants dont s'occupe l'astronomie, dont il ne faisait nulle estime, ce qui paraît étrange de la part d'un mathématicien. Il se plaît même à voir dans leurs métamorphoses une image de la vie, de la mort et de la résurrection de Jésus Christ 2. Il faisait les expériences les plus délicates, et dignes d'un Réaumur, sur le développement du poulet dans l'œuf3.

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1 Étude sur Malebranche, correspondance p. 21. 2 Voir surtout le xme et le xime entretien métaphysique. Le P. Daniel Récollet, écrit au P. Poisson : « Le R. P. Malebranche m'a fait l'honneur de m'écrire qu'il a présentement un fourneau « où il met couver des œufs, et qu'il en a déjà ouvert dans lesquels il a vu le cœur

Il construisait lui-même, comme, d'ailleurs, beaucoup de cartésiens, ses microscopes et ses instruments d'observation. Il taillait des verres, comme Spinosa, avec cette différence, que ce qui était un gagne-pain pour Spinosa n'était qu'un divertissement pour Malebranche. Non seulement il taillait les verres, mais il travaillait le fer et le bois; il était habile serrurier, et non moins habile tourneur. Il avait, dit le P. Adry. le goût des mécaniques, et souvent il était consulté par des ouvriers et par des inventeurs de machines1. Il était aussi fort agile et fort adroit de ses mains et de son corps, dont il faisait tout ce qu'il voulait. Je n'apprends pas sans quelque étonnement qu'il était un des meilleurs joueurs de billard de son temps. Dois-je ajouter ce détail bizarre, qu'il passait sa jambe par-dessus son cou sans se faire aucune violence? J'y suis encouragé par l'abbé Blampignon, qui nous apprend, dans une note, il est vrai, que l'illustre oratorien avait l'habitude de mâcher du tabac 2., Malebranche a vécu cinquante ans dans la maison de la rue SaintHonoré, édifiant la congrégation par son exactitude à remplir tous ses devoirs de prêtre et de religieux. Pendant plusieurs années, il remplit les humbles et assujettissantes fonctions de maître des cérémonies, dans lesquelles nous avons quelque peine à nous figurer l'auteur de la Recherche de la vérité3. Il s'acquittait, dit le P. Adry, de tout le détail où cet emploi l'engageait, avec autant de présence d'esprit, d'attention et de dignité, que s'il n'en eût pas eu d'autres, ou que si la philosophie et les mathématiques ne rendaient pas ordinairement abstrait. Un emploi où il nous semble avoir été mieux à sa place est celui de bibliothécaire, dont il fut chargé quelque temps, mais dont bientôt il se démit comme d'un fardeau trop lourd pour lui. Il écrit en effet à l'abbé Barrand: «Je me suis défait à mon retour de la charge, véritablement charge, du soin de la bibliothèque *.

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formé et battant avec quelques artère. Etude, etc. par l'abbé Blampignon, p. 9.) - Il était machiniste, dit aussi l'avocat de Quens, et il avait de l'adresse jusqu'au bout des doigts. Documents inédits publiés par M. Charma sur le P. André, 1 vol. p. 4. — D'après le P. Adry, il était grand de six pieds, sans être gros à proportion; il était, au contraire, si maigre, qu'on sentait sous ses habits les battemen's de « son cœur. Il avait, dit le P. Lelong, la démarche grande, mais elle n'était pas ma«jestueuse, à cause qu'il paraissait tout d'une venue, tant il était maigre. » Mais, au dire de tous les biographes, et mème de Faydit, son zoile, il avait une grande et noble figure et des traits d'une distinction infinie. — 3 Ces fonctions devaient être d'autant plus assujettissantes que les offices de l'Oratoire avaient une certaine reputation. Dans l'origine, les Pères de l'Oratoire attirèrent à eux la cour et la foule par la pompe de leurs cérémonies et par la beauté de leur chant; ils furent même surnommés d'abord les Pères au beau chant. — 1 L'abbé Blampignon, Correspondance, P. 10.

Ce grand philosophe ne dédaignait pas de jouer avec les enfants de chœur; il leur faisait même, avec une prodigieuse facilité, des contes pour les égayer1. De ces jeux enfantins auxquels, comme Spinosa, on le voyait se livrer, il donnait cette raison philosophique, qu'ils ne laissent après eux aucun trouble dans l'esprit. Autant il fut fier et intraitable dans le domaine de la discussion philosophique, autant il était accommodant, simple et doux, dans le commerce ordinaire de la vie. Hors de ces jeux, dans la discussion et la controverse, il ne paraît pas avoir eu la parole facile; il faut, sans nul doute, appliquer en partie à luimême ce qu'il dit dans la Recherche de la vérité de la difficulté qu'ont les méditatifs à s'exprimer. Aussi n'a-t-il jamais eu le goût de la chaire, et aucun biographe ne mentionne-t-il un seul sermon de Malebranche.

Son désintéressement n'était pas moins grand que sa piété. En 1673, il fait don à l'Hôtel-Dieu d'une maison qu'il possédait rue Saint Honoré, se réservant seulement une modique pension. En 1703, un de ses frères, mort sans enfants, l'ayant institué son héritier, il écrit à l'abbé Barrand : « À l'égard des affaires que me laisse la mort de mon frère, je « ne sais point de meilleur expédient pour m'en délivrer que de renon<«<cer à sa succession. » A quoi il ajoute ces simples et belles paroles : << J'ai assez de viatique pour le chemin qui me reste à faire. »

Pendant l'été, il quittait volontiers la maison de la rue Saint-Honoré pour aller méditer aux champs, dans quelque maison de campagne de l'Oratoire, ou bien dans les terres de quelque grand seigneur de ses amis et de ses disciples. « Le P. Malebranche, dit le P. André, depuis que ses << livres lui avaient fait dans le monde un grand nombre de connais«<sances, avait cette pratique de s'aller quelquefois enfermer dans des << solitudes, tantôt pour y faire des retraites, faire des retraites, tantôt pour y méditer plus « en repos sur les vérités de la religion et de la philosophie, tantôt pour « composer des ouvrages ou les retoucher. La Trappe, dont le saint et « fameux abbé, le Bernard de nos jours, fut un de ses plus grands ad<«<mirateurs, le vit plus d'une fois avec édification, aussi bien que Per«seigne, abbaye des Bernardins réformés, dans le diocèse du Mans. Mais Raray, située dans une solitude du diocèse de Meaux, était son asile le plus ordinaire contre les importunités que lui attirait à Paris sa répu<«<tation. >> En effet, il ne venait pas à Paris un seul personnage de dis

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Son imagination, dit le P. Adry, était si fertile, qu'il disait quelquefois que, s'il avait voulu faire des contes, il en aurait fait de plus plaisants que la plupart de ceux qu'on nous a donnés.

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