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quand surtout, comme chez nous-mêmes quelquefois, ils ennoblissent ce que le grec avait voulu plus simple. Les confidentes de la Médée d'Euripide sont des femmes du voisinage, attirées par ses cris, des femmes du commun, à ce qu'il semble 1. Ennius en fait de grandes dames, habitant les hauts et nobles quartiers de Corinthe. Sa Médée leur dit magnifiquement :

Quæ Corinthum arcem altam habetis, matronæ opulenta, oplumates".

C'était quelquefois moins fortuitement, moins passagèrement, qu'il arrivait à Ennius de modifier ce qu'il imitait. Dans son Hécube, quelques fragments le font penser à M. Ribbeck3, Ennius avait remplacé par un chant plaintif le silence désespéré que garde, chez Euripide, étendue à terre, sans mouvement, la mère infortunée de Polyxène, à qui l'on vient d'arracher sa fille. Dans son Iphigénie, le chœur ne se composait pas, comme chez Euripide, de femmes de l'Eubée qui visitent le camp des Grecs, mais de soldats fatigués de la longue attente du départ. D'où était venue à Ennius l'idée d'un changement si considérable? peut-être d'un passage de la pièce grecque elle-même où Achille parle de l'impatience et de l'ennui de ses soldats 5; peut-être aussi, c'est une opinion renouvelée par M. Ribbeck, du mélange de l'Iphigénie d'Euripide avec l'Iphigénie de Sophocle, par un procédé que Térence devait bientôt appliquer systématiquement à la comédie, mais dont avaient usé avant lui les tragiques latins, en faisant comme un premier pas vers une plus grande liberté de composition.

Nous avons de ce rôle imaginépar Ennius un fragment bien étrange, mais bien caractéristique, et que, par cette raison, il est à propos de rappeler :

Qui ne sait occuper son loisir a plus d'occupation que l'homme le plus occupé. Quand on a quelque chose à faire, on s'y livre, on s'y applique, on en charme son esprit. Mais, dans un loisir désoccupé, l'esprit ne sait ce qu'il veut. Ainsi de nous : nous ne sommes maintenant ni en paix, ni en guerre; nous allons, nous venons et recommençons sans cesse; notre esprit est inquiet, errant; c'est vivre à côté, en dehors de la vie.

Otio qui nescit uti, plus negoti habet

Quam (ille) qui est negotiosus (arduo) in negotio.

2

Eurip. Med. v. 132 sqq. — Cic. Famil. VII, vi. O. Ribbeck, p. 38, 249.

1

3 P. 252 sq.

4

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Eurip. Hec. v. 482 sq. 5 V. 791 sqq.

Nam cui quod agat institutum'st, nullo (quasi) negotio
Id agit, id studet, ibi mentem atque animum delectat suum.
Otioso in otio animus nescit quid velit.

Hic itidem est enim neque domi nunc nos nec militiæ sumus;
Imus huc, hinc illuc; quum illuc ventum est, ire illinc lubet.
Incerte errat animus; præter, propter vitam vivitur'.

Ce qui reste des œuvres si diverses d'Ennius n'offre guère d'exemple plus frappant de cette grossière figure de l'allitération par laquelle la vieille poésie latine suppléait, comme elle pouvait, et dans les genres les plus relevés, dans l'épopée, dans la tragédie 2, aux agréments qui lui manquaient encore. Là, de plus, se trahit bien manifestement un goût pour les moralités, les maximes, plus prononcé peut-être que chez Euripide lui-même, et qui, chez son disciple, son imitateur outré, répondait à l'esprit du public romain. Si, parmi les jeux de la comédie, l'expression sentencieuse et touchante de la sympathie de l'homme pour l'homme transportait, ravissait ce public, s'il se laissait volontiers distraire de la futile gaieté du mime et ramener au sérieux par la gravité inattendue de quelque pensée digne du cothurne3, à plus forte raison s'accommodait-il d'une tragédie au langage moral, philosophique, de personnages tragiques philosophant: c'est l'expression même d'Ennius.

Par un singulier anachronisme, dont Euripide n'offrirait pas l'équivalent, car ce n'est pas lui, probablement, qui a qualifié de oon sa Mé

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A. Gell. Noct. att. XIX, x. O. Ribbeck, p. 33, 257. Peut-être, selon une conjecture de M. Ribbeck, p. 56, 257, était-il répondu à ces réflexions du chœur par ces vers que cite Cicéron, Tuscul. III, 111 :

2

Animus æger semper errat neque pati neque perpeti

Potis est..... cupere numquam desinit.

Voyez, dans le recueil de M. Ribbeck, p. 43, le I" fragment du Phénix .

... Stultu'st qui cupita cupiens cupienter cupit.

(Non. V. cupienter.)

et p. 61, dans les Incerti nominis reliquiæ, le LV fragment:

(Umquam) quidquam quisquam cuiquam quod ei conveniat neget.

(Rhet. ad Herenn. IV, 13.)

3 Senec. De Tranquill. anim. XI : « ..... Multa.. cothurno non tantum sipario for

tiora... » Epist. vIII: «Quam multa Publii non excalceatis, sed cothurnatis dicenda

« sunt. (Cf. Epist. cvIII; Consol. ad Marciam, c. 1x.)

n

nalippe, malgré les droits de ce personnage à une telle qualification, Ennius prête l'expression philosophari, on ne devinerait pas à qui: au fils d'Achille, à Neoptolème, soit dans une tragédie de ce nom, comme le veut Bothe, soit, selon M. Ribbeck, qui la raye du catalogue tragique d'Ennius, dans son Andromaque.

Il me faut philosopher, mais ce sera en peu de mots; rien que de la philosophie ne me conviendrait pas. C'est chose, je pense, dont il faut comme approcher ses lèvres, mais non s'abreuver à flots.

Philosophari est mihi necesse, at paucis; nam omnino haud placet.
Degustandum ex ea, non in eam ingurgitandum censed 1.

(La suite au prochain cahier.)

PATIN.

VOYAGE ARCHÉOLOGIQUE DANS La régence de TUNIS, exécuté en 1860 et publié sous les auspices et aux frais de M. H. d'Albert, duc de Luynes, membre de l'Institut, par V. Guérin, ancien membre de l'Ecole française d'Athènes, membre de la Société géographique de Paris, elc. ouvrage accompagné d'une grande carte de la Régence et d'une planche reproduisant la célèbre inscription bilingue de Thugga. Paris, 1862, deux volumes in-8°, de 438 et 395 pages.

DEUXIÈME ARTICLE 2.

Nous avons suivi M. Guérin dans son exploration de la côte orientale de la Tunisie, jusqu'aux frontières de la régence de Tripoli; nous allons

Texte de M. Ribbeck, p. 53 (cf. 258); d'après Cic. Tuscul. II, 1; De Republ. I, XVIII; De Orat. II, xxxvII, et A. Gell. Noct. att. V, xv, xv1; Apul. De Magia, c. XIII. — Voir, pour le premier article, le cahier de juin, p. 333.

C.

2

l'accompagner maintenant dans un pays moins connu, sur les lacs intérieurs et dans les oasis qui marquaient la limite entre la Byzacène soumise aux Romains, contrée agricole, remplie de villes, administrée régulièrement, et les tribus nomades des Gétules et des Garamantes. Au delà, vers le sud, alors comme aujourd'hui, s'étendait le désert de Sahara, dans sa majestueuse et triste nudité.

On sait qu'après Shaw, Peysonnel et Desfontaines, les travaux des géographes et des épigraphistes, faute de matériaux suffisants, s'étaient presque toujours concentrés sur le littoral de la Numidie; et, au point de vue archéologique, il n'y avait guère que MM. Léon Renier 1, Berbrugger, Pellissier et sire Grenville Temple, qui, directement ou indirectement, se fussent occupés de la partie méridionale du beylick de Tunis et du pays situé entre la petite Syrte et l'Algérie. Aujourd'hui on doit ajouter aux noms précités celui de M. Guérin, son activité et son talent d'observation ayant pleinement justifié la confiance qu'il avait inspirée à ses protecteurs.

Il partit de Gabès (Tacapé), le 24 mars 1860, se dirigeant vers l'ouest, et bientôt il atteignit les vastes lacs dont le nom a été ennobli par la poésie grecque. Ce fut sur le bord de ces bassins mythologiques que naquit Minerve Тpiτoyéveia 2; ce fut là que parurent Hercule, les Amazones, Jason avec ses Argonautes; là fut élevé Bacchus, dans une île délicieuse environnée par le fleuve Triton 3. Malheureusement la réalité reste aujourd'hui bien au-dessous de ces riantes fictions et même audessous des faits constatés par l'histoire. Le temps n'est plus où une population joyeuse et riche, dans une fête solennelle, promenait autour du lac la plus belle de ses vierges, assise dans un char, coiffée d'un casque corinthien et revêtue d'une panoplie grecque complète. Un état de souffrance et de désordre ayant succédé à ces réjouissances, des taxes arbitraires et excessives pèsent aujourd'hui sur les habitants, emprisonnés sans pitié quand ils sont hors d'état de payer. L'un de ces nom

1

Tous ceux qui s'occupent de géographie comparée et d'archéologie africaine connaissent l'important ouvrage intitulé: Inscriptions romaines de l'Algérie, recueillies et publiées par M. Léon Renier, membre de l'Institut, bibliothécaire à la Sorbonne etc. petit in-fol. Des milliers d'inscriptions (la seule ville de Lambasa en a fourni 1409), inédites pour la plupart, y sont classées méthodiquement et restituées avec autant de sagacité que de savoir. « Ipsa Tritonis, unde et Minervæ cogno« men inditum est, ut incolæ arbitrantur, ibi genitæ.» (Mela I, vii.) —3 Diodore de Sicile, III, LXVIII, vol. I, part. 1, p. 299, 5 de l'éd. de M. Louis Dindorf.-* Kowy παρθένον τὴν καλλιστεύουσαν ἑκάστοτε κοσμήσαντες κυνῇ τε Κορινθίῃ καὶ πανοπλίη Ελληνικῇ, καὶ ἐπ ̓ ἅρμα ἀναβιβάσαντες, περιάγουσι τὴν λίμνην κύκλῳ. (Herodote, IV, CLXXX, vol. II, p. 595 de l'éd. de MM. Creuzer et Bæhr.)

3

breux détenus, ayant reconnu M. Guérin pour Français, lui cria à travers les barreaux de la geôle obscure où il languissait : « Ah! pourquoi << tes compatriotes ne viennent-ils point s'emparer de ce pays, afin de <«<nous gouverner plus justement que ceux qui nous régissent, et de « nous délivrer des impôts qui nous écrasent?» (P. 276.)

Ce lac Tritonis, tant célébré par les poëtes, n'est en réalité qu'une grande sebkha, nom qu'on donne en Afrique à des espèces de marais, pleins de fondrières, de sable mouvant et d'une eau presque toujours dormante et boueuse. Peu profondes en général, formées dans l'intérieur du pays par quelques rivières et par les pluies, ces sebkhas n'ont point des limites bien déterminées. En été elles disparaissent presque entièrement; mais, lorsqu'en hiver des averses abondantes ont rempli leur lit, elles s'étendent, deviennent dangereuses aux voyageurs qui essayent de les traverser, et engendrent, parmi les habitants de leurs bords, des fièvres pernicieuses.

La grande sebkha, ou, si l'on préfère le nom ancien, le lac Tritonis, présente, de l'est à l'ouest, une longueur qui peut être évaluée à plus de cinquante lieues, sur vingt lieues à peu près de largeur, dans les endroits où le marais s'étend le plus. Sa partie occidentale, qui touche la frontière de l'Algérie, paraît être ce que Ptolémée 1, dans sa carte un peu géométrique, appelle A.6ún Xíμvn : le lac qu'il nomme Пaλλàs λíμvn se trouverait plus à l'est; enfin la Tpitwvìs λluvn serait l'extrémité très-resserrée qui s'avance vers la Méditerranée et n'en est séparée que par une espèce d'isthme d'environ cinq lieues de largeur. On voit que le géographe d'Alexandrie fait trois lacs distincts du vaste amas d'eau dont il s'agit et que les Arabes désignent aujourd'hui par le nom général de la sebkha Faraoun. Il est possible, en effet, qu'au second siècle de notre ère les trois parties du marais fussent séparées les unes des autres par des ensablements. Mais Ptolémée se trompe quand il suppose que son lac Tritonis s'écoule dans la mer par une rivière à laquelle il donne le nom de Triton, et qui, selon lui 2, aurait son embouchure un peu au nord de Tacapé. C'est une erreur adoptée, d'après lui, non-seulement par Édrisi, mais aussi par quelques géographes modernes, bien qu'elle eût été déja relevée par Shaw 3. D'ailleurs, la carte fort détaillée que M. Guérin a jointe à son ouvrage fait voir qu'entre Gabès et la sebkha Faraoun le

1

IV, p. 264, 34 de l'éd. de M. Wilberg. 1IV, p. 263, 1. 3 Voyez, sur la rivière Triton et sur les auteurs qui en ont parlé, les remarques judicieuses de M. Vivien de Saint-Martin dans un ouvrage qui vient de paraître : Le Nord de l'Afrique dans l'antiquité grecque et romaine, Paris, Imprimerie impériale, 1863, in-8°, p. 54.

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