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nions, les sentiments, les mœurs, les habitudes. Un simple citoyen de Scillium fit graver sur la façade de son mausolée, au-dessous de l'épitaphe en prose dont il a été question, quatre-vingt-dix vers hexamètres suivis de vingt vers élégiaques, le tout composé sans doute par quelque ami adulateur (nous n'osons pas dire, par quelque rhéteur affamé). M. Guérin trouve ces vers « tourmentés et prétentieux. » (P. 319.) Ils le sont en effet; on y chercherait en vain la noble simplicité et la mélodie séduisante de Virgile. Cependant, malgré la tension du style et plusieurs comparaisons hyperboliques, il nous semble que ces vers pourraient figurer sans trop de désavantage à côté de certaines pièces du même genre descriptif auxquelles on a accordé une place dans l'Anthologie latine de Burmann. On doit donc savoir gré à notre voyageur de nous avoir donné de ces petits poëmes une transcription plus correcte que celles que l'on possédait déjà; et quant à nous, nous sommes disposé à juger avec indulgence le versificateur africain, même lorsqu'il préfère le mausolée de Scillium aux statues colossales qui décoraient Rome, à l'obélisque qui s'élevait au milieu du grand cirque, et au phare d'Alexandrie, que, peutêtre, il n'avait jamais vu :

NON SIC ROMVLEAS EXIRE COLOSSOS ·IN· ARCES
DICITVR AVT CIRCI MEDIAS OBELISCVS IN AVRAS
NEC SIC SISTRIGERI DEMONSTRAT PERVIA.1 NILI

DVM SVA PERSPICVIS APERIT PHAROS AEQVORA FLAMIS (sic)

Le mausolée était entouré d'un parc (circuitus nemorum) et de jardins peuplés d'abeilles ayant leurs retraites dans des cavités nombreuses ménagées dans la base du monument:

QVID. NON DOCTA FACIT PIETAS LAPIS ECCE FORATVS
LVMINIBVS MVLTIS HORTATVR CVRRERE BLANDAS
INTVS APES ET CERINEOS COMPONERE. NIDOS

VT SEMPER DOMVS HAEC THYMBREO NECTARE DVLCIS
SVDET FLORISAPOS 2 DVM DANT NOVA MELLA LIQVORES

Les philologues auront remarqué que les adjectifs sistriger, cerineus

Une copie publiée antérieurement au voyage de M. Guérin portait sistri ceri et per via. Ancienne copie, floris apos.

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et florisapus manquent dans nos dictionnaires, même dans le savant ouvrage dont M. Quicherat vient d'enrichir la littérature latine 1. Cerinus, trissyllabique, se trouve dans Forcellini.

Nous quittons à regret les inscriptions de Scillium; mais nous serions entraîné trop loin, si nous voulions faire connaître ici toutes celles qui méritent de fixer l'attention des épigraphistes ou des érudits s'occupant de l'administration de l'empire romain. Nous ne donnerons pas non plus celles de la ville moderne de Thala, où M. Guérin arriva le 19 avril, trouvant les habitants en proie à la plus vive agitation. Ils venaient d'expulser les agents de leur kaïd, et, lorsque notre voyageur leur présenta un ordre signé par le même chef, cette pièce, loin de servir de lettre de recommandation, provoqua un mauvais vouloir général. On n'entendit retentir de toutes parts qu'injures et menaces, au point que l'escorte arabe de notre explorateur voulut quitter à l'instant cette ville inhospitalière. Mais M. Guérin résista. Sachant que des ruines importantes méritaient, en ce lieu, d'être étudiées avec soin, il parvint à conjurer l'orage, et put se livrer à ses recherches habituelles. Elles ne furent point infructueuses: il recueillit plusieurs épitaphes intéressantes, mais il eut beau examiner les amas de décombres qu'il heurtait à chaque pas, il ne découvrit aucune inscription qui pût l'éclairer sur le nom antique de la Thala moderne. Faut-il l'identifier avec la fameuse Thala dont parlent Strabon 2, Florus3 et Salluste, comme d'une grande et opulente cité où Jugurtha avait renfermé ses fils et la plus grande partie de ses richesses? Telle est l'opinion de sir Grenville Temple, et M. Guérin (p. 339) ne semble pas éloigné d'adopter son avis. J'avoue cependant que, malgré l'identité absolue du nom ancien et du nom actuel, la conjecture de Shaw et de Mannert me paraît plus probable. Ces savants supposent que la Thala de Jugurtha étant détruite, ou n'étant plus qu'un simple præsidium', une colonie romaine prenant le nom de Thelepté se serait établie plus tard sur le même emplacement, au nord-ouest du village moderne de Feriana. C'est aux savants qui s'occupent spécialement de la géographie comparée de l'Afrique septentrionale à décider une question que nous devons nous abstenir d'examiner à fond, de peur d'entamer des discussions trop longues.

P.

Nous ne ferons qu'indiquer rapidement les villes antiques visitées

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Addenda lexicis latinis, Paris, 1862, in-8°. - XVII, p. 831. — III, 11. — « Id oppidum magnum et opulentum, ubi plerique thesauri, filiorumque ejus multus pueritiæ cultus erat. » (Jugurtha, ch. LXXV.) Excursions, etc. vol. II, 220. Geographie, etc. vol X, part. 11, p. 344. (Voyez plus haut, p. 560.) Tacite Annales, III, XXI.

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par

M. Guérin lorsque, après avoir quitté Thala et s'approchant du littoral, il se trouva sur un terrain souvent visité par des Européens. Les monuments cependant ne manquent point dans cette partie de la Régence, mais la plupart sont déjà connus; toutefois notre voyageur fit encore quelques découvertes importantes dans les ruines des villes romaines dont voici les noms: Saltus Massipiamus, qui n'est mentionnée nulle part dans les écrivains anciens; Ad Medera; Sufes, dont la position se trouve désormais fixée par une grande inscription copiée par M. Guérin (COL· SVFETANAE, p. 372); Sufetula; Ad Casas; Tucca Terebenthina; une ville dont on ne connaît avec certitude que l'ethnique, oppidum Mactaritanum; Furni; Bibba; Turuza. Enfin, le 10 mai 1860, rapportant l'estampage ou la copie de plus de deux cents inscriptions, parmi lesquelles il y en a de fort curieuses, notre explorateur rentra dans Tunis, trois mois et onze jours seulement après avoir quitté cette capitale. Ceux qui consacrent tous leurs instants à des recherches utiles trouvent l'art de multiplier le temps.

Dans un troisième et dernier article nous rendrons compte des excursions entreprises par M. Guérin pour reconnaître les parties du beylick qu'il n'avait pas encore visitées. Ce sont principalement les contrées qui s'étendent de la mer jusqu'au Bagrada, fleuve sur les bords duquel se décida jadis la grande question de savoir à laquelle des deux races, indo-pélasgique ou sémitique, appartiendrait la domination du monde. HASE.

(La fin à un prochain cahier.)

DE LA VARIABILITÉ DANS L'ESPÈCE, résultat d'expériences faites au Muséum d'histoire naturelle, par M. Decaisne.

J'ai fait connaître, par mon dernier article1, les expériences de M. Naudin sur l'hybridation dans les végétaux. Je passe aujourd'hui aux expériences de M. Decaisne sur la variabilité de l'espèce.

1 Mai 1863.

On doit à M. Naudin un fait capital: c'est le retour des hybrides, au bout de quatre ou cinq générations, à l'une des deux espèces productrices.

Le fait que l'on devra à M. Decaisne n'est pas moins important. D'où viennent les races? Des variétés de l'espèce, me dira-t-on. Oui, sans doute; mais qui s'en est assuré? Qui l'a vu? Qui a pris l'espèce, si je puis ainsi dire, en flagrant délit de variation?

<<< Les naturalistes, dit M. Decaisne, ont signalé un assez grand nombre « de variétés, surtout dans les arbres fruitiers, où elles étaient plus « apparentes; mais on en chercherait vainement l'origine dans leurs <«< écrits, et, quoiqu'ils laissent vaguement supposer qu'elles sont ou peu<< vent être le produit de la culture, aucun d'eux ne dit positivement que « telle variété nouvelle est née de telle autre. »

« On s'étonnera peut-être, ajoute M. Decaisne, qu'une telle question « soit encore à résoudre, car, si elle a de l'importance pour la pratique << agricole, elle n'en a pas moins pour la science elle-même. »

:

M. Decaisne a raison elle en a pour la science, et beaucoup. Pour arriver donc à la résoudre scientifiquement, c'est-à-dire expérimentalement, et d'une manière définitive, il a fait un nombreux semis de graines de poirier. Ces graines ont levé; les arbres se sont développés; ils ont fructifié, et, dès la première génération, leur variabilité s'est manifestée.

Les quatre variétés que M. Decaisne avait choisies pour son expérience

étaient des variétés bien déterminées.

Or l'un de ces poiriers a donné quatre variétés nouvelles; le second en a donné neuf; le troisième en a donné trois, et le quatrième six.

Et ce n'est pas seulement par le fruit que ces arbres diffèrent; ils diffèrent en tout par la précocité, par le port, par la forme des feuilles. «Autant d'arbres, autant d'aspects différents : les uns sont épi «<neux, les autres sont sans épines; ceux-ci ont le bois grêle, ceux-là «l'ont gros et trapu. — Rien n'aurait été plus facile, dit M. Decaisne, «que de faire de ces jeunes arbres presque autant d'espèces nouvelles, << si l'on n'avait pas su d'où ils provenaient. >>

Il n'est pas jusqu'à la séve qui ne varie dans le poirier ce qui le prouve, c'est que plusieurs variétés ne reprennent que sur le poirier franc et ne reprennent pas sur le cognassier. La variabilité, en un mot, est inépuisable c'est une infinité de nuances sur un fond commun; c'est une unité subsistante sous mille modifications diverses.

.. Facies non omnibus una,

Nec diversa tamen, qualem decet esse sororum

«On connaît déjà, dit M. Decaisne, les étonnantes transformations qui ont été récemment observées au Muséum, dans certains groupes de « végétaux. Les faits que je signale sont de même ordre, et conduisent « à des conclusions semblables, qui sont, d'une part, l'apparition « contemporaine de races nouvelles, et en définitive l'unité spécifique « de toutes les races et variétés d'une même espèce. »

«Je regarde, dit M. Naudin, toutes ces faibles espèces, énumérées << sous le nom de races et de variétés, comme des formes dérivées d'un « premier type spécifique, et ayant par conséquent une origine com<«<mune. Je vais plus loin : les espèces, même les mieux caractérisées, «< sont, pour moi, autant de formes secondaires, relativement à un type << plus ancien qui les contenait toutes virtuellement, comme elles-mêmes « contiennent toutes les variétés auxquelles elles donnent naissance sous « nos yeux, lorsque nous les soumettons à la culture. »

Bullon avait eu une vue à peu près semblable et s'y complaisait. Il tirait tous les animaux quadrupèdes d'un petit nombre de familles, ou souches principales. «En comparant, dit-il, tous les animaux, et les << rappelant chacun à leur genre, nous trouverons que les deux cents « espèces de quadrupèdes qui nous sont connues peuvent se réduire à « un petit nombre de familles ou souches desquelles il n'est pas impos«<sible que toutes les autres soient issues. »

Il réduit donc tous les quadrupèdes à quinze genres ou familles. Ces genres sont celui des solipèdes, le cheval, le zèbre, l'âne, etc. celui des grands pieds-fourchus à cornes creuses, le bœuf, le buffle, etc. celui des petits pieds-fourchus à cornes creuses, les brebis, les chèvres, etc. celui des pieds-fourchus à cornes pleines, l'élan, le renne, le cerf, le daim, l'axis; le chevreuil, etc. Il est inutile d'aller plus loin: Buffon passe ainsi en revue ces quinze genres ou farnilles; et, cela posé, il fait naître, dans chaque genre, d'un seul animal donné tous les autres animaux du genre: du cheval ou de l'âne, par exemple, tous les solipèdes; du bœuf ou du buffle, tous les grands pieds-fourchus; de la chèvre ou de la brebis, tous les petits pieds-fourchus, etc.

Tout cela, à le prendre rigoureusement, n'est évidemment que pure conjecture. Nous étudions ce qui est, et nous ne savons point ce qui a été dans des temps plus ou moins anciens, temps que chacun se figure, d'ailleurs, comme il lui plaît. Assurément l'âne ne vient pas plus du cheval que le bœuf du buffle. Mais que Buffon était devenu grand zoologiste, j'entends zoologiste classificateur! On se rappelle tout le mal qu'il avait commencé par dire des méthodes; mais, ici, quel sentiment des vrais rapports dans la constitution savante de ces genres! Cuvier, guidé par

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