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occasions et les besoins du moment. Il bâtit une mosquée sur le terrain vague où s'était arrêtée sa chamelle, la fameuse Koswa, en entrant dans la ville, et il tint à payer ce terrain, quoiqu'on voulût lui en faire présent1. Il fixa les heures de la prière, répétée cinq fois par jour; le vendredi fut adopté pour le jour saint de la semaine; la Mecque fut indiquée au lieu de Jérusalem, comme le point vers lequel les fidèles devaient se tourner en priant (Kibla) 2; et le service quotidien fut annoncé par la voix d'un crieur public (Édhân, Moueddhin). Le mois de rhamadân fut consacré au jeûne, et la dîme (Zécât) fut instituée, afin que tout bon musulman contribuât aux dépenses du gouvernement qui venait de se fonder3.

Un soin non moins urgent et d'une nature plus délicate, ce fut de concilier les rivalités des musulmans entre eux. Ils formaient deux partis bien distincts et fort jaloux l'un de l'autre. C'étaient, d'une part, les musulmans venus de la Mecque, soit qu'ils eussent précédé, soit qu'ils eussent suivi la fuite du Prophète à Médine; ceux-là s'appelaient les émigrés (Mohádjir, Mouhadjerin). D'autre part, c'étaient les musulmans de Médine, les Aus et les Khazradj, qui avaient prêté le serment d'Acaba, et qui avaient préparé un asile à Mahomet; ils se nommaient les auxiliaires (Ansár). Comme l'enthousiasme excité par le Prophète, parmi ses adhérents, était extrême, l'empressement à le seconder et à le servir pouvait donner lieu aux dissensions les plus redoutables. Mahomet les prévint en établissant une association de fraternité entre les principaux Ansâr et les principaux Mohadjîr. Il y en eut un grand nombre qui se choisirent chacun un frère adoptif; et ce titre n'était vain, car il assurait l'héritage entier du frère qu'on s'était donné, à l'exclusion de la famille. Cette association ne devait pas, par sa nature, durer longtemps; mais, dans les premiers jours, elle fut très-utile pour

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1Cette mosquée était excessivement simple, telle que Mahomet la fit construire, et elle répondait parfaitement à l'humble fortune de l'islamisme. Elle avait cent coudées de long sur chaque côté de son carré. Les murs n'étaient de pierre que jusqu'à la hauteur de cinq coudées; le reste était en briques. Les colonnes étaient des troncs de palmiers, et le toit était formé de feuilles et de branchages. Plus tard, cette mosquée, qui avait vu naître et grandir l'islâm, fut très-embellie. Comme elle renferme le tombeau du prophète, elle est presque aussi sainte que celle de la Mecque, et elle offre de plus une foule de pieux souvenirs. 2 Mahomet se tournait d'abord vers Jérusalem; puis il changea cette direction quand il commença à se brouiller avec les Juifs. 3 Ce sont là les principales institutions de l'islâm. Quant à la circoncision, elle était dès longtemps pratiquée parmi les Arabes; et on ne peut la regarder comme musulmane. (Voir M. W. Muir, The Life of Mahomet, II, page 46.)

prévenir bien des contentions violentes entre tous ces guerriers ardents et fanatiques. Mahomet lui-même prit Ali pour son frère, parmi les Mohadjîr; mais, afin de ne pas blesser les Ansâr, il accepta parmi eux le simple titre de nakib, en remplacement d'un des douze premiers nakibs, qui était mort.

A côté des musulmans, il y avait une autre corporation qui tenait une grande place à Médine, et avec laquelle il fallait aussi compter : c'étaient les Juifs. Mahomet se montra fort bienveillant à leur égard; et il conclut avec eux un traité qui leur conférait presque les mêmes droits qu'aux musulmans. Mais cet accord ne pouvait être que passager; et les Juifs, qui attendaient toujours leur messie universel et qui l'attendent encore, ne pouvaient pas être des alliés très-fidèles. L'inimitié implacable ne tarda pas à éclater; mais, au début, il importait de la conjurer, et Mahomet v réussit1.

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Tous ces commencements étaient d'une politique profonde; mais, en ce qui concernait l'intérieur de sa propre famille, Mahomet fut moins prudent, et il commit alors une faute qui eut les conséquences les plus graves, non pas seulement pour lui, mais pour les destinées de l'islamisme. Après la mort de Khadîdja, il avait épousé Sauda, veuve d'un des émigrés de l'Abyssinie; et, pendant quatre ans environ, Sauda avait été, comme Khadîdja, sa femme unique. Mais, vers la fin de la première année de l'hégire, Mahomet prit une seconde femme dans la personne d'Ayesha 2, la fille d'Abou-Becr, qui n'avait que dix ans, et pour laquelle il ressentit toujours une affection et une confiance inaltérables. Il était alors âgé de cinquante-trois ans passés; et, à ces deux premières femmes, il en joignit successivement plusieurs autres, qu'il épousa pour la plupart beaucoup plus par calcul que par amour3. Mais ce changement de mœurs est trop important pour qu'on puisse n'en dire que quelques mots, et j'y reviendrai plus tard, quand j'essayerai d'apprécier l'œuvre entière de Mahomet.

Un autre trait fort caractéristique à la fois de l'homme et de son

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La plupart des actes de cruauté qu'on peut citer dans la vie de Mahomet ont été dirigés contre des Juifs. L'alliance avait sans doute été sincère quand elle avait été conclue; mais il était impossible qu'elle durât; et les ressemblances mêmes de l'islâm et du judaïsme étaient un motif de plus pour qu'ils se séparassent violemAyésha avait été fiancée à Mahomet presque aussitôt après la mort de Khadidja, et ce fut à cette occasion que son père prit le nom d'Abou-Becr (le père de la vierge). Quand Mahomet mourut, il laissa neuf veuves, dont aucune ne se remaria, et il épousa en tout douze femmes, dans les quatorze années qui s'écoulèrent entre la mort de Khadîdja et la sienne.

ment.

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temps, c'est le choix que Mahomet dut faire de trois poëtes de Médine, chargés officiellement de le défendre contre les satires des poëtes mecquois. Ce n'était pas probablement que l'amour-propre du prophète fût plus excitable qu'il ne convenait; mais, chez une nation spirituelle et vive, ces attaques avaient un retentissement analogue à celui que les journaux peuvent avoir de nos jours, et elles étaient fort dangereuses. Elles paraissent, du moins, avoir irrité beaucoup Mahomet; et ce fut sous le coup de la colère qu'elles lui causèrent souvent, qu'il se laissa emporter à des actes cruels dont sa mémoire est entachée 1.

Cependant le conflit ne pouvait tarder à s'engager entre les Coraychites idolâtres, à la Mecque, et les musulmans de Médine, dont le nombre s'accroissait chaque jour. La première rencontre un peu sérieuse eut lieu à Bedr, oasis située entre les deux villes. La bataille de Bedr est restée fameuse dans les annales de l'islâm, parce qu'elle fut la première victoire (624); mais les forces engagées des deux côtés n'étaient presque rien. Les musulmans, sous les ordres de Mahomet, n'étaient que trois cent quatorze, dont quatre-vingt-trois Mohadjîr et le reste d'Ansar. Ils n'avaient en tout que soixante et dix chameaux et trois chevaux 2. Les Coraychites étaient au nombre d'un millier, et le dixième tout au plus était à cheval. Quelle que fût la disproportion des deux troupes, le fanatisme des musulmans l'emporta, et ils se signalèrent par des actes d'héroïsme prodigieux. Quant à Mahomet, il ne prit aucune part personnelle au combat, et il se tint, presque tout le temps, en prières, dans une cabane que ses soldats avaient voulu absolument lui construire, pour le mettre à l'abri du danger des flèches. Ce n'est pas que le courage lui manquât3; et, l'année suivante, il déploya la plus rare intrépidité à la bataille d'Ohod, où il reçut plusieurs blessures, et où il fut défait. Mais les musulmans attachaient tant d'intérêt à la

1 Mahomet n'est pas le seul grand homme qui ait eu cette susceptibilité, ou plutôt cette faiblesse. On connaît celle d'Alexandre; et, de nos jours, nous avons vu celle de Napoléon I". Il semble que, plus on s'élève, plus ces blessures sont vivement senties. Lorsque Mahomet était obscur et annonçait sa mission à quelques adeptes en secret, il supportait tous les outrages dont on le poursuivait avec une admirable patience. Quand il fut tout-puissant, il eut quelquefois des ressentiments terribles. 2 Les traditions musulmanes ont conservé les noms de ces trois chevaux, tant on attachait d'importance aux moindres détails de ces premiers temps de l'islamisme. 3 Il paraît que Mahomet eut un instant de défaillance dans la cabane même où il s'était retiré avec Abou-Becr. (Voir M. Caussin de Perceval, Essai sur l'histoire des Arabes, etc. tome III, page 60.) Il est probable que ce fut un accès du mal nerveux auquel Mahomet était sujet quelquefois; car on ne peut croire que ce fût un sentiment de peur. — La bataille de Bedr est du mois de janvier 624; celle

conservation du prophète, qu'ils ne lui permirent pas d'exposer sa personne. C'est une preuve frappante de l'empire extraordinaire que Mahomet exerçait sur les siens; et, pour que, dans cette circonstance décisive, il se soit abstenu de donner l'exemple à ses soldats, il fallait qu'il fût déjà bien sûr de leur dévouement et de leur inébranlable résolution.

Après la victoire, Mahomet se montra singulièrement animé contre ses adversaires. Lorsqu'on lui apporta la tête d'Aboudjahl, un des principaux Coraychites, il se prosterna à terre et rendit grâces à Dieu de l'avoir délivré d'un si cruel ennemi. Les cadavres des vaincus avaient été jetés dans un puits; il s'en approcha, et, appelant par leurs noms presque tous ceux qui y avaient été précipités : « Indignes compatriotes « d'un prophète! s'écria-t-il; vous m'avez traité d'imposteur; vous m'avez << chassé de ma patrie. Dieu a-t-il accompli les menaces qu'il vous avait <«<faites par ma bouche? Pour moi, j'ai vu se réaliser les promesses que « j'avais reçues de lui. » Puis, quelques-uns de ses compagnons s'étonnant qu'il s'adressât ainsi à des morts : «Sachez, leur dit-il, qu'ils m'en<< tendent aussi bien que vous, s'ils ne peuvent me répondre. >>

Sa vengeance ne se borna pas à ces démonstrations; et, parmi les plus illustres prisonniers, il fit mettre à mort deux de ses ennemis personnels qui, jadis, l'avaient le plus persécuté à la Mecque: Nadhr, que, sur son ordre, Ali décapita d'un coup de sabre, et Ocba, qui fut tué par Acim, fils de Thâbit1. Au prix de ces deux exécutions, qui pouvaient être moins intéressées, Mahomet put sauver les autres prisonniers qu'Omar voulait tous immoler, tandis qu'Abou-Becr inclinait à la clémence. Mais l'exemple du Prophète entraîna d'autres meurtres, qui furent approuvés, si ce n'est commandés par lui : l'un, sur une femme poëte nommée Assma, qui, dans Médine même, et après la victoire de Bedr, poursuivait encore le vainqueur de ses satires; l'autre, sur un vieux Juif nommé Abou Afak, qui avait fait aussi des vers injurieux contre Mahomet 2.

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d'Ohod eut lieu au commencement de 625. Les Coraychites, au nombre de trois mille, étaient, comme à Bedr, quatre fois aussi forts que les musulmans. La bataille d'Ohod fut perdue par suite de la désobéissance d'un corps d'archers qui abandonnèrent le poste que Mahomet leur avait assigné. - Voir M. Caussin de Perceval, Essai sur l'histoire des Arabes, etc. t. III, p. 70; et M. W. Muir, The life of Mahomet, t. III, p. 115 et suiv. M. W. Muir blâme sévèrement Mahomet, tout en reconnaissant qu'il sauva le reste des prisonniers. M. W. Muir, The life of Mahomet, t. III, p. 131; et M. Weil, Mohammed der Prophet, p. 117. On peut encore citer, dans la vie de Mahomet, un ou deux autres traits de vengeance cruelle;

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Si nous nous plaçons au point de vue de nos mœurs, des actes aussi cruels et aussi peu généreux nous semblent inexcusables; mais, pour être juste, il faut se reporter au temps et aux races au milieu desquels vivait Mahomet. Après la bataille d'Ohod, les femmes coraychites, qui avaient figuré dans le combat, se livrèrent, sur les cadavres des musulmans tombés dans cette funeste journée, à d'affreuses atrocités; elles se faisaient des colliers et des bracelets de pieds avec des nez et des oreilles coupées; et une des plus illustres d'entre elles, Hind, femme d'Abou Sofyân, le chef des Koraychites, ouvrit de ses mains le ventre d'Hamza, oncle de Mahomet, en arracha le cœur et le déchira de ses dents'. Quand les femmes en sont à ce point de barbarie, que doivent faire les guerriers! Il faut reconnaître, à la louange de Mahomet, qu'il tempéra ces fureurs autant qu'il le put. En voyant le corps défiguré d'Hamza, il avait fait vœu de le venger et de mutiler trente Coraychites de la même manière; mais il rétracta bientôt cette parole échappée à sa douleur et à son indignation, et il défendit aux croyants de jamais mutiler les cadavres de leurs ennemis.

Tous ses historiens s'accordent à constater qu'il était naturellement plein de douceur; MM. Weil, Caussin de Perceval, Sprenger et Muir sont unanimes sur ce point, sans dissimuler d'ailleurs aucune de ses fautes. En effet, on pourrait alléguer en sa faveur une foule d'actes de clémence qui attestent bien quel était le penchant véritable de son âme. Après la bataille de Bedr, il demanda pour toute rançon, aux prisonniers qui savaient lire et écrire, de donner des leçons chacun à dix jeunes gens de Médine; et ce fut à cette école que s'instruisit le jeune Zayd, fils de Thâbit, qui fut plus tard en état d'être le premier éditeur du Coran 2. Les musulmans victorieux venaient de rentrer à Médine, quand on découvrit dans la ville un émissaire des Coraychites, qui s'était chargé d'assassiner le prophète. Mahomet le fit venir en sa présence, lui reprocha son abominable dessein, et lui fit grâce de la vie, pour prix d'un aveu. Omayr, fils de Wahb, touché de cette générosité

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et, quelques années plus tard, quand il rentra à la Mecque, il fit exécuter une autre femme, danseuse de profession, qui avait récité contre lui des vers faits par son maître. —1 M. Gustave Weil, Mohammed der Prophet, p. 129; M. Caussin de Perceval, Essai sur l'histoire des Arabes, t. III, p. 107; et M. W. Muir, The life of Mahomet, t. III, p. 176. -2 M. Caussin de Perceval, Essai sur l'histoire des Arabes, etc. t. III, p. 74; voir aussi, plus haut, Journal des Savants, cahier d'avril 1863, p. 214. M. W. Muir remarque avec raison (t. III, p. 123) que cette anecdote prouve combien la Mecque était plus éclairée que Médine. Cependant il y avait à Médine beaucoup de Juifs, qui étaient, en général, plus instruits que les Arabes.

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