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<< providence de Dieu, etc. ce qui fit dire à un des officiers du prince « qu'il lui avait plus parlé de Dieu en trois jours que son confesseur en « dix ans. On ne doute pas que ces conversations saintes n'aient beaua coup contribué à la conversion de ce grand héros, qui éclata quelque « temps après. » Les Malebranchistes, on le voit, n'eussent pas été fâchés de faire honneur à Malebranche de la conversion du prince de Condé. Ainsi les Cartésiens avaient-ils voulu attribuer à Descartes la conversion de la reine Christine.

Ce qui est plus certain, c'est que Malebranche s'en retourna à Raray comblé d'honneurs. Le prince lui donna même un bénéfice, dont Malebranche, avec sa permission, se dessaisit sur-le-champ en faveur de son ordre. Je m'étonne que l'abbé Blampignon n'ait pas mentionné, d'après le P. Adry, un fait qui est également à l'honneur du prince et du philosophe.

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Voici, d'ailleurs, comment Malebranche lui-même raconte à un ami son séjour à Chantilly: «M. le Prince me manda, il y a environ trois <«< semaines; je fus le trouver à Chantilly, où j'ai demeuré deux ou trois «jours; il souhaite de me connaître, à cause de la Recherche de la « vérité, qu'il lisait actuellement. Il a achevé de la lire et en est extrême«ment content, et du Traité de la nature et de la grâce, qu'il trouve si «beau, que jamais livre ne lui a donné plus de satisfaction. Il m'écrit « qu'il me fera l'honneur de m'en écrire encore plus particulièrement. «M. le Prince est un esprit vif, pénétrant, net, et que je crois ferme << dans la vérité, lorsqu'il la connaît; mais il veut voir clair. Il m'a fait « mille honnêtetés; il aime la vérité, et je crois qu'il en est touché 1. » Il est fâcheux que la modestie de Malebranche l'ait empêché d'entrer dans plus de détails sur l'accueil du prince et sur les entretiens qu'il eut avec lui à Chantilly.

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Il paraît que le prince écrivit à Malebranche, comme il le lui avait promis, puisque le P. André, dans la liste des pièces diverses qu'il a entre les mains, mentionne plusieurs lettres du grand Condé. Il aurait même envoyé plusieurs fois chercher Malebranche, depuis ce premier voyage, si nous en croyons le marquis d'Allemans, cité par le P. Adry. Dans l'intérêt de la vérité, et pour un plus grand éclaircissement de ces hautes et difficiles matières, le prince de Condé ne vit pas sans plaisir la querelle d'Arnauld et de Malebranche. Il fut attentif aux coups que se portèrent les deux champions de ce grand combat philosophique et théologique dont il ne devait voir que le commencement. Il fit savoir à

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Malebranche, dit le P. André, qu'il était charmé de la Réponse aux vraies et aux fausses idées, et surtout de la modération avec laquelle il avait répondu à une attaque aussi vive que celle d'Arnauld. D'un autre côté, on voit Arnauld, dans ses lettres, s'inquiéter de l'opinion du prince et désirer qu'on mette sous ses yeux ses réponses en regard de celles de son adversaire.

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Dans un entretien avec Bossuet, le duc de Chevreuse et le marquis d'Allemans, le vainqueur de Rocroy jugea les deux combattants avec une sûreté de coup d'œil et avec un tact qui feraient honneur à un historien de la philosophie et au plus habile critique. Voici comment le P. André rapporte cette conversation: «M. le Prince, qui avait tout «lu de part et d'autre, ce qui, joint à la pénétration extraordinaire de «son génie supérieur, le mettait en état de raisonner en maître sur le sujet de la dispute, mais en même temps avec une modestie qui lui <«< convenait d'autant mieux qu'il était plus élevé au-dessus des personnes «< avec qui il parlait, et qu'on ne se lassait point de l'entendre, dit en «propre termes : qu'il fallait avouer que M. Arnauld et le P. Male«branche avaient tous deux de l'esprit infiniment; qu'il n'y avait que «M. Arnauld qui pût écrire contre le P. Malebranche, et que le P. Male<«<branche qui pût répondre à M. Arnauld... que le P. Malebranche « était le plus grand métaphysicien qui fût sur la terre, et qu'il ne <«< connaissait point de meilleur logicien que M. Arnauld. » N'oublions pas d'ajouter, d'après le P. André, que le prince de Condé, dont le jugement, nous le verrons, fut ratifié par Bossuet lui-même, disait de Malebranche, que c'était la meilleure plume de France. Comment se fait-il que l'admirable écrivain, si haut placé par des juges tels que Condé et Bossuet, n'ait pas encore obtenu une place dans l'histoire de notre littérature?

Le P. André entre dans de grands détails sur la guerre avec Arnauld. L'infortuné Traité de la nature et de la grâce, comme l'appelle Malebranche, par allusion aux traverses de toute sorte dont il remplit sa vie, troubla profondément les esprits et les consciences, à la fin du

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Malebranche semble cependant n'avoir pas eu beaucoup de foi à la durée de cette langue qu'il écrivait si bien. Il répond, en effet, à Lenfant, le traducteur en latin de la Recherche de la vérité : « Je me trouve fort heureux, en ma qualité d'au«teur, que vous ayez entrepris un dessein qui me fait honneur, et qui rendra im« mortel ce qui pouvait au plus durer un siècle, à cause de l'inconstance des langues vivantes. Cette lettre à Lenfant, qui étudiait alors la théologie protestante à Heidelberg, est une des plus curieuses de la correspondance inédite. (L'abbé Blampignon, correspondance, p. 42.)

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grand siècle, par ses hardiesses philosophiques et théologiques. Juge fort désintéressé du débat théologique, nous ne pouvons nous empêcher de croire que les supérieurs de la compagnie de Jésus n'avaient pas tout à fait tort, quand ils reprochaient au P. André de ne pas voir «que « c'est la plus insigne témérité qui fut jamais dans tout ce qui regarde « l'économie du salut des hommes. » Nous n'avons, d'ailleurs, nullement l'intention de faire ici l'analyse et la critique des diverses questions philosophiques et théologiques qui ont été l'objet de cette polémique, mais seulement de peindre les combattants, de raconter, d'après le père André, les principales phases de la querelle, et les diverses impressions qu'elle produisit sur les esprits.

Ce bruit de guerre, dit l'historien de Malebranche, était non-seulement l'entretien des savants de profession, mais des grands et des gens de cour qui avaient quelque lumière. Nous avons quelque peine à comprendre aujourd'hui qu'une querelle de la plus subtile théologie, mêlée aux plus difficiles problèmes de la métaphysique, ait pu exciter à un pareil point l'attention publique et passionner les esprits. Mais qu'on songe qu'il s'agissait de cette matière de la grâce, sur laquelle on avait tant discuté depuis un siècle, et que les deux adversaires, dont M. Sainte-Beuve a si bien décrit, dans son Histoire de Port-Royal, les armes diverses et les allures opposées, étaient les deux plus illustres athlètes qu'un grand siècle pût mettre en présence. Quand, au lieu d'un livre sur la grâce, Arnauld, par une tactique un peu subtile, et par un bien long détour pour arriver au but, fit paraître un livre sur les idées, il y eut d'abord une sorte de désappointement dans le public.

Quelle que soit l'importance, quelle que soit la vivacité de cette première contestation sur les idées, ce n'est qu'un prélude, et comme une simple escarmouche, au regard de celle qui suivit sur la Providence et sur la grâce. Ce ne fut plus un combat, pour ainsi dire, au premier sang, mais un combat à outrance. La Dissertation des miracles de l'ancienne loi, le premier écrit où Arnauld s'en prend directement au Traité de la nature et de la grâce, est, comme le dit le P. André, une sorte d'appel au peuple. Ici, en effet, Arnauld ne s'adresse plus seulement aux métaphysiciens, mais à tous les croyants, et surtout aux dévots de saint Augustin. Il leur signale Malebranche comme le destructeur de la Providence et des miracles, et, ce qui ne lui paraît pas moins odieux, comme le protecteur de la grâce molinienne. Quand Faydit appelle Malebranche et ses disciples des meurtriers de la Providence, il ne fait que traduire,

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Introduction aux œuvres philosophiques du père André par M. Cousin, p. 150.

d'une façon un peu plus vive, ce que disaient partout Arnauld et ses amis. Qu'on ajoute l'autorité d'Arnauld comme théologien, la force et l'habileté de sa dialectique, si amplement fournie de textes de l'Écriture, de saint Augustin et des saints Pères, et on comprendra combien cette lutte devait être dangereuse pour Malebranche. Il y eût probablement succombé, si Arnauld lui-même, à cause de son jansénisme, n'avait été plus ou moins en révolte contre l'Église et suspect d'hérésie. Malgré sa prédilection pour l'auteur du Traité de la nature et de la grâce, le père André est obligé d'avouer le grand succès et la vive impression sur le public de la Dissertation et des Réflexions philosophiques et théologiques. Ce sont les deux derniers livres des Réflexions, particulièrement consacrés à la théologie, qui portèrent, à ce qu'il paraît, le plus rude coup à Malebranche. «<lls eurent, dit le père André, tout l'effet que M. Arnauld « s'en était promis. Ils imposèrent au public; ils effrayèrent quelques «gens de bien; ils regagnèrent à M. Arnauld plusieurs de ces sortes «d'esprits qui, dans les disputes des savants, sont toujours pour le « dernier qui parle. Ses amis triomphaient; ils crurent pour le coup « Malebranche terrassé, et, en effet, il devait l'être. » Mais, si le style véhément, si la dialectique d'Arnauld remuaient d'abord le public en sa faveur, les réponses de son adversaire, selon le père André, apaisaient aussitôt l'orage, ou le faisaient même tomber sur celui qui l'avait excité. Ainsi, l'un et l'autre tour à tour, par ses altaques et par ses réponses, tenait les esprits dans l'attente et dans le doute; ainsi l'un et l'autre paraissait tour à tour vainqueur ou vaincu. ·

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Malebranche avait le désavantage de n'avoir derrière lui aucun de ces grands partis qui divisaient alors l'Église sur la question de la grâce. Les jansénistes étaient contre lui avec Arnauld, les thomistes avec Bossuet. Il semble qu'étant mal avec les uns et avec les autres, il aurait dû, au moins, avoir l'appui des jésuites, leurs adversaires. Les jésuites, il est vrai, parurent le ménager un peu pendant le fort de la lutte avec Arnauld; mais, la querelle terminée, ils continuèrent de faire à sa philosophie l'opposition la plus violente, comme on le voit par la persécution du P. André. Malebranche n'eut pour lui, en haine d'Arnauld et des siens, que l'archevêque de Paris, Harlai de Champvallon, qui ne jouissait pas d'une grande autorité dans l'Église.

Arnauld avait encore sur Malebranche un avantage d'un autre genre, qui peut paraître, au premier abord, assez singulier, celui d'être exilé. En effet, étant en Flandre, il lui était facile de faire imprimer ses critiques, au lieu que Malebranche, dit le P. André, ne trouvant point d'imprimeurs pour ses réponses, était obligé de se défendre par des manuscrits

contre des imprimés qui couraient toute la France. Malebranche se plaint souvent, dans sa correspondance, de cette difficulté d'imprimer ses ouvrages. M. Arnauld, dit-il, tàche de me donner de la besogne, mais, si j'avais la liberté de faire imprimer, je ne le craindrais ni lui, ni ses intrigues 1. » Il était obligé de faire imprimer ses livres en cachette à Rouen ou à Lyon, et le plus souvent à l'étranger, en Hollande, d'où ils etaient furtivement introduits en France. Il ecrit de Paris à un P. Granet, qui n'a lu encore que la Recherche de la vérité, et qui veut connaître ses autres ouvrages, de chercher quelque voie pour les avoir, «car ici on ne les a qu'avec beaucoup de peine, et ils sont excessivement chers. Ce sont d'abord les doctrines cartésiennes, puis ensuite l'crage excité par le Traité de la nature et de la gráce, qui firent obstacle, en France, à Timpression et à la publication des ouvrages de Malebranche. M. Pirot. docteur en Sorbonne, refusa d'approuver la Recherche de la vérité, non qu'il y trouvât quelque chose de contraire à la foi, mais à cause du cartesianisme dont elle était remplie. L'ouvrage ne put être imprimé que par la protection de l'abbé d'Aligre, qui tenait momentanément les sceaux à la place de son père. Depuis le Traité de la nature et de la gráce jusqu'aux Entretiens sur la mort, composés à la suite de sa grande maladie de 1696. Malebranche ne put obtenir de privilége en France pour un seul de ses ouvrages. Carré, membre de l'Académie des sciences, dévoué à la personne de Malebranche par la reconnaissance, et à ses doctrines par une conviction profonde, réussit, par le credit des nombreux élèves, et surtout des dames, auxquelles il enseignait, dans Paris, la philosophie de son maître, à faire lever enfin cette sorte d'interdit, en faveur des Entretiens sur la mort et de la deuxième édition des Entretiens sur la métaphysique, qui furent publiés ensemble 2. Comme les Entretiens sur la metaphysique sont un resumé de toute sa philosophie, Malebranche put dès lors faire librement imprimer tous ses ouvrages, sauf le Traité de la nature et de la gráce.

Malebranche était

L'abbé Blampignon, correspondance inédite, p. 14. le bienfaiteur et le maitre de Carré. Carré, fils d'un laboureur de la Beauce, ayant refusé, malgré sa piété, d'entrer dans l'etat ecclésiastique, son pere l'abandonna a Paris sans ressources. Il fut recueilli par Malebranche, qui en fit son secretaire. cultiva ses dispositions pour les mathematiques, et le mit à mème de suffire a tous ses besoins et de devenir membre de l'Academie des sciences. Il faut voir sur Carre un des éloges les plus piquants et les plus ingénieux de Fontenelle. Malebranche avait fait plus encore pour Jean Prétet, entré à son service comme une espèce de domestique, et devenu, par ses soins et ses leçons, prètre de l'Oratcire et mathématicien distingue. Ainsi Descartes avait-il eu un domestique, nommé Gillot, dont l fit un habile mathématicien.

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