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Ses ouvrages ne devaient pas recevoir un meilleur accueil des censeurs de Rome que des censeurs de Paris. Il y a, dans le P. André, des détails, qui ne sont pas à l'honneur d'Arnauld, sur la condamnation du Traité de la nature et de la grâce par la congrégation de l'Index. C'est en effet par les intrigues d'Arnauld et de ses amis que le Traité fut mis à l'index, le 29 mai 1690. Ainsi, par une choquante contradiction, ce tribunal dont Arnauld méconnaissait l'autorité contre lui-même et ses partisans, il l'invoquait contre son adversaire! « On sait assez, dit le P. André, que c'était sa coutume de faire valoir les censures de Rome << qui lui étaient favorables, autant que ses amis méprisaient celles qui « lui étaient contraires. » Arnauld, sans doute, avait aussi oublié ses vives attaques contre les censeurs de Rome, à l'occasion de la condamnation de Descartes.

Le P. André avait entre les mains le rapport du consulteur chargé de l'affaire dans le sein de la congrégation de l'Index; il en donnait dans son histoire une analyse et des extraits, qui sont perdus. Brouilleries perpétuelles, fausses imputations, méprises grossières, manifestes, całomnies, tel est le résumé du jugement qu'il en porte. En même temps que le Traité, furent mis à l'index les divers écrits composés pour sa défense contre les attaques d'Arnauld. Un autre décret, du 4 mars 1709, condamna, dix-neuf ans plus tard, le Traité de morale, les Entretiens sur la métaphysique et même la traduction latine de la Recherche de la vérité par Lenfant. Malebranche, quoique condamné de son vivant, n'eut pas même, comme Descartes, l'adoucissement du donec corrigatur.

Dans quels sentiments Malebranche reçut-il cette condamnation? Nous le savons aujourd'hui par une lettre à l'abbé Barrand, qui ne sera pas sans doute d'une grande édification pour les ultramontains, même les moins zélés, du xIx° siècle. « Je vous assure, monsieur, que la seule << peine que j'ai de cette nouvelle, c'est qu'il y aura peut-être quelques << personnes, à qui mes livres pourraient être utiles, qui ne les liront pas, quoique la défense qu'on en a faite à Rome soit une raison pour bien « des gens, même en Italie, de les rechercher. Ce n'est pas, au reste, << que j'approuve cette conduite. Si j'étais en Italie, où ces sortes de con<< damnations ont lieu, je ne voudrais pas lire un livre condamné par « l'Inquisition, car il faut obéir à une autorité reçue. Mais ce tribunal n'en « ayant point en France, on y lira le Traité. Cela sera même la cause « qu'on l'examinera avec plus de soin; et, si j'ai raison, comme je le « crois, la vérité s'établira de plus en plus. Aimons toujours, monsieur, « cette vérité, et tâchons de la faire connaître per infamiam et bonam fa

" mam1. » Par quelle illusion naive, le P. André croit-il apercevoir dans cette lettre une marque du respect de Malebranche pour la décision du Saint-Office?

Dans une autre lettre, faisant allusion aux intrigues de ses adversaires à Rome, Malebranche disait : «Je ne peux faire à personne ni bien ni « mal; ainsi je ne puis pas avoir beaucoup de raison en ce monde; nous « verrons dans l'autre ce qui en sera. » Čes paroles rappellent, comme l'a remarqué M. Saisset, le cri de Pascal : « Si mes lettres sont condam. nées à Rome, ce que j'y condamne est condamné dans le ciel!»

On ne sera peut-être pas fâché de connaître aussi l'opinion du P. André lui-même sur ce tribunal et sa manière de procéder. « Le tri<«<bunal où ils paraissaient (les amis d'Arnauld) en qualité d'accusateurs « était favorable à leurs intrigues, car ceux qui le composent ont une loi « de s'obliger par serment à garder un silence inviolable sur tout ce qui « s'y passe. Il est vrai que Rome païenne en avait une autre bien diffé<< rente, c'était de ne condamner personne sans lui confronter ses accu« sateurs, et sans donner lieu à une juste défense. Mais je ne sais par quelle bizarrerie de l'esprit humain, Rome chrétienne est devenue « moins scrupuleuse.">>

Quoique Bossuet n'ait pas voulu ouvertement entrer en lice, ce fut peutêtre pour Malebranche un adversaire plus redoutable encore qu'Arnauld, à cause de son autorité incontestée dans l'Église, à cause de son crédit à la cour et dans le monde. Aussitôt après la publication du Traité, Bossuet veut conférer avec l'auteur pour essayer de le ramener à la doctrine de saint Thomas sur la grâce, la seule catholique, suivant lui.

Dans cette conférence, racontée en détail par le P. André, Malebranche se borne à écouter Bossuet, il se refuse à discuter avec lui, le sachant vif dans la dispute, et craignant de lui manquer de respect; pressé de s'expliquer, il proteste qu'il ne dira rien que par écrit, et après y avoir bien pensé. «C'est-à-dire, répliqua M. de Meaux, que « vous voulez que j'écrive contre vous: il sera facile de vous satis<< faire. » Vous me ferez beaucoup d'honneur, » lui répondit Malebranche, après quoi on se sépara. Cependant Bossuet ne prit pas la plume contre Malebranche, ou, du moins, s'il écrivit, il ne publia rien. En effet, si nous en croyons le P. Adry et le P. André, il aurait composé un écrit contre le fameux Traité, mais il ne le publia pas, parce que le marquis d'Allemans lui aurait fait voir qu'il avait mal pris la pensée de l'auteur. Nous croirions plutôt qu'il fut retenu par la crainte de paraître faire cause commune avec Arnauld 2. Mais, si Bossuet ne ré'L'abbé Blampignon, 1" partie, p. 80. J'incline à croire que l'ouvrage dont

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fute Malebranche, il use de son crédit pour faire saisir, par un arrêt de la cour, des exemplaires des Méditations chrétiennes, et du Traité à Rouen et à Paris.

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Cependant, toujours confiant dans l'ascendant de son caractère et de son génie, il veut avoir encore une seconde conférence avec Malebranche, que celui-ci refuse, cette fois, formellement, dans la crainte de manquer ou à Bossuet, ou à la vérité, comme on le voit, par le début si ferme et si noble de cette lettre à Bossuet: «Monseigneur, je ne << puis me résoudre à entrer en conférence avec vous sur le sujet que « vous savez. J'appréhende ou de manquer au respect que je vous dois, ou « de ne pas soutenir avec assez de fermeté des sentiments qui me parais<< sent, et à plusieurs autres, très-véritables et très-édifiants 1. » Ce prélat, plus orateur que philosophe, comme se permet de le dire le P. André, fit éclater sa mauvaise humeur par l'apostrophe célèbre de l'oraison funèbre de Marie-Thérèse contre ces philosophes « qui, mesurant « les desseins de Dieu à leurs pensées, ne le font auteur que d'un certain « ordre général, d'où le reste se développe comme il peut. »

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L'allusion était directe, et, d'ailleurs, pour que Malebranche ne pût s'y tromper, Bossuet lui adressa un exemplaire de son discours, qu'il reçut à Raray, en revenant de Chantilly. Malebranche, profondément blessé, sut se contenir et ne s'humilia pas. Il alla, dit le P. André, voir Bossuet pour le remercier de l'honneur qu'il lui avait fait en parlant de lui publiquement. Dans cette démarche et ces paroles, nous voyons de la fierté, même une certaine ironie, et nullement, comme l'abbé Blampignon, une preuve d'exquise modestie.

Le marquis d'Allemans, pour justifier Malebranche, imagina d'envoyer à Bossuet un mémoire où il prétendait prouver, par quelques passages du Discours sur l'histoire universelle, que Bossuet, comme Malebranche, était partisan d'une providence générale. « Je lui fais assez bien « voir, dit un peu légèrement le noble marquis, qu'il n'a su ce qu'il a « dit dans son Discours sur l'histoire universelle, ou qu'il faut qu'il soit de votre sentiment 2. >>

Nous ne savions quel était le disciple de Malebranche auquel Bos

parlent le P. Adry et le P. André n'est autre que la Réfutation du système de la Nature et de la Grâce, qui n'est pas, il est vrai, de Bossuet, mais que Fénelon avait composé à son instigation, et dont le manuscrit, qui ne fut publié qu'en 1820, porte des corrections de la main de Bossuet. Suivant une remarque de l'auteur de la Vie d'Arnauld, toutes les attaques de Bossuet contre Malebranche sont toujours indirectes ou bien confidentielles, et par lettres. — ' L'abbé Blampignon, correspondance, p. 132. L'abbé Blampignon, correspondance, p. 89.

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suet, en 1687, adressait cette lettre célèbre, si pleine d'alarmes, si dure et si vive à l'endroit de la philosophie de Malebranche, où il le conjure, au nom de la paix de l'Eglise, de lui procurer une entrevue avec son maître. Le P. Adry nous apprend que ce disciple de Malebranche, si maltraité par Bossuet, est celui-là même qui avait entrepris de justifier le Traité de la Nature et de la Gráce par le Discours sur l'histoire universelle, c'est-à-dire le marquis d'Allemans.

Cependant un rapprochement devait bientôt avoir lieu entre Bossuet et Malebranche. La conversation en l'honneur de Malebranche, chez M. le Prince, dont nous avons déjà parlé, se répandit bientôt, dit le P. André, et donna lieu à une pareille qui se tint chez M. de Meaux. On y convint de toutes les qualités que M. le Prince avait données << au P. Malebranche et à M. Arnauld; on ajouta, de plus, qu'il était l'au«teur du siècle qui écrivait le mieux. » Malebranche, ayant appris ce que Bossuet avait dit en sa faveur, se rendit aux instances de ses amis, et alla le voir. Dans cette nouvelle entrevue, qui nous est aussi racontée par le P. André, Malebranche s'expliqua sur sa doctrine, et, s'il ne réussit pas à satisfaire entièrement Bossuet, il aurait réussi, au moins, à dissiper quelques-unes de ses plus défavorables préventions contre le système de la nature et de la grâce.

Les Entretiens sur la métaphysique, publiés en 1688, furent l'occasion d'un nouveau rapprochement entre Bossuet et Malebranche. Le bénédictin dom Lamy, grand partisan de Malebranche, et fort lié avec l'évêque de Meaux, lui ayant communiqué le manuscrit en secret, Bossuet le goûta, faisant seulement quelques réserves relatives au Traité. Le marquis d'Allemans, selon le P. André, aurait achevé la conversion de Bossuet à l'égard de Malebranche. Ainsi la réconciliation de Bossuet avec Malebranche, préparée, d'après le P. André, par ces diverses circonstances, n'a pas l'apparence fâcheuse d'une sorte de brusque revirement politique, qu'on ne saurait lui ôter, si elle eût été opérée tout d'un coup, comme semble le dire l'abbé Blampignon, par le Traité de l'amour de Dieu, où Malebranche avait pris parti pour Bossuet contre Fénelon. Il ne faut, d'ailleurs, pas oublier que Malebranche n'a jamais rien rétracté de sa doctrine sur la Providence et sur la grâce, pas plus devant Bossuet que devant Arnauld, que devant Rome elle-même.

Mais nous ne mettons nullement en doute ce que nous dit le P. André de la joie de Bossuet, ravi d'avoir, dans sa lutte contre Fénelon, un second d'un si grand mérite. « Il ne songeait plus, ajoute-t-il, qu'à réparer le tort qu'il lui avait fait autrefois au sujet de son Traité de « la nature et de la grâce. Car il était même beaucoup revenu à cet égard,

malgré ses préjugés thomistiques. Mais le Traité de l'amour de Dieu «<acheva, pour ainsi dire, de le convertir. Sa conversion fut éclatante. « Il alla le premier voir le P. Malebranche, lui offrit son amitié et lui << demanda la sienne. Leur réconciliation ne put être cachée, et leur fit << d'autant plus d'honneur qu'elle fut sincère. Depuis ce temps-là M. de «Meaux et le P. Malebranche furent amis jusqu'à la familiarité; tant <«<l'union des esprits a de force pour établir celle des cœurs1!»

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Mais, si le Traité de l'amour de Dieu lui avait regagné Bossuet, il était à craindre qu'il ne lui eût aliéné Fénelon pour toujours. Cependant l'archevêque de Cambrai n'hésita pas à se prononcer en faveur de Malebranche, à propos de la singulière préface que le jésuite de Tournemine, à l'instigation de la Compagnie, avait mise en tête de la seconde édition de la première partie du Traité de l'existence de Dieu, publiée en 1712, à l'insu de Fénelon. Quand parut la première édition, la Compagnie fut fort embarrassée d'une part, elle était en liaison très-étroite avec Fénelon, et, de l'autre, elle ne voulait pas qu'on pût se prévaloir de son autorité, comme ne manqua pas de le faire le P. André2, en faveur de la nouvelle philosophie, à laquelle elle avait si vivement déclaré la guerre. Pour disculper en quelque sorte Fénelon du cartésianisme et du malebranchisme dont son livre était plein, le P. de Tournemine imagina de dire que l'auteur avait employé les preuves fondées sur l'idée de l'infini comme des arguments ad hominem, bons pour convaincre les cartésiens et les malebranchistes, et non comme des preuves d'une vérité universelle qu'il eût adoptées pour son propre compte. Malebranche fut piqué au vif de cette préface, et chercha les moyens d'obtenir un désaveu de Fénelon. Le cardinal de Polignac, cartésien et ami de Malebranche, qu'il avait consulté sur son AntiLucrèce, se chargea de négocier cette affaire avec l'archevêque de Cambrai. Fénelon répondit au cardinal qu'il désavouait la préface, qu'il ne l'avait point lue avant l'impression, que les preuves de l'exis

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'Malebranche, dans la 3me édition du recueil de ses réponses à Arnauld, qui est de 1709, a inséré un passage où il fait allusion à cette réconciliation, qu'il ne manque pas de faire valoir comme un témoignage en faveur de ses doctrines. (Voir la Réponse aux Réflexions, etc.) — Dans une lettre où le P. André demande à l'abbé de Marbeuf quelques détails sur cette affaire, il dit : « Ce fait me touche per. sonnellement, car je crois avoir été l'occasion de la préface du P. de Tournemine par une lettre que j'avais écrite à notre provincial, et où je défendais les sentiments du P. Malebranche sur la nature des idées par l'autorité, si bien reçue chez nous, de cet illustre archevêque; du moins, ne fut-ce qu'après ma lettre qu'on s'avisa de faire une nouvelle édition du livre. » (Introduction du P. André, M. Cousin, p. 15.)

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