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tence de Dieu puisées dans la Recherche lui paraissaient bonnes, et qu'il ne s'en était servi que parce qu'il les croyait telles. Cette lettre en main, le cardinal alla voir le P. Letellier et obtint de lui qu'il serait enjoint au P. de Tournemine de faire une satisfaction publique à Malebranche dans le Journal de Trévoux 1.

Les jésuites se vengèrent de cet échec en redoublant de violence contre ceux des leurs qui étaient suspects de malebranchisme, et particulièrement contre le P. André. Ici, le P. André se met lui-même en scène; il raconte avec esprit, sans aucune récrimination, mais non sans ironie contre les auteurs de ses disgrâces, ce qui arriva à un certain P. André pour cause d'attachement à Descartes et à Malebranche. « Qu'on se figure, dit-il, « tout ce que l'entêtement déguisé en zèle peut produire dans un corps contre un membre qui refuse d'en prendre l'esprit ou d'en épouser « les querelles, c'est ce qu'ils lui firent essuyer, mais, par la grace de Dieu, fort inutilement. Ils ne purent lui ôter ni son estime pour le << P. Malebranche, ni son amour pour la vérité, ni même son attachement pour la Compagnie, ce qui était plus difficile à conserver.»

Ce récit, entièrement conforme à celui que nous avait donné M. Cousin, d'après les lettres du P. André, s'arrête, dans le manuscrit, à l'affaire de Rouen en 1714. On y voit que le grand but du P. André était, à l'exemple de son maître, de christianiser la philosophie; à quoi il n'est pas probable qu'il eût mieux réussi. Ne pourrait-on pas dire, en effet, que Malebranche a encore plutôt rationalisé la foi qu'il n'a christianisé la philosophie? L'accusation de ruiner le surnaturel, qui lui est faite par Bossuet, par Arnauld, par Fénelon, est-elle dénuée de fondement?

Le jugement général que porte M. l'abbé Blampignon sur la philosophie de Malebranche nous a paru en général sage et modéré. Nous ne pouvons cependant admettre, sans quelque réserve, ce caractère de profond mysticisme qu'il lui attribue, avec quelques historiens de la philosophie. Nous voyons d'une manière fort claire l'influence de saint Augustin sur l'Oratoire et sur Malebranche, mais non pas celle de sainte Thérèse, que M. l'abbé Blampignon voudrait y ajouter. Si le mysticisme tend à substituer le sentiment, l'intuition, l'extase, à la réflexion et au raisonnement dans la recherche de Dieu et de la vérité, nous osons dire, en dépit des apparences contraires, que nul philosophe n'est moins mystique que Malebranche. Il abîme, il est vrai, plus ou moins, les créatures en Dieu, dont son système est plein, mais c'est

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en partant des principes de Descartes, et par la seule voie du raisonnement. Quelle est la prière, selon Malebranche, qui seule peut nous mériter d'obtenir la vérité? Cette prière, c'est l'attention, qui assurément n'a jamais été très en honneur chez les mystiques. L'attention, dit-il, est la prière naturelle que l'esprit doit faire à la vérité intérieure, afin qu'il en reçoive la lumière et l'intelligence1. Est-ce du mysticisme que cette tendance à tout interpréter rationnellement dans les Écritures, dans la foi et dans les mystères? Est-ce enfin du mysticisme, d'identifier, comme il le fait, dans son Traité de morale, l'amour de Dieu avec l'amour de l'ordre, ou bien de prendre parti pour Bossuet contre Fénelon dans la question de l'amour de Dieu?

Il nous a paru que ces nouveaux documents ajoutaient quelque chose à la gloire de Malebranche, à l'idée que nous nous faisions du rôle et de l'importance de sa philosophie, et surtout de la noblesse et de la fermeté de son caractère. Le méditatif, trop souvent raillé, le grand rêveur de l'Oratoire, comme a dit Voltaire, est pour nous aujourd'hui, sans contredit, une des plus grandes, des plus originales et des plus attrayantes figures de la seconde moitié du xvir siècle.

M. l'abbé Blampignon a donc bien mérité, par ses heureuses décou vertes, de tous ceux qui s'intéressent à l'histoire de notre grande philosophie du xvII° siècle, de tous ceux surtout qui, comme nous, aiment et admirent le Platon de la France. Nous croyons qu'il acquerrait encore de nouveaux titres à leur reconnaissance, s'il se décidait à publier les manuscrits eux-mêmes, dont il a su tirer un si bon parti, et auxquels l'Étude intéressante, dont nous venons de rendre compte, serait la meilleure des introductions.

1

FRANCISQUE BOUILLIER.

Traité de la nature et de la grâce, 1" partie, art. 9.

NOUVELLES LITTÉRAIRES.

INSTITUT IMPÉRIAL DE FRANCE.

ACADÉMIE FRANÇAISE.

M. le comte Alfred de Vigny, membre de l'Academie française, est mort à Paris le 17 septembre 1863.

LIVRES NOUVEAUX.

FRANCE.

Histoire generale de la philosophie depuis les temps les plus anciens jusqu'a la jin da xviii siecle, par M. Victor Cousin, Faris, Didier et C", 1863, in-8′, vi1-55′′ pazes. — M. V. Cousin vient de repondre aux vœux de tous les amis de la philosophie en donnant cette edition definitive d'un de ses plus solides et de ses plus utiles ouvrages. C'est un noble spectacle que celui de tous ces systemes, de toutes ces eccies, juges par un des esprits les plus puissants de notre époque, et par un maitre illustre, qui, lui aussi, a fonde une école et un systeme appuyé surtout sur la connaissance du passe plus exacte et plus impartiale. En dix leçons d'inegale longueur. M. V. Cousin a embrasse ce vaste ensemble depuis la philosophie orienta e et la philosophie grecque dans ses commencements, sa maturite et sa fin, jusqu'à la philosophie du siècle qui a precede le nôtre, en passant par la scholastique, la renaissance et le xvir" siecle. On remarquera surtout cette dernière etude, qui se divise en trois grandes leçons : le sensualisme, dans Bacon, Hobbes et Locke: fidealisme, dans Descartes. Spinosa et Leibnitz: le scepticisme et le mysticisme, dans des ecrivains d'une moindre portee. Jamais le style de M. V. Cousin n'a ete plus eclatant ni plus

sobre; jamais il ne s'est mieux approprié à un plus beau sujet. Pas un des monuments philosophiques de quelque intérêt n'a été omis dans ce tableau aussi fidèle qu'étendu, aussi régulier que précis. Toutes les citations ont été puisées directement aux sources, et il n'y en a pas une qui ne soit de première main. C'est une lecture aussi instructive qu'agréable, et ce livre, qui paraît s'adresser exclusivement aux philosophes, ne sera pas moins goûté par tous les esprits délicats et sérieux qui se laissent charmer aux grâces de la forme, et aiment à suivre l'histoire de l'intelligence humaine sous toutes ses faces et dans tous ses progrès. Le principe qui anime l'ouvrage entier est celui du spiritualisme, que M. V. Cousin a, depuis cinquante ans, soutenu avec tant d'énergie et de succès, à l'immense profit de l'esprit général de notre temps.

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Mémoires d'histoire ancienne et de philologie, par Émile Egger, membre de l'Institut (Académie des inscriptions et belles-lettres), professeur à la Faculté des lettres, maître de conférences honoraire à l'École normale supérieure. Paris, librairie de A. Durand, 1863, 1 vol. in-8° de x1-516 pages. Ce volume est le digne pendant de celui où M. Egger a réuni, en 1862 (voyez le Journal des Savants, septembre 1862, p. 582), d'excellents morceaux de critique d'un intérêt plus particulièrement littéraire. Il est disposé dans un ordre analogue, moins d'après la date des vingt et un morceaux dont il se compose, qu'en raison de leur caractère ou historique ou philologique, ce qui regarde la vie civile des anciens y précédant ce qui se rapporte à leur langue. On y retrouvera, dans tout leur développement, avec un accompagnement de détails érudits qui les renouvelle et ajoute à leur valeur, d'instructives et intéressantes dissertations, que l'auteur n'avait pu faire entendre dans les séances publiques de l'Institut, ou insérer dans nos revues et nos journaux que sous une forme succincte. Ici ne craignent point de se produire les textes eux-mêmes, des textes nouveaux, c'est-à-dire incomplets, altérés, obscurs, qu'il a fallu rétablir avec patience, avec sagacité, dont on a dû percer les mystères. De là bien des discussions, mais qui n'ont rien d'aride; l'étude des mots y mène à celle des choses, à de curieuses notions sur les antiquités grecques et romaines, à de piquants rapprochements avec les temps modernes. Le précédent volume s'ouvrait par une notice sur Boissonade; une notice sur Letronne se lit en tête de celui-ci : ils méritaient l'un et l'autre d'être placés sous une telle invocation.

Acta Sanctorum quotquot toto orbe coluntur, vel a catholicis scriptoribus celebrantur, quæ ex latinis et græcis aliarumque gentium antiquis monumentis collegit, digessit, notis illustravit Joannes Bollandus, theologus societatis Jesu, servata primigenia scriptorum phrasi. Operam et studium contulit Godefridus Henschenius, ejusdem societatis theologus. Editio novissima, curante Joanne Carnandet. Januarii tomus primus, x1 priores dies complectens. Paris, imprimerie de W. Remquet, Goupy et C, librairie de Victor Palmé, in-folio de LXXVIII-822 pages, avec deux planches. A ne considérer les Acta Sanctorum des Bollandistes qu'au point de vue des études historiques, l'extrême importance de cette grande collection n'a pas besoin d'être démontrée. Aucun homme instruit n'ignore que les écrits originaux et souvent contemporains rassemblés en si grand nombre par Bollandus et ses continuateurs sont des sources d'informalion inappréciables, pour quiconque veut connaître à fond les idées, la civilisation, les mœurs, les usages du temps dans lequel ils ont été composés. On sait aussi la rareté et l'élévation croissante du prix de ce vaste recueil, qui ne se trouve plus que dans un petit nombre de grandes bibliothèques. La réimpression des Bollandistes est donc une entreprise à laquelle doivent applaudir tous les hommes voués aux études sérieuses, et qui nous paraît digne, à tous égards, des encouragements

qu'elle a déjà reçus. Ce sera la reproduction fidèle et intégrale des cinquante-quatre volumes in-folio de l'édition primitive, sans annotation, sans aucun changement au texte. Le nouvel éditeur vient de faire paraître le tome premier de janvier; il annonce la publication prochaine d'un autre volume, et il espère achever toute la collection dans l'espace de huit années.

Les origines indo-européennes, ou les Aryas primitifs, essai de paléontologie linguistique, par Adolphe Pictet. Seconde partie. Saint-Denis, imprimerie de Moulin; Paris, librairie de Joel Cherbuliez, 1863, grand in-8° de VIII-781 pages. La première partie de cet important ouvrage avait été, en 1859, l'objet d'une mention honorable de la part de l'Institut, qui se réservait de juger de l'ensemble du travail lorsque la publication en aurait été complétée. Le second volume, paru récemment, a valu, cette année, à l'auteur, le prix de linguistique. Dans cette dernière partie, l'habile philologue continue, par la même méthode d'analyse ingénieuse et délicate, à rechercher quelles ont dû être les conditions de la vie matérielle et morale chez les ancêtres communs des peuples appartenant à la famille indo-européenne. Le résultat de ses précédentes investigations, d'accord avec les données de la tradition, et même de l'histoire, lui avait fait placer le séjour primitif de la race indo-européenne dans les régions qui s'étendent entre l'Indoukouch et les bords de la mer Caspienne (ancienne Bactriane et Arie); il s'était occupé des origines locales, de l'extension graduelle, des migrations lointaines des Aryas. L'auteur aborde maintenant les questions qui concernent l'état social, les mœurs, les connaissances, les croyances de ce peuple primitif, que nous n'entrevoyons qu'à travers les débris de son langage dispersés chez ses descendants. Cherchant d'abord quel a dû être le genre de vie des Aryas, M. Pictet nous les montre à la fois pasteurs et agriculteurs, mais plus parti culièrement adonnés au soin des troupeaux, les termes relatifs à l'existence pastorale offrant, en général, des affinités plus étendues et plus multipliées que ceux qui concernent la vie agricole. Il s'attache ensuite à déterminer quels ont été leurs instruments, leurs armes, leurs habitations; comment était constituée chez eux la famille, que tout fait présumer avoir été fortement organisée sous l'influence de l'autorité paternelle et de la monogamie. Les familles, réunies par groupes, formaient probablement une confédération de tribus. Les droits de la propriété étaient pleinement reconnus et assurés. Les Aryas cultivaient la musique et la poésie, à laquelle leur langue magnifique devait prêter des ressources d'une grande richesse. Les hymnes antiques du Rig-Véda peuvent donner une idée de ce que devait être cette poésie primitive. Le secours des langues comparées n'a pu fournir que de rares indications sur les usages et les coutumes de ce peuple au temps de son unité. Ces indications suffisent pourtant à l'auteur pour montrer l'antique origine de certaines cérémonies du mariage et surtout des funérailles chez plusieurs nations de la race aryenne. La dernière partie du volume est consacrée aux observations qui concernent la vie intellectuelle et morale et la religion. Les recherches de M. Pictet tendent à établir que les Aryas croyaient à l'immortalité de l'âme, et distinguaient réellement les principes de l'esprit et de son activité. «L'âme, dit-il, a n'était pas simplement pour eux le souffle vital, mais bien l'être pensant, et la pensée constituait à leurs yeux le caractère essentiel de l'homme. Pour la connais«sance, la volonté, la mémoire, ils avaient des termes éloignés de toute significa⚫tion matérielle, ou, du moins, qui l'avaient perdue, si elle existait antérieurement. » Parmi les traditions historiques de la race indo-européenne, une seule peut être attribuée avec certitude aux anciens Aryas, c'est celle du déluge, s'accordant, dans ses traits essentiels, avec le récit de la Genèse. Un autre résultat très-important des

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