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Béarn, Luynes aurait pu se regarder comme au-dessus de tout péril et maître assuré du cœur du roi : c'est alors pourtant qu'il ressentit une des plus violentes attaques du triste mal qui trouble et empoisonne incessamment les plus beaux triomphes de l'ambitieux et du favori.

François de Bassompierre, issu d'une ancienne et noble famille d'Allemagne établie en Lorraine, et dont le père était venu servir en France avec les Guise, était un des seigneurs les mieux faits, les plus spirituels et les plus aimables de la cour, en même temps qu'un des officiers les plus braves et les plus intelligents de l'armée. C'était un homme de plaisir et un homme de guerre, qui, au besoin, pouvait faire un diplomate; mais ce n'était pas même l'ombre d'un homme d'État : il n'en avait ni la capacité ni la prétention. Il songeait au jeu, aux dames, à d'élégantes et magnifiques dissipations, et aussi à plaire au roi, à s'avancer, à pousser sa fortune; mais l'idée de diriger, de se charger du gouvernement, ne lui était jamais venue. Il avait la maxime du parfait courtisan n'entrer dans aucun parti, dans aucune cabale qui le pût compromettre; se faire des amis de divers côtés, mais ne se donner qu'au maître, et le servir avec un entier dévouement. Voilà comment il avait sacrifié à Henri IV sa passion pour mademoiselle de Montmorency et un mariage inespéré1. Il avait aussi très-bien servi la régente, sans tenir compte du maréchal d'Ancre, sans s'y attacher ni s'y opposer. Il servait Louis XIII avec le même zèle, et il était plutôt

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donnoit, il le conjura de s'abstenir de l'entrée du conseil étroit et de celui des dépêches seulement pour quinze jours..... Déageant, qui, d'un côté, se connoissoit trop faible pour résister contre tant et de si puissantes personnes qui l'entreprenoient, et, de l'autre, voyoit que M. de Luynes s'étoit, depuis quelque temps, "peu à peu retiré de prendre ses conseils... jugea bien que, s'il demeuroit encore dans le maniement des affaires, on le voudroit rendre comme responsable des choses qui arriveroient. Ces considérations l'obligèrent non-seulement de céder à ce que M. de Luynes témoignoit désirer de lui, mais de lui protester qu'il se retireroit tout à fait et pour toujours des affaires..... Dès l'heure, Déageant se désista de l'entrée des conseils et de la conduite des affaires; il se fût aussi retiré de la cour, mais M. de Luynes... pria Déageant de demeurer à la cour et de le voir toujours aux heures accoutumées; il en usa ainsi afin que le roi crût qu'il ( Déageant) agissoit toujours aux affaires pendant qu'il (Luynes) travailloit à gagner sur son esprit de consentir à son éloignement. Je pourrois m'étendre davantage sur ce sujet, si la modestie et la discrétion n'arrêtoient ma plume. » Il n'est pas besoin d'avertir avec quelles précautions il faut lire les Mémoires de Déageant, composés à la demande de Richelieu, qui le tenait alors sous les verrous de la Bastille, et le fin Dauphinois savait bien que le plus sûr moyen d'agréer au vindicatif et tout-puissant cardinal était de peindre sous les couleurs les plus défavorables celui qu'il détestait. - Voyez les Mémoires de Bassompierre, collection Petitot, t. I", p. 387, etc.

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bien que mal avec Luynes. De cette façon il était monté assez haut. Après avoir été colonel général de la cavalerie légère, il était parvenu à la charge de colonel général des Suisses, qu'occupait auparavant le duc de Rohan, et, au commencement de la campagne de 1620, il avait été fait maréchal de camp, le grade alors le plus voisin du maréchalat. Il est certain qu'avec Créqui il avait eu les honneurs de toute la campagne. On l'avait chargé d'une opération qui demandait beaucoup d'intelligence, de résolution, d'habileté. Il s'agissait d'aller chercher sur notre frontière du nord l'armée qu'on avait rassemblée en Champagne et en Picardie pour faire face aux événements qui pourraient survenir sur les bords du Rhin et pour appuyer les négociations pacifiques de notre ambassade1, comme aussi pour que le roi eût sous sa main des forces. disponibles à porter où il le faudrait. Cette armée était encore assez faiblement organisée. Une main ferme y manquait. Le cardinal de Lorraine, qui avait quitté le service du roi en Normandie pour se rendre en Champagne, le marquis de La Valette, gouverneur de Metz et agissant sous l'autorité de son père, le duc d'Épernon, colonel général de l'infanterie française, ainsi que le vieux duc et maréchal de Bouillon, de sa citadelle de Sedan, avaient pratiqué bien des intrigues parmi les troupes, et ils avaient réussi à débaucher plusieurs compagnies, qui avec leurs officiers s'étaient jetées dans Metz 2. Arrivé tout à coup dans l'armée, Bassompierre l'avait ressaisie et ranimée. Sourd aux sollicitations du cardinal de Lorraine, qui avait espéré entraîner dans sa défection l'amant de sa sœur, et à celles du duc de Bouillon, qui lui avait fait offrir cent mille écus pour qu'il ne se pressât pas de conduire au roi les régiments qu'il venait chercher, il les avait en quelque sorte enlevés à toutes les séductions et les avait menés au rendez-vous assigné, en prenant sur sa route plus d'un château rebelle, tel que celui de Dreux. Cette expédition avait été fort applaudie, et Bassompierre avait encore augmenté sa réputation au combat de Ponts-de-Cé, où il avait été un des quatre lieutenants du maréchal de Praslin 3. Enfin, avant d'entrer dans les Pyrénées, Louis XIII lui avait confié le soin du passage de la Garonne, que le duc de Mayenne représentait comme si difficile. Bassompierre l'avait exécuté avec une rapidité et un succès au-dessus de l'attente même du roi, qui lui en avait adressé les plus vifs témoi

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1 Voyez notre second article, juin 1861, p. 362, etc. Bassompierre, t. II, p. 174; notre septième article, mai 1862, p. 311, note 3, et le huitième, juin 1862, p. 346. Voy. notre septième article, mai 1862, p. 317.- Dixième article, septembre 1862, p. 568.

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gnages de satisfaction. En sorte qu'à la fin de la campagne il s'attendait à l'accueil le plus bienveillant: Loin de là, il trouva le roi changé, du moins en apparence. Luynes s'était alarmé des éloges que Louis ne cessait de prodiguer à la conduite de Bassompierre et du plaisir qu'il trouvait dans son entretien gai, spirituel et hardi, et, voyant déjà en lui un rival, il s'était appliqué à le détruire. Des amis communs s'étant entremis, Luynes, sans chercher de vains détours, leur déclara qu'il avait fort à se plaindre de Bassompierre, qu'il avait négligé son amitié et prétendu sans lui aux bonnes grâces du roi, que la faveur ne se partage pas, et qu'il fallait qu'il quittât la cour. De longues explications s'ensuivirent1. Les amis de Bassompierre, pour conjurer sa perte, l'exhortaient à la patience, et l'assuraient << qu'ils connoissoient le cœur de M. de Luynes; «que le fond en étoit bon, et qu'il pouvoit par sa modération et son «bon gouvernement envers le roi, remédier à la jalousie du favori 2. » Bassompierre agréa ce conseil, et fit dire au premier ministre que, «s'il lui vouloit prescrire et régler quelque forme de vivre, il l'observeroit "si ponctuellement, qu'il auroit à l'avenir sujet de croire qu'il n'aspiroit «en quelque façon que ce soit à empiéter les bonnes grâces du roi que «par ses services et par son moyen 3. » Mais Luynes, jugeant mieux et lui-même et la situation, et sentant bien qu'une conduite si difficile donnerait toujours lieu à d'inévitables soupçons, tint ferme pour ce qu'il avait dit : il invita Bassompierre à quitter la partie en lui faisant demander ce qu'il voulait en retour. Bassompierre demanda ou un gouvernement ou un grand emploi militaire ou une ambassade. Luynes accepta le marché; et, comme il venait de s'élever, ainsi que nous le dirons tout à l'heure, un grave différend entre la France et l'Espagne, il proposa à Bassompierre de l'envoyer en Espagne en qualité d'ambassadeur extraordinaire, avec tous les honneurs et les agréments qu'il souhaiterait. Cet arrangement conclu, les deux rivaux se virent, et, dans l'abandon de la conversation, Luynes, ouvrant tout à fait son cœur, y laissa paraître les douloureuses jalousies, inséparables du rôle auquel le condamnait l'ambition. Il confessa que le penchant qu'il voyait au roi pour un autre excitait en lui des sentiments dont il ne pouvait se défendre. «Il me dit, nous raconte Bassompierre, dont nous adoucissons "un peu le langage, qu'il étoit comme un mari qui n'aime pas voir un

1 Mémoires de Bassompierre, t. II, p. 211, etc. Il est fort à remarquer que, parmi les reproches accessoires que Luynes adresse à Bassompierre, il l'accuse de pousser le roi à des rigueurs contraires à sa politique. 2 Ibid. p. 214. 3 Ibid. p. 215.

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«<fort honnête homme courtiser sa femme; que, du reste, il avoit une « forte inclination à m'aimer, comme il me vouloit témoigner, pourvu « que je ne fisse pas les doux yeux à Sa Majesté; et le soir il me fit parler « au roi, qui me fit fort bonne chère1. »

Luynes fit plus infatigable dans sa politique modérée et conciliatrice, pour s'attacher Bassompierre, il lui offrit la main d'une de ses nièces, la sœur du marquis de Combalet, qui venait d'épouser la nièce de Richelieu 2. Mais, comme le brillant cavalier avait toujours des galanteries qui ne le laissaient guère penser au mariage, on employa auprès de lui, pour le porter à un lien plus sérieux, les deux personnes qu'on jugea les plus puissantes sur son cœur, la princesse de Condé, qu'il avait tant adorée lorsqu'elle était mademoiselle de Montmorency, et la princesse de Conti, Louise de Lorraine, sœur du duc de Guise, dont il était le serviteur déclaré. Les deux belles dames s'acquittèrent en riant d'une pareille commission; Bassompierre y donna les mains de la même façon, et, sans prendre de plus solide engagement, le 10 janvier 1621, il prenait le chemin de l'Espagne.

Ajoutons que Bassompierre, militaire encore plus que diplomate, était par cela même d'autant plus propre à la mission qu'il allait remplir. Sa nomination fut très-bien accueillie de tous ceux qui, dans cette grave affaire de l'invasion de la Valteline par les Espagnols, dont nous aurons à nous occuper dans la suite, voulaient que la France fit entendre à Madrid un ferme langage, semblable à celui que le duc de Luynes tenait à Paris. En sorte qu'en envoyant en Espagne un homme de guerre d'un caractère résolu, qu'on savait cher au premier ministre et parler tout à fait en son nom, en même temps qu'il se délivrait d'un rival dangereux, Luynes servait aussi l'intérêt français, l'indépendance de l'Italie et la bonne cause de l'équilibre européen 3.

1 Mémoires de Bassompierre, t. II, p. 220. — 2 L'idée de ce mariage vint, il est vrai, de M. le Prince, mais Luynes l'accueillit avec empressement, et s'y at tacha avec constance. (Voyez les Mémoires de Bassompierre, ibid. p. 222, etc.)—Řappelons que ces mémoires, en général sincères et véridiques, sauf les compliments que l'auteur se fait à lui-même, ont été composés, comme ceux de Déageant, à la Bastille el à Vincennes, pendant la prison où, depuis 1632, Bassompierre demeura jusqu'à la mort de Richelieu, et qu'ainsi peuvent trouver leur explication et l'extrême réserve qu'il garde en tout ce qui, de près ou de loin, concerne le redouté cardinal et la liberté qu'il se donne sur Luynes. Ambassadeur de Venise, dépêche du 23 décembre Il re ha espedito da Amiens qui in Parigi al can« celiero l'aviso della nominatione fatta da S. M. dell' ambasciatore straordina<rio che doverà andar in Ispagna per questi affari della Valtellina... Il soggetto « nominato è monsignor di Bassompier, cavallier del ordine di San Spirito, co

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D'ailleurs il ne se faisait pas faute de veiller à ses propres intérêts et à l'agrandissement de sa fortune. Ainsi que nous l'avons dit, son beaupère, le duc de Montbazon, était gouverneur de l'Ile de France, et luimême était gouverneur de Picardie, où son frère, le maréchal de Cadenet, qui allait bientôt devenir duc de Chaulnes, possédait par sa femme des biens immenses et le commandement de l'importante citadelle d'Amiens. Luynes voulut étendre son gouvernement en y joignant le Boulonais, ou, du moins, la place forte de Boulogne-sur-Mer, laquelle, unie à celle de Calais, lui donnait tout le littoral en face de l'Angleterre. Il en fit l'acquisition du comte d'Hocquincourt, le père du futur maréchal de ce nom, au prix de dix mille écus; et Louis XIII, au lieu de se reposer à Paris de ses fatigues, fit, au mois de décembre, par le temps le plus rude, avec quelques-uns des plus grands seigneurs de la cour, le voyage de Picardie, afin de conférer lui-même à son favori l'investiture de ce nouveau gouvernement. Luynes profita de cette occasion pour montrer au roi les diverses places de la Picardie et du Boulonais : ils en augmentèrent les garnisons, et quelquefois ils en changèrent les commandants. Ils allèrent visiter ensemble Calais, dont une mer furieuse avait envahi et renversé les fortifications; et il ne leur fut pas difficile de comprendre l'impérieuse nécessité de les rétablir promptement, de mettre dans un parfait état de défense une ville si souvent disputée à la France par l'Angleterre, et de n'y épargner ni soins ni dépenses 1.

lonello de' Suizzeri di S. M., signore di cuore aperto, buon Francese, e che saprà portar il negotio bene nella maniera che si deve, come tutti dicono. Questo non era nominato fra quelli che pretendevano a carica, ma essendo amico del signor duca di Luynes, è stato, si può dire, promosso da lui, che riesce buon segno, perchè, si parlerà nella maniera in Ispagna che fa il signor duca sopra detto qui in Francia, credemo che non si potrà desiderar d'avantaggio.

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Ambassadeur vénitien, dépêche du 15 décembre : « Ochincurt ha rinunciato il " governo di Bologna a monsù di Louines per dieci mille scudi, e il negotio si è terminato qui nel Lovre alla presenza del re. Non resta perciò S. M. di far il viaggio di Picardia per dargliene l' investitura ella medesima, e per passarsene principalmente a Calès a veder l'inondazione di quel porto che per la vehemenza del mare ha rovinate tutte le fortificazioni et a cavar denari da quei paesani per <restituire il tutto in pristino, bisognandovi per la nuova construttione l'impiego per il meno di ottocento mille scudi.» Ibid. Dépêche du 23 décembre : « Il re è hora a buon segno del suo viaggio di Picardia, et al presente si ritrova a Bologna per metter in quel possesso monsù di Louines.» Mercure François, ibid. p. 467: Sur la fin de cette année le roi fut visiter les frontières de Picardie, à sçavoir : Abbeville, Monstreuil, Boulogne, Calais et Ardres, et mit deux compagnies de ses gardes dedans Ardres, de quoi aucuns ne furent pas contens. En tout le voyage dura depuis le 14 décembre jusqu'au 12 janvier; il fit une rude saison... » His

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