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trer les travaux qui ont illustré son nom, sans pourtant que l'éloge soit rehaussé par la dépréciation des autres. La louange serait permise encore, si l'œuvre de l'historien filial, ne dépassant pas la limite d'une simple comparaison des travaux rivaux mis en parallèle, émettait un jugement passible de quelque partialité, parce que la cause de cette partialité, appréciée de tous, et n'étant d'ailleurs point exagérée, serait sans inconvénient réel; mais le rôle changerait, si l'historien prononçait comme juge entre les travaux de son père et ceux de ses contemporains, et s'efforçait de lier à une prétendue méthode les travaux futurs consacrés à l'histoire des corps organisés.

Or c'est cette dernière position que M. Isidore Geoffroy Saint-Hilaire a prise dans son Histoire naturelle générale des règnes organiques. Ce ne sont pas de simples opinions qu'il exprime, mais des jugements qu'il prononce, et qu'il rattache à une manière de voir à laquelle il donne l'importance d'une doctrine et même d'une méthode. Il faut, dès lors, qu'il soit permis à ceux que frappent les inconvénients de la doctrine préconisée de s'élever contre, afin de prévenir la fâcheuse influence qu'elle leur paraîtrait deovir exercer sur de jeunes esprits, si on la laissait librement se répandre parmi eux.

Voilà notre excuse auprès des personnes qui pourraient blâmer notre intervention dans un débat élevé, il faut bien le dire, entre Cuvier et les deux Geoffroy. En y prenant part nous n'obéissons à aucun intérêt étranger à la science, et, si un sentiment nous commandait, l'amitié parlerait en faveur de ceux-ci, et, dès lors, notre opinion ne serait plus celle que nous allons exprimer. D'ailleurs nous n'aurions aucun titre en science zoologique à intervenir, si la discussion était restreinte à l'histoire naturelle; mais il s'agit pour nous de maintenir une méthode en laquelle nous avons une foi absolue, et que nous croyons compromise par les opinions qu'on lui oppose. En outre, si la manière dont l'auteur a envisagé l'alchimie était exacte, tout ce que nous avons écrit dans ce journal pour expliquer la pensée des adeptes sur la pierre philosophale n'aurait absolument aucun fondement. En résumé, que nos lecteurs soient convaincus que nous n'attaquons pas, mais que nous défendons ce qui, selon nous, est la vraie méthode dans la recherche des faits scientifiques et dans l'expression des conclusions auxquelles cette recherche a conduit l'investigateur.

Qu'on ne nous prête donc pas l'intention, dans ce que nous allons dire de la méthode appliquée à la zoologie, d'exalter Cuvier aux dépens de MM. Geoffroy; nous nous bornons à dire : Vous abaissez Cuvier en lui attribuant une méthode de recherche qui, si vous ne la décla

rez pas contraire au progrès de la science, y est, selon vous, bien moins favorable que celle que vous préconisez.

Vous restreignez la méthode de Cuvier à l'observation des faits, à ce que vous appelez l'analyse, tandis que celle des Geoffroy, fondée aussi sur l'observation, recourt au raisonnement, à la synthèse, et arrive ainsi à une hauteur de vue à laquelle vous déclarez que la méthode de Cuvier ne peut atteindre, parce que, selon vous, elle a fait son temps.

Et vous faites ce raisonnement: le promoteur de la philosophie de la nature, M. de Schelling a prescrit l'usage de la pure raison dans l'histoire de la nature; aussi n'est-il arrivé à aucun résultat positif.

Cuvier s'est livré à l'observation seulement; sa tâche a été de recueillir des faits, et bientôt une borne infranchissable l'a arrêté dans ses recherches.

Geoffroy Saint-Hilaire, à l'instar de Cuvier, a eu recours à l'observation, et, à l'instar de Schelling, au raisonnement; et, grâce à ces deux moyens d'interroger la nature, la science a reçu le mouvement qu'elle a aujourd'hui et qui doit se continuer indéfiniment.

Si l'on prétendait que notre raisonnement s'est, par une critique exagérée, résumé en une proposition qui revêt un caractère quasi mathématique, de ce qu'elle se compose d'un terme moyen et de deux extrêmes, nous répondrions par la citation textuelle empruntée aux pages 332 et 333 de l'Histoire naturelle générale des règnes organiques.

<< Trois méthodes et trois écoles étaient en présence, dit M. Isidore « Geoffroy Saint-Hilaire; trois méthodes que je crois pouvoir caracté«riser, pour le faire en un mot, en disant celle de Cuvier, élémentaire; «< celle de Schelling, selon sa propre expression, transcendantale; celle « de Geoffroy Saint-Hilaire, scientifique; de là le rôle et le sort de cha

་་


<< cune. »>

Citons encore d'autres passages propres à montrer comment M. Isidore Geoffroy Saint-Hilaire conçoit l'intervention respective dans les sciences physiques et naturelles de l'observation, de l'analyse, de l'expérience, d'une part, et, d'une autre part, de la synthèse et du raisonnement.

Et voyons comment, dans toutes ses généralités, la méthode qu'il attribue à Cuvier se trouve amoindrie, tandis que la méthode qu'il attribue à Geoffroy Saint-Hilaire est exaltée comme la seule que l'on suit aujourd'hui.

«Tout ce qu'on a fait est bien, disait Geoffroy Saint-Hilaire (le père); « mais il faut faire plus : l'observation, l'analyse, sont indispensables; mais « elles ne suffisent pas; le raisonnement, la synthèse, ont aussi leurs droits. <«< Usons de nos sens pour l'observation, le plus et le mieux possible;

<«< mais aussi, après l'observation, des plus nobles facultés qui soient en nous, « notre jugement et notre sagacité comparative. Etablissons des faits positifs, << mais ensuite sachons déduire leurs conséquences scientifiques...» (P.317.)

« Les notions que nous obtenons à l'aide de nos sens, ou, pour nous « servir ici de termes depuis longtemps consacrés dans la langue philosophique, nos connaissances expérimentales, sont l'œuvre tantôt de l'ob«servation ordinaire, qui est l'étude directe et dans les conditions natu«relles du monde extérieur et de nous-mêmes; tantôt de l'expérimentation « ou de l'expérience proprement dite, qui n'est que l'observation préparée « et faite dans des conditions spéciales. Ajoutons que souvent le témoi«gnage vient en aide à toutes deux ou les supplée, ajoutant aux résul<«<tats de notre propre expérience ceux de l'expérience d'autrui.

« Nos connaissances intellectuelles ou rationnelles peuvent être de même « subdivisées. Les unes, qu'elles aient ou non leur première origine dans «<notre entendement, sont obtenues et démontrées par le raisonnement; « les autres le sont par le calcul, qui n'est, selon la définition qu'on en « donne dans tous les livres, que le raisonnement abrégé et généralisé; le <«< calcul se ramène ainsi, en dernière analyse, au raisonnement, comme «l'expérience et le témoignage, à l'observation.

་་

« Les vérités auxquelles nous conduisent l'observation, l'expérience, le

« témoignage, sont ce qu'on nomme des faits. Celles auxquelles on arrive « par le raisonnement ou le calcul, simples aperçus de l'esprit, théorèmes, « généralités, lois, principes ou notions de causalité, constituent, dans <«<leur ensemble, les théories.

« Toutes ces distinctions entre les sciences diverses dont se com" posent les sciences ne sauraient être contestées... » (P. 204 et 205.) «Où sont aujourd'hui les partisans de l'observation à l'exclusion de <«<la synthèse? Et où trouver, fût-ce dans la patrie de Schelling, un « naturaliste qui voulût fonder une théorie sur une idée conçue a priori « et non vérifiée?» (Page 335.)

Sans doute le vulgaire ne contestera pas les distinctions qu'a faites M. Isidore Geoffroy Saint-Hilaire, ni les soi-disant philosophes, dont le dédain pour les savants qui se livrent aux expériences égale celui que les anciens médecins professaient pour les apothicaires et même pour les chirurgiens. Mais, sans préoccupation de distinctions empruntées à la méthode a priori et définies par elle, nous les contesterons comme contraires à la manière dont l'esprit de l'homme procède dans la recherche des vérités du ressort des sciences dites physiques et naturelles, lorsque, désireux de connaître la cause prochaine d'un phénomène du monde extérieur, il recourt à l'expérience.

Ainsi, à notre point de vue, le savant qui institue des expériences avec l'intention formelle de vérifier une induction, une conjecture de son esprit, se distingue du préparateur qui peut l'exécuter, comme l'architecte se distingue du maçon, qui rend sensible aux yeux de tous l'idée de l'artiste; dès lors nous ne pouvons admettre les deux catégories de notions de M. Isidore Geoffroy Saint-Hilaire dont les unes viendraient des sens et les autres de l'intelligence; nous n'admettrons donc jamais que les premières notions, fruits, selon lui, de l'observation directe et de l'observation indirecte qui est l'expérience, donnent seulement les faits, tandis que les secondes, fruits du raisonnement ou du calcul, donnent seulement les théories.

Si le zèle de l'érudition dont M. Isidore Geoffroy Saint-Hilaire est animé l'engage à multiplier des citations de toutes sortes et à rendre assez difficile la tâche des lecteurs désireux de suivre l'enchaînement de ses idées, en même temps que les détails sur lesquels reposent les doctrines qui, selon lui, sont les seules propres aujourd'hui à diriger les recherches scientifiques; cependant, il formule des jugements et des propositions absolues tellement différents de notre manière d'envisager la méthode a posteriori expérimentale, que nous nous croyons obligé à dire pourquoi nous tenons toujours à des opinions tant de fois énoncées dans le Journal des Savants.

Avant tout, protestons contre l'abaissement de l'analyse, parce que c'est à elle que nous devons les éléments de nos connaissances; d'elle viennent toutes les notions que nous avons des corps, en un mot, du concret; l'algèbre, l'analyse infinitésimale, témoignent de son étendue; nous lui sommes redevables de la réduction de la lumière du soleil en radiations colorées, en radiations calorifiques, en radiations chimiques; nous lui devons la distinction de la lumière polarisée d'avec celle qui ne l'est pas; à elle appartient la découverte de la composition de l'air, de l'eau et de la terre, en un mot la distinction de la matière en corps simples et en corps composés, etc.

Et les grandes découvertes que vous attribuez à la synthèse n'auraient pu être faites, si les éléments n'en eussent été fournis par l'analyse. Si vous vouliez étudier les découvertes de l'analyse dans les écrits de leurs auteurs, vous y verriez plus d'une synthèse; par exemple, une fois la lumière blanche réduite en radiations colorées, vous verriez l'ANALYSTE réunir les radiations colorées au moyen d'un verre bi-convexe et refaire de la lumière blanche. Non, jamais vous ne ferez croire que les grands ANALYSTES, après leurs découvertes, se sont arrêtés tout court pour laisser à un successeur le soin de faire une synthèse toute simple. Soyez bien

persuadé que, si vous admettez que le raisonnement préside à l'algèbre, à l'analyse mathématique, il ne préside pas moins à toutes les autres recherches analytiques, et que l'analyse du concret ne parvient à de grands résultats qu'après avoir triomphé de difficultés que les savants seuls qui étudient la nature par la voie expérimentale peuvent apprécier; car, dans des recherches d'abstractions pures aucune difficulté analogue ne surgit. Ne croyez donc pas que les faits scientifiques, tels que nous les avons définis depuis longtemps déjà, sont fournis par les sens livrés, comme vous le dites, à l'observation et à l'expérience sous la direction de l'analyse. Vous ne faites mention explicite du raisonnement que pour la synthèse, et, à notre sens, le raisonnement est dans l'analyse tout aussi bien que dans la synthèse; il est partout, et, dès que l'esprit observe, il veut connaître l'effet d'abord, puis la cause de l'effet or l'esprit ne peut observer sans la volonté, et, chez l'homme, la volonté est conscience et raisonnement.

Ce n'est pas seulement le savant qui raisonne, mais encore l'homme privé d'instruction dont l'attention se porte sur un travail de tous les instants. De là ces explications que l'ouvrier des villes, comme l'ouvrier des champs, donne si volontiers à ceux qui le questionnent.

On peut donc affirmer que les hommes qui appartiennent aux trois périodes de M. Isidore Geoffroy Saint-Hilaire, citées plus haut, font usage du raison

nement.

On ne peut donc pas dire que l'homme qui se livre à l'observation

et à l'expérience avec assez de succès pour mériter aux résultats qu'il recueille la qualification de FAITS, à cause de leur exactitude, n'aurait eu recours qu'à l'analyse à l'exclusion de toute synthèse, et sans raison

nement.

On ne peut donc dire que la synthèse et le raisonnement donnent les THÉORIES, et que celles-ci, fruits de la dernière des trois périodes de la science distinguées par M. Isidore Geoffroy Saint-Hilaire, caractérisent cette dernière, comme les FAITS caractérisent la deuxième.

Car, nous le répétons, l'analyse et la synthèse, inséparables du raisonnement, sont deux de ses formes; dès lors impossibilité de les en isoler, en prétendant que le raisonnement intervient avec la synthèse dans la troisième période de la science, et qu'il n'intervient pas avec l'analyse dans la deuxième période.

Nous ne saurions trop répéter: Gardez-vous, dans une histoire, de distinguer des époques autrement que par des dates, auxquelles on peut rattacher un nom d'homme, un grand fait, un grand événement, une grande œuvre; mais n'imaginez pas une période de confusion, une période

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