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quelque temps aussi les conquérants entretinrent des relations avec le lieu de leur origine, et allèrent y chercher des renouvellements du parler qui tombait en désuétude parmi eux. Mais enfin, au bout d'un temps assez court, tout cela s'effaça; la fusion des Scandinaves et des Neustriens devint complète, et le signe s'en manifesta irrécusablement dans la langue.

Quelle fut donc cette langue? Là-dessus nous possédons des documents sûrs, précis, nombreux. L'établissement des Scandinaves est du commencement du x° siècle; dès le x1o, Guillaume le Conquérant rédigea ses lois en cette langue, et, dans le XII, Wace, Benoît, l'auteur du poëme de saint Thomas martyr, et bien d'autres, s'en servirent pour des compositions étendues. Ces textes ne laissent aucun doute; la langue dans laquelle ils sont écrits est purement française; sauf quelques termes de navigation, elle ne contient pas plus de mots d'origine germanique que les autres dialectes de la langue d'oïl, et sa grammaire ne diffère en rien de leur grammaire.

Entre les particularités qui distinguent le dialecte normand, il me suffira d'en indiquer deux qui sont proéminentes. La première consiste à écrire par ei ce qui est écrit ailleurs par oi : tei, rei, lei, reïne, etc. pour toi, roi, loi, roïne, etc. Par la seconde, le dialecte normand ne forme pas de la même façon les imparfaits de la première conjugaison latine et ceux des autres conjugaisons, représentant abam par ove, et ebam par eie; j'amove, eie; j'amove, d'amabam; je teneie, j'oïeie, de tenebam, audiebam. Ni l'une ni l'autre de ces particularités n'est d'origine scandinave: l'ei pour oi s'étend bien au delà de la Neustrie, dans des contrées où les Scandinaves ne firent aucun établissement; et avoir conservé le reflet d'une distinction entre abam et ebam est un indice non d'une origine barbare, mais d'une latinité plus persistante.

M. Le Héricher a essayé de dresser un glossaire des mots scandinaves qu'il croit retrouver dans le parler normand. Pour que l'objet de ce glossaire fût atteint, il fallait que les mots ainsi choisis appartinssent exclusivement au normand et ne se trouvassent pas dans les autres dialectes. Or cette condition indispensable est loin d'être remplie. Ainsi aisié, batel, blié (blé), bonde (limite), bra, co (coq), estormir, étriver (chercher dispute), flio ou flo (troupe, multitude), gardin (jardin), hante (manche d'outil), hardi, horiere (prostituée), nafre (coup, blessure), etc. sont des mots de la langue d'oil tout entière, et ne peuvent rien prouver pour le scandinavisme du normand.

Dans ce glossaire, je trouve achaison, qui, en normand, signifie dégoût: souffrir d'achaison. M. le Héricher est disposé à le rattacher à l'an

glo-saxon, ache, malade; en anglais ake, souffrance. Puis il cite un texte de Bayeux, de l'an 1278 : « «Par poeur que li peuples les lapidast par << acheson de l'empoisonnement dessus dit. » Dans ce texte, acheson veut dire accusation, inculpation; et c'est le sens qu'on lui trouve très-souvent en toute sorte de passages. Dans les autres dialectes, le mot est achoison, et aussi ochoison; c'est le latin occasio, qui, de son acception primitive, avait passé à celle d'incident fâcheux, désagréable, reproche, accusation. Le sens de dégoût en normand n'est pas autre chose qu'une nouvelle extension et un plus grand éloignement; tellement, que, si l'on n'avait pas la signification intermédiaire donnée au latin occasio dans la langue d'oïl, on serait fort embarrassé de voir apparaître le sens de dégoût. Quant à achaison ou achoison, au lieu d'ochoison, on sait que la vieille langue tendit, en bien des cas, à substituer un a à l'o latin. (Comparez dame, de domina.)

Ainsi, quant à la langue, la Neustrie se comporta comme si l'invasion scandinave avait été non avenue. Le dialecte normand est aussi français que les dialectes les plus éloignés de cette province envahie. Au nord, il se fond avec le picard; de l'autre côté, avec le parler du centre; rien, dans les rapports avec les dialectes voisins, n'a été dérangé par l'établissement des étrangers. Ces faits prouvent, d'une part, que, malgré de longs et grands ravages, la population neustrienne était de beaucoup supérieure en nombre aux hommes du Nord, et qu'elle les a rapidement absorbés; d'autre part, qu'au moment de l'établissement des Normands, c'est-à-dire au commencement du x° siècle, la langue d'oïl était constituée dans toutes ses parties essentielles, si bien qu'un événement aussi grave que l'intrusion de bandes et d'une aristocratie scandinaves n'y apportèrent aucune altération. Comme l'histoire nous apprend que des hommes issus du Danemark, de la Norwége et de la Suède se sont établis en Neustrie, on a pensé qu'anthropologiquement on retrouverait leur type dans la population normande. Mais il faut beaucoup de précautions en de pareilles recherches. La langue prouve que la population neustrienne absorba la population scandinave. Or la physiologie enseigne ce qui se passe en de pareilles absorptions; le mélange des deux types ne se manifeste que dans les premières générations; au bout d'un temps plus ou moins long le type prépondérant efface l'autre. Ici donc on ne pourrait chercher des marques de consanguinité scandinave que dans les lieux, s'il en reste encore, où les hommes du Nord cantonnés ne se seraient guère alliés qu'entre eux, ou, du moins, auraient toujours été assez nombreux pour absorber à leur tour le type neustrien.

Une autre particularité est digne d'attention. Les Scandinaves, bien que ce fût la force des armes qui leur eût donné la Neustrie, ne se sentirent aucunement disposés à faire valoir l'orgueil de race ou de nation; ils se soumirent rapidement au milieu social dans lequel la conquête les avait introduits; lois, coutumes, régime, institutions, ils adoptèrent tout. Une même docilité, autant que les circonstances le permettaient, avait jadis été montrée par les Germains s'établissant en Gaule, en Italie, en Espagne. Ce fut, dans les deux cas, l'effet naturel d'une civilisation supérieure sur une civilisation moindre. Supposez, au contraire, que les nouveaux venus eussent appartenu à une civilisation supérieure, comme jadis les Grecs et les Romains chez les barbares, ou comme les Espagnols chez les Mexicains et les Péruviens; nous les verrions garder leurs langues, leurs coutumes et leurs institutions; nous les verrions donner et non pas recevoir. Cette contre-partie est d'ailleurs fournie d'une façon très-exacte par les mêmes gens et le même pays. Un siècle plus tard, les Scandinaves, devenus désormais Normands et pleinement assimilés au reste de la France, firent la conquête de l'Angleterre; ils y trouvèrent les Anglo-Saxons dans un état social qui se sentait encore de la Germanie, et qui n'avait pas pris, comme le continent, l'assiette féodale. Aussi les Normands ne consentirent pas recevoir les institutions anglo-saxonnes; ils gardèrent tout, leur langue, leurs lois, leur régime; et il fallut trois siècles et la croissance progressive du peuple anglais pour les absorber dans la masse commune, non sans qu'ils eussent laissé de profondes traces dans l'organisation et le langage de la nation.

Si le dialecte neustrien est demeuré fermé à toute immixtion scandinave, il n'en a pas été de même des localités neustriennes; plusieurs ont reçu des noms dus aux nouveaux possesseurs. Indépendamment de la Neustrie devenue Normandie, M. Le Héricher a, dans son Glossaire scandinave, noté plusieurs dénominations qui se trouvent dans cette province sans se trouver dans les autres. Je lui emprunte les principales. Torp, village, de l'islandais thorp: Torp-en-Caux, Torp-en-Lieuvin, etc. Ras, raz, violent courant marin sur les côtes, de l'islandais ras : le Raz Blanchard, entre Aurigny et la Hague, le Raz du cap Lévi, le Raz de Bannes, le Raz de Langrune. Nès, nez, de næs, promontoire : le Nès de Jobourg, le Nès de Tancarville. Home, île ou presqu'île d'eau douce, le holm scandinave dans Stockholm, Bernholm, etc. : l'île du Hommet, près Cherbourg; dans des textes latins, insula quæ dicitur Home... pratum de Hulmo, etc. Gate, porte, rue, du suédois gata, anglais, gate à Caen, Houlegate, ancien nom d'une rue; Houlegate est aussi le nom d'une lo

calité près de Beuzeval; ces mots prouvent en même temps l'existence du scandinave hol, creux. Fleur, terminaison commune à plusieurs localités, laquelle vient du scandinave fiord, et indique une baie, un golfe, comme les fiord de Suède et de Norwége: Barfleur, le fiord nu, stérile; Harfleur, le fiord difficile, dangereux. Dick, fossé : à Carentan, le Hautdick; à Vains, près Avranches, le Dick ou fossé du Diable; le Hague-dick, dans la Hague. Dieppe, de l'islandais diup, profond, anglais, deep. Dale, vallée, de l'islandais dal: Dippedale, vallée profonde; Becdale, vallon du ruisseau. Beuf, désinence locale propre à la Normandie, qui représente l'islandais bud, village: Belbeuf, Coulibeuf, Quillebeuf, Elbeuf. Bec, ruisseau, de l'islandais beck: Caudebec, le ruisseau de Caux, Houlbec, le ruisseau creux.

Ainsi c'est dans les lieux, non dans la langue, que les hommes du Nord ont inscrit les marques de leur établissement en Neustrie. M. Le Héricher dit, au commencement de son ouvrage : « Quelque antiques << que soient les monuments d'un pays, il n'en a pas de plus vieux que « les mots en général; et, parmi ses mots, les plus anciens sont ceux du << sol et de ses accidents, c'est-à-dire de ses localités, originairement << nommées d'après leur nature et leur position. » (T. I, p. 61.) On voit, d'après les résultats mêmes du Glossaire scandinave dressé par M. Le Héricher, comment il faut modifier et restreindre une telle proposition. Les noms de localités ne sont pas nécessairement les mots les plus anciens d'une langue; là aussi on aperçoit des couches successives, qui appartiennent à des époques différentes. Ainsi, dans notre pays, il y a des dénominations gauloises, les plus vieilles de toutes; puis viennent les dénominations latines; en troisième lieu, les dénominations germaniques; en quatrième lieu, les dénominations scandinaves, les plus récentes, et d'ailleurs bornées à une seule province.

L'invasion scandinave fut en petit ce qu'avait été en grand l'invasion germanique. Dans ces sortes d'événements, trois choses capitales sont à considérer : la religion, la langue, les institutions. La religion chrétienne fut reçue par ces terribles païens qui avaient si longtemps guerroyé contre elle; car il faut remarquer que le paganisme joua un rôle dans les dévastations des hommes du Nord, et qu'ils s'acharnaient particulièrement contre les églises, les couvents, le clergé. Mais, finalement, Rollon fut baptisé, et avec lui la plupart de ses suivants. Bientôt toute trace de paganisme disparut parmi eux; des légendes recueillies par les trouvères du xII° siècle, qui célébraient les rois anglo-normands, représentèrent la haute fortune et la piété des chefs scandinaves comme voulues l'une et l'autre dans le ciel et manifestées dans les visions de

pieux ermites; et l'Église de Normandie n'eut rien qui la mît au-dessous des plus illustres Églises de la Gaule. Quant à la langue, les Scandinaves parlèrent, comme il a été dit, le dialecte français qu'on parlait en Neustrie. Les institutions de la province ne durent rien non plus à la Scandinavie; Rollon prêta féodalement foi et hommage au triste successeur de Charlemagne, lien puissant qui ne se rompit pas quand la maison impériale fut dépossédée par Hugues Capet; et la Normandie resta vassale du royaume de France. La féodalité n'y présenta rien de particulier; ce fut le régime féodal dans toute sa rigueur que les Normands établirent dans l'Angleterre conquise.

Qu'apportèrent donc les Scandinaves à la Neustrie? Certainement rien d'essentiel à la civilisation. Doctrine religieuse, régime de gouvernement, lettres, sciences, ils apprirent tout et n'enseignèrent rien. Le seul trait que l'on puisse leur attribuer dans cette ancienne Normandie, c'est un esprit guerrier d'entreprise, continuation de celui qui, des rives de la Baltique et de la mer du Nord, avait entraîné leurs ancêtres vers l'occident. Cependant il ne faut pas non plus exagérer ce côté, très-secondaire d'ailleurs : la Normandie féodale, avant la conquête d'Angleterre, guerroya continuellement contre les grands fiefs qui la bordaient, et contre son suzerain, qui alors n'était pas un gros seigneur. Mais elle n'obtint de ce côté aucun succès et ne put étendre ses limites. Les AngloSaxons furent moins heureux; une seule bataille les mit à la merci des Normands; et alors les ducs de Normandie, devenus rois d'Angleterre, mais demeurés vassaux de la couronne de France, offrent un spectacle qui ne put se trouver que dans la féodalité, et qui montre la puissance morale de ce régime.

Si du x siècle et de cette petite invasion on passe au v° siècle et à la grande invasion qui dissémina les bandes germaniques sur la surface de la Gaule, de l'Italie et de l'Espagne, et qui substitua partout des chefs germains aux autorités latines, on verra que les choses se passèrent d'une façon très-semblable. Comme les Scandinaves, les Germains transplantés abandonnèrent leur paganisme et devinrent chrétiens; bientôt, à mesure que l'instruction pénétra parmi eux, ils parurent dans l'Église comme prêtres et moines, et, par la foi, ils ne tardèrent à se confondre avec les Latins. Ils ne s'y confondirent pas moins la langue; nulle part, dans la France, dans l'Italie ou dans l'Espagne, on ne parla allemand; cependant, ici, une différence est à noter les Scandinaves trouvèrent en Neustrie une langue toute faite, et l'adoptèrent; les Germains trouvèrent dans l'Empire le latin, mais le latin en décadence, et dans lequel les influences populaires et locales prenaient

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