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posture était provoquée par tout le monde, et où elle était aussi facile que profitable, il la repoussa avec une hauteur dédaigneuse. Son fils Ibrahim venait de mourir, âgé d'environ deux ans (au mois de mars 630). Cet enfant devait lui être doublement cher, d'abord parce qu'il était le seul enfant mâle qu'il eût, et ensuite parce qu'il était né de Maria la Copte, dont l'intrusion parmi ses femmes avait causé les orages les plus fâcheux et un scandale déshonorant. Le jour même où cet enfant mourut, il y avait une éclipse de soleil; autour de Mahomet, on ne manqua pas de dire que l'astre s'éclipsait à cause de la mort d'Ibrahim; mais le Prophète coupa court à ces rumeurs flatteuses, qui circulaient déjà dans le peuple : « Le soleil et la lune ne s'éclipsent, dit-il, ni pour la <«< mort ni pour la naissance de qui que ce soit. Ce sont des merveilles « divines, par lesquelles Dieu manifeste sa puissance afin qu'on le craigne. Quand vous voyez une éclipse, mettez-vous en prière, et << restez-y jusqu'à ce qu'elle soit passée 1. » Pourtant qu'y aurait-il eu de plus simple pour Mahomet, qui était au comble de sa fortune et qui régnait dès lors sur l'Arabie, que de prendre ce phénomène pour un signe de la sollicitude divine envers lui, et, en le supposant un imposteur, que de profiter si aisément de la crédulité populaire, appuyée sur le sentiment d'une légitime reconnaissance? Il ne succomba point à cette vulgaire tentation, et l'histoire impartiale doit lui rendre cette justice 2.

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En présence de tels faits, il faut se mettre en garde contre ces fables dont on entoure quelquefois la mémoire du Prophète, et par lesquelles la superstition musulmane a cru relever sa gloire. Mahomet n'est pour rien dans les récits merveilleux de son voyage à Jérusalem en une seule nuit, des dix mille anges qui combattaient à Bedr pour les ansâr et les mohadjir, des armées invisibles qui soutenaient les fidèles musulmans dans toutes les rencontres, etc. Ce sont quelques expressions obscures

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1 Voir M. W. Muir, The Life of Mahomet, t. IV, p. 165. La douleur de Maho met paraît avoir été excessive, ainsi que celle de Maria et de sa sœur Shirîn, chargée du soin de l'enfant; les historiens arabes donnent les plus touchants détails, qui prouvent la profonde sensibilité de Mahomet et son amour passionné des enfants. Il y a dans sa vie plusieurs traits tout à fait analogues à celui qui fait tant d'honneur à la mémoire de Henri IV. M. Mahmoud Effendi, astronome, et un des élèves les plus distingués de la mission égyptienne à Paris, a calculé cette éclipse de 630 dans son excellent Mémoire sur le calendrier arabe avant l'islamisme, etc. Paris, Imprimerie impériale, 1858, in-8°. A la page 5 et suiv. M. Mahmoud a rapporté avec le texte arabe plusieurs hadiths sur la mort d'Ibrahim. - M. W. Muir, par exemple, l'a fait en très-bons termes, The Life of Mahomet, t. IV, p. 166.

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du Coran1 qui ont donné naissance à ces contes absurdes; ils n'ont obtenu créance que beaucoup plus tard, et il serait inique de les faire remonter à Mahomet, quand il a toujours résisté personnellement à cette pente irrésistible de l'esprit arabe.

Il est même bon d'ajouter que, tout en se défendant lui-même de faire des miracles, il n'a cessé de croire fermement à ceux de Moise et même à ceux de Jésus-Christ. Il se complaît à les raconter longuement, loin de les nier; et celui de la baguette changée en serpent est exposé trois ou quatre fois au moins dans le Coran. Ce n'est donc pas les miracles en eux-mêmes que Mahomet repousse; c'est uniquement une telle faculté surnaturelle appliquée à lui-même. Il a bien assez d'avoir vu l'ange Gabriel dans un de ses songes et dans un moment d'exaltation excessive. La mission qu'il s'est donnée lui suffit, et elle est assez belle et assez utile pour le persuader lui-même, ainsi qu'elle persuade tous ceux qui l'approchent. Il est assez difficile de savoir comment l'esprit railleur et sceptique des Coraychites aurait pris les miracles que Mahomet eût essayé de faire; mais, puisqu'il a protesté lui-même constamment contre une telle intention, il est bien inutile d'élever cette conjecture, et il vaut mieux s'en tenir au Coran qu'à des hypothèses. L'empire qu'exerçait Mahomet était tout moral, et il n'y a pas dans toute sa vie un seul fait qui autorise à l'accuser de charlatanisme. Ses compagnons l'adoraient avec le fanatisme d'un dévouement et d'une admiration sans bornes; mais, quand, sur le corps de Mahomet qui venait d'expirer, Omar, au désespoir, voulut prétendre que le Prophète ne pouvait mourir, Abou-becr n'eut pas de peine à ramener la foule, un instant égarée, et à rétablir la triste réalité. Il n'y avait pas plus de miracles pour la mort de Mahomet qu'il n'y en avait eu durant sa vie 2.

Une remarque qu'on peut aisément faire en lisant l'histoire du Prophète, c'est que, dans une nation aussi belliqueuse que celle qu'il conduisait, ce ne fut pas par son courage qu'il acquit son influence. On aurait dû croire que c'était surtout par la bravoure personnelle dans les combats que le chef des Arabes se serait signalé. Il n'en fut rien, et, bien

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Voir le Coran, pour le voyage nocturne à Jérusalem, sourale xvII', verset 1; pour les dix mille anges à Bedr, sourate VIII, verset 9; pour les armées invisibles, sourate xXXIII, verset 9. Dans tous ces passages il n'y a rien de plus que des métaphores. (Voir M. William Muir, t. II, p. 222.)- Voir M. Gustave Weil, Mohammed der Prophet, p. 332; M. Caussin de Perceval, Essai sur l'histoire des Arabes, t. III, p. 323; et M. W. Muir, The Life of Mahomet, t. IV, p. 283. L'altercation d'Omar et d'Abou-becr offre des détails très-curieux et même très-touchants, que je n'ai pu rapporter ici, mais qui méritent d'être connus.

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que des historiens musulmans aient appelé quelquefois Mahomet le Prophète du sabre1, le Coran a beaucoup plus fait pour sa domination que sa vaillance. Il ne montra jamais sans doute la moindre faiblesse dans la lutte et sur le champ de bataille; mais la douceur naturelle de son caractère le rendait peu belliqueux, et son tempérament était si nerveux, qu'il avait toujours quelque peine à rester dans les ténèbres 2. Pendant la meilleure partie de sa carrière, il n'eut pas l'occasion de mettre les armes à la main, et il avait cinquante ans passés quand il devint chef d'armée. Mais un talent qu'il semble avoir possédé au plus haut degré, c'est celui du général. Les détails qui pourraient nous éclairer sur sa capacité militaire sont rares; mais, autant qu'on en peut juger d'après quelques indications, Mahomet paraît avoir été beaucoup plus habile qu'aucun de ses concurrents dans l'art de la stratégie. La vigilance infatigable dans les préparatifs, le coup d'œil pendant l'action, la conception générale d'un plan de campagne, la persévérance et le secret ne lui ont jamais fait défaut, et ces qualités éminentes ont probablement beaucoup contribué à son succès. Ses biographes n'étaient guère en état de les apprécier, et voilà sans doute pourquoi ils ne nous en ont rien dit; mais nous pouvons suppléer à cette réticence; et, en voyant que Mahomet éprouva si peu de revers, on est en droit de supposer qu'il avait en lui toutes les ressources qui les préviennent et qui domptent la fortune.

Il n'a pas eu de maître qui lui ait enseigné la tactique, et ses triomphes militaires n'ont été que l'effet de son génie. Je crois, à plus forte raison, qu'on peut en dire autant de ses croyances religieuses: elles n'ont rien de bien original, et elles étaient répandues et connues avant lui; mais c'est Mahomet seul qui a su les faire prévaloir à jamais parmi les tribus arabes; et, s'il n'a pas la gloire de l'invention, il a, du moins, celle d'un prosélytisme invincible non moins que bienfaisant. Les Hanyfes l'avaient devancé, et il ne s'est pas fait faute d'emprunter beaucoup au judaïsme et au christianisme, qu'il comprenait à sa manière. Mais les Hanyfes étaient restés obscurs et inféconds. Le judaïsme et le christianisme avaient avorté dans ces contrées malgré leur vérité et leur grandeur. Mahomet seul a réussi, grâce à ses puissantes facultés, qui n'étaient qu'à lui. Aussi peut-on trouver assez inutiles les peines que se sont données bien des historiens pour découvrir quels avaient été les maîtres religieux de Mahomet. Sans doute il est assez curieux de con

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naître ses relations avec les abrahamites, avec les juifs et les chrétiens, soit de la Mecque, soit de Médine. Mais tout cela n'explique rien, et ce ne sont pas des enseignements de cette espèce qui décident du destin des grands hommes. Il n'y a pas d'école pour les héros, pour les conquérants, ni surtout pour les fondateurs de religion. C'est le ciel qui les fait, et ce sont les circonstances qui les développent'.

Par des motifs analogues, je crois qu'on a attaché beaucoup trop d'importance à la prétendue ignorance de Mahomet. Qu'importe, en effet, qu'il ait su ou qu'il n'ait pas su lire et écrire? En est-il moins grand? En a-t-il moins détruit l'idolâtrie dans le monde arabe? En a-t-il moins été l'organisateur et le chef d'un peuple entier, le prophète d'une religion nouvelle? Les historiens les plus autorisés, M. A. Sprenger, par exemple, penchent à supposer que Mahomet n'était pas aussi peu instruit qu'on la cru d'après certains passages du Coran mal interprétés. Il y a un bon nombre d'autres passages qui prouvent tout le contraire; et, dans la vie même du Prophète, une multitude de détails ne se comprennent bien qu'en admettant qu'il possédait ces premiers éléments de toute culture intellectuelle. Mahomet paraissait en bien sentir lui-même toute l'utilité, puisqu'il imposait cet enseignement pour rançon aux prisonniers de Bedr, et qu'il avait autour de lui des secrétaires attitrés; dans son agonie, il demandait à ceux qui assistaient à ses derniers moments de l'encre et une plume pour écrire un nouveau Coran, et ceci prouve qu'il était en état de se servir de ces instruments délicats. Mais, encore une fois, ce sont là des questions tout à fait secondaires, et l'igno

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1 M. le docteur A. Sprenger a consacré de longues et très-savantes recherches à ces questions. Dans le second volume de son ouvrage, Das Leben und die Lehre des Mohammad, plusieurs chapitres traitent de l'influence chrétienne sur Mahomet, et spécialement du maître que peut avoir eu le Prophète. Dans un appendice fort curieux, au XIII chapitre, l'auteur a réuni tous les témoignages des anteurs originaux qui peuvent jeter quelque jour sur ce point délicat. Quel était ce maître? quelle était sa patrie et son nom? Il paraît qu'il se nommait Abraha, renégat chrétien, qui, après s'être converti à l'islam, fut au nombre des émigrés d'Abyssinie. La tradition n'est pas, d'ailleurs, si bien établie qu'elle ne varie beaucoup d'un auteur à l'autre; et ce prétendu maître est appelé aussi Bahyrâ et Sergius, par les historiens chrétiens de cette époque. (T. II, p. 180 et 349 et suiv.) -M. A. Sprenger, Das Leben und die Lehre des Mohammad, t. II, p. 398, a fait de cette question l'objet d'une annexe spéciale. M. Caussin de Perceval, Essai sur l'histoire des Arabes, t. I, p. 353, la laisse dans le doute. Il est probable cependant que Khadidja n'eût pas chargé des intérêts de sa caravane un homme qui n'aurait pas su tenir des comptes, et Mahomet avait vingt-quatre ans environ quand la riche veuve le prit pour son agent. On a supposé que Mahomet n'avait appris à lire et à écrire que dans un âge assez avancé.

rance de Mahomet, loin de le diminuer à nos yeux, devrait, au contraire, nous le faire admirer encore davantage.

J'en arrive à la faute la plus grave qu'ait commise le prophète, je veux parler de sa polygamie. Ce désordre fatal et presque inexplicable a jeté une ombre et comme une tache indélébile sur toute sa mémoire; et il ne nous apparaît qu'avec cette souillure, qui abaisse son caractère et déshonore ses mœurs. On la retrouve dans la vie de plus d'un patriarche biblique, sans qu'elle y produise ce déplorable effet. C'est que les temps et les personnages sont changés. Ce qu'on tolère à l'origine des âges paraît inexcusable six siècles après l'ère chrétienne, surtout quand on prétend appeler les peuples à une religion meilleure, et qu'on doit apparemment purifier les cœurs en même temps qu'on éclaire les esprits1.

Mahomet avait cinquante ans quand il perdit Khadîdja; il en avait vécu avec elle vingt-cinq dans l'union la plus fidèle et la plus heureuse, d'où étaient sortis d'assez nombreux enfants. Veuf depuis un mois à peine, il avait épousé Sauda, veuve de Sakrân, un des émigrés d'Abyssinie (620), et presque en même temps il s'était fiancé à Ayesha, la fille d'Abou-becr, qui avait alors sept ans, et qu'il n'épousa que trois années plus tard (623). Cet engagement, contracté sans doute par calcul politique et afin de se rapprocher davantage encore d'Abou-becr, fut fatal, et il devint l'origine de tous les excès qui suivirent. Pendant près de quatre ans, après la mort de Khadidja, Mahomet s'était contenté d'une femme unique, et Sauda non plus n'avait point eu de rivale. Mais, une fois marié à la jeune et charmante Ayesha, il s'abandonna sans mesure à ses passions, et, en moins de cinq années, il épousa huit femmes, sans compter deux concubines. C'est d'abord Hafsa, fille d'Omar et veuve d'un guerrier fameux. Hafsa, d'un caractère altier, et bien connue pour son intraitable humeur, n'avait pu se remarier; et Othman, entre autres, avait refusé sa main. Par une condescendance assez singulière et pour satisfaire Omar, le Prophète prit Hafsa pour femme, et il donna sa fille Oumm Colthoum à Othman. Ceci se passait en 624, c'est-à-dire deux ans environ après l'hégire.

Dans le cours de 626, Mahomet épousait jusqu'à quatre femmes : Zeynab (Zénobie), fille de Khozeima, appelée pour sa charité la Mère des pauvres, veuve de son cousin Obeida, tué à Bedr; Oumm Salma,

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Longtemps après l'âge des patriarches, Salomon avait eu les mœurs que l'on sait; et, quoiqu'il eût donné ce fatal exemple, son renom de sagesse en avait peu

souffert.

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